samedi 17 janvier 2015

Léon Bloy : “L'Âme de Napoléon”





« Napoléon n’était pas la multitude. Il était seul, absolument, terriblement seul, et sa solitude avait un aspect d’éternité. Les anachorètes fameux de l’antiquité chrétienne avaient, dans leurs déserts, la conversation des Anges. Ces saints hommes étaient isolés, mais non pas uniques ; ils se voyaient entre eux quelquefois, et leur dénombrement est difficile. Napoléon, semblable à un monstre qui aurait survécu à l’abolition de son espèce, fut vraiment seul, sans compagnons pour le comprendre ou l’assister, sans anges visibles et, peut-être aussi, sans Dieu ; mais cela, qui peut le savoir ?
N’ayant pas d’égaux ni de semblables, il fut seul au milieu des rois qui ressemblaient à des domestiques aussitôt qu’ils s’approchaient de sa personne ; il fut seul au milieu de ses pauvres soldats qui ne pouvaient lui donner que leur sang et qui n’en furent point avares. Il fut seul à Sainte-Hélène au milieu des rats de Longwood et des dévouements rongeurs qui prétendaient le consoler. Il fut seul enfin et surtout au milieu de lui-même, où il errait tel qu’un lépreux inabordable dans un palais immense et désert. Seul à Jamais, comme la Montagne ou l’Océan !... » Léon Bloy (in L’Âme de Napoléon p. 47)

« Quand viendra-t-il, Celui-là qui doit venir et qui ne fut, sous Napoléon, que pressenti par le tremblement universel des peuples ? Il viendra, sans doute, en France, comme il convient, Notre-Dame de Compassion ayant pleuré à la Salette en parlant de Lui… Il viendra pour Dieu ou contre Dieu, on n’en sait rien. Mais il sera certainement l’Homme attendu par les bons et par les méchants, Missionnaire surnaturel de joie et de désespoir que tant de prophètes ont annoncé, que les cris des bêtes craintives ou féroces ont prévu, aussi bien que le chant limpide ou mélancolique des oiseaux, la clameur des gouffres ou l’épouvantable exhalaison des charniers, - depuis la Désobéissance du Patriarche de l’Humanité.
Ce jour-là, on saura enfin la vraie forme de la terre et pourquoi elle se nomme l’Escabeau des Pieds du Seigneur. » Léon Bloy (in L’Âme de Napoléon p. 79)

« Reste à savoir ce que devint son âme, sa trop grande âme, dans cet effroyable tourbillon d’iniquités. Âme d’un lycéen sublime, emportée par le Souffle de Dieu à des hauteurs inconnues, ne voyant presque plus la petitesse humaine, incorrigiblement amoureuse de tout ce qui paraissait avoir de la générosité ou de la grandeur et, à cause de cela, malgré le plus somptueux génie, désignée, beaucoup plus qu’une âme ordinaire, à toutes les souffrances de la Déception.
Il y a, dans les plus humbles églises de France, une pauvre lampe allumée la nuit et le jour, devant le Saint-Sacrement de l’Autel. Il me vient cette idée, absurde peut-être, que cette lampe est quelque chose comme la confiance de Napoléon. » Léon Bloy (in L’Âme de Napoléon p. 106)

« Ce qu’il fallait à ce Personnage extraordinaire, c’était l’ange gardien du petit enfant abandonné sur la route du monde, un modeste protecteur pour éloigner de lui les chiens vagabonds, pour le guider parmi les ronces ou les cailloux qui eussent pu l’offenser, un humble et quasi timide ange gardien pour le plus grand de tous les hommes ! Un très doux ami invisible, déférent et grave, pour lui dire au fond du cœur :
Pardonne souvent, mais ne pardonne pas toujours. Dieu t’a fait le père de cinquante millions de ses créatures qui ne peuvent pas savoir qui tu es puisque tu ne le sais pas toi-même. Ne dévore pas ces malheureux qui sont à la Ressemblance de Dieu et à ta propre ressemblance. On te permet d’enchaîner les rois et de les fouler à tes pieds parce qu’ils sont vomis de l’Esprit-Saint que tu signifies peut-être. Seulement ne sois pas trop habile et n’entreprends pas de supprimer les montagnes qui appartiennent à Dieu. Jusque-là tu seras invincible, mais pas plus loin et tu t’en apercevrais aussitôt. La neige et le déluge sont sur leurs cimes ; ne les force pas à en descendre.” » Léon Bloy (in L’Âme de Napoléon p. 122-123)


Léon Bloy

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