dimanche 28 septembre 2014

Le coeur orageux




Le poète hongrois Sándor Petőfi connut une vie aussi courte que tumultueuse. Né en 1823, c’est en 1849 à l’âge de 26 ans seulement, que la camarde vint le faucher en plein combat contre les Russes. On peut dire, à la lecture de ces poèmes brûlants, que son existence tout entière fut pour ainsi dire marquée au fer rouge. Souvent empreints de stoïcisme, le calme ne règne pas pour autant dans ses vers et l’incendie qui couve en leur sein noir a tôt fait de tout dévorer de sa langue de feu. Le grand philosophe-poète Friedrich Nietzsche ne s’est d’ailleurs pas trompé dans son amour, puisque Petőfi imprima durablement en sa chair sensible les crocs de sa mordante ironie.

Une angoisse métaphysique parcourt le recueil Nuages, ainsi qu’un vol de corbeaux croassant dans le gouffre bleu du ciel. Chaque mot, chaque vers est une hache qui fend le bois mort des cœurs desséchés. La poésie de Petőfi est une volée de plomb : bien ancré dans la terre noire de sa Hongrie natale, il tire à vue sur tout ce qui le tourmente, la misère du réel, l’antédiluvienne barbarie de l’homme, le vide du ciel, l’amour fugace, l’amitié souvent déçue, la mesquinerie des sentiments, la fumée des rêves, le ronronnement des consciences endormies.
Dans ce cœur de jeune adulte grondait un orage qui ne s’est pas éteint : chaque lecteur peut encore en percevoir l’écho, le rauque roulis de pierres à travers les âges.

Voici à présent quelques courts poèmes aux accents de tonnerre, aux paraphes de foudre (le traducteur, Guillaume Métayer, s’est attaché à rendre autant que faire se peut la musicalité ainsi que l’éclat adamantins des poèmes de Petőfi) :

« Tes yeux sont, mignonne,
Sombres, oh tellement,
Pourtant ils rayonnent ;
Surtout quand
Tu les poses sur moi,
Alors ils chatoient
Comme au feu de l’éclair
De la nuit en colère,
Le glaive du bourreau ! »
(in Nuages, p. 52)

« Le chagrin ? Un vaste océan
Et la joie ?
Sa menue perle, qu’en remontant,
Il est possible que je broie. »
(in Nuages, p. 54)

« Je prenais mes amis dans mes bras…
Ils pressaient mon cœur contre leur cœur ;
Dans mon âme, quel n’était mon bonheur !
De ces embrassements, j’ai compris le pourquoi –
Ils me tâtaient, lorsqu’ils me prenaient dans leurs bras :
Où est le lieu le plus douloureux de ce sein ?
Pour avec leur poignard mieux y plonger la main…
Et ils y plongèrent la main. »
(in Nuages, p. 69)


© Thibault Marconnet

28/09/2014



Daguerréotype de Petőfi en 1847

mardi 23 septembre 2014

Le Grand Miracle dans la montagne (à propos de Ramuz)




Charles-Ferdinand Ramuz est un styliste rare ; il manie les mots en tailleur de pierre ainsi qu'en menuisier : son style est un burin qui cisèle la syntaxe et rabote l'inutile écorce.

Chaque phrase est de bon aloi : ici pas de fausse monnaie littéraire.

Cet écrivain suisse est un sourcier au verbe incantatoire.

Ramuz sait insuffler de l'âme dans l’argile de ses personnages afin que ceux-ci puissent prendre chair sous nos yeux de lecteurs attentifs.

Sa lecture est un véritable “ravissement”, en ce sens qu’elle nous arrache à nous-mêmes, nous fait prendre de l’altitude et nous enlève à la lourdeur d’un quotidien où la beauté fait, trop souvent hélas, office de fantôme.

La grâce fredonne, dans ces pages, un chant d’eau sur des galets.

Éclaircie après l’orage, la lumière de son écriture nous allège l’âme.

Thérèse, la femme d’Antoine – ce berger enseveli sous les roches, mort pour tous sauf pour elle –, pousse la pierre du tombeau pour ramener “Lazare” à la lumière du jour.

Par son acte créateur, elle devient comme une seconde mère qui accoucherait de son homme hors de la pierraille froide et bleutée pour le présenter en offrande au soleil.

La fin de Derborence est un “miracle”, dans tous les sens du terme.


© Thibault Marconnet

01/12/2013


Portrait photographique de Charles-Ferdinand Ramuz pris par Gustave Roud en 1935

samedi 20 septembre 2014

Notes autour de René Girard




La chose la mieux partagée est sans doute la violence inhérente à l’être humain (“la violence est sans raison” comme le dit René Girard) et ce besoin vital d’exorciser cette violence, de la déplacer en un lieu où celle-ci ne sera pas nuisible à la communauté. Toute société, qu’elle soit primitive ou non, a un lien avec le sacré. Ce qui sous-tend toute pratique religieuse, c’est la notion de sacrifice. Les sociétés primitives n’ayant pas de système judiciaire pour endiguer le phénomène de la vengeance, c’est par les pratiques de rites sacrificiels que l’action cathartique prendra effet. La substitution se fera sur un animal ou un être humain (le pharmakos), institué pour polariser sur lui la violence latente, lui donner un visage unifié, tous contre un seul. C’est à travers ce ciment unificateur de violence tournée vers une cible désignée qu’une société primitive peut garder un certain équilibre, ne pas dépasser le seuil de violence réciproque (violence dispersée à travers tous les individus), et de ce fait persévérer malgré tout. Ce bouc émissaire, René Girard le nomme aussi la victime émissaire.
Point important : les pratiquants du rite doivent conserver une certaine forme de crédulité face au but cathartique pour que celui-ci ne perde pas sa force qui se trouve dans le déguisement de la violence humaine concrète dérivée sur un aspect transcendant, par le truchement d’une divinité et des différents rituels qui lui sont liés. En fait ils sont nécessairement crédules aux motivations intestines du rite qu’ils accomplissent, sans cela sa pratique en perdrait toute valeur, sa visée serait nulle.
Les rites font peut-être office de répétition d’un acte originel contenant en lui une violence telle qu’il faille la perpétuer en l’écartant de soi sur le plan du symbole.
Dans la violence réciproque, c’est la perte des différences qui se fait sentir, par une mimesis qui anime les personnes. C’est dans la violence unanime, contenue dans une victime émissaire qui en est la dépositaire que la communauté sort du cercle mimétique et de la déstructuration.
René Girard s’attache à étudier le mythe et la tragédie grecque ensemble, en regard l’un de l’autre et non plus de manière séparée. Dans Œdipe Roi de Sophocle, Œdipe est en quelque sorte la victime émissaire qui aimante sur elle à la fois un aspect maléfique et bénéfique (maléfique de par le parricide et l’inceste ; bénéfique de par sa mise à l’écart finale de la ville de Thèbes). René Girard montre bien l’analogie qu’on peut y voir avec la peste qui ravage la ville de Thèbes : Œdipe va attirer et canaliser sur lui toute la violence contenue pour l’empêcher de se répandre au cœur de la cité grecque.
Dans des monarchies africaines, le rite de l’inceste royal est pratiqué. Le roi est chargé de porter sur lui toute la laideur et toute la violence que la communauté souhaite exorciser. Un taureau et une vache, substituts de la personne du roi, sont immolés à sa place. 
Dans la tragédie grecque, selon René Girard, les personnages ne sont pas différenciables, car leurs positions, leurs émotions sont interchangeables. Quand l’un sera en colère, un autre sera conciliant et inversement. Chacun d’eux a pour mission de focaliser sur lui à tour de rôle différents états.
René Girard évoque la figure du double monstrueux en s’attachant à la tragédie Les Bacchantes d’Euripide. Dans cette pièce, Dionysos est l’une des figures centrales, figure qui rassemble en elle trois aspects : dieu, homme et taureau d’où l’idée du monstre.
Selon René Girard, le désir est mimétique : je ne désire la même chose que mon rival que parce que celui-ci l’a désignée comme étant désirable. De ce cas relève dans la tragédie grecque la notion des frères ennemis, la rivalité mimétique. Les formes revêtues par cette notion sont le modèle et le disciple. L’homme ne peut probablement se fonder que dans un rapport mimétique.
Les sociétés primitives qui, à nos yeux d’occidentaux « baignent dans le sacré », font en réalité tout pour ne pas y entrer, c’est à dire en appliquant les divers rites qui leur permettront de conjurer ce sacré, de le tenir à l’écart en sa place assignée.
Les victimes émissaires sont avant tout des êtres duels, indifférenciés, contenant en eux un côté bénéfique et maléfique, et c’est ce qui leur permet d’être placé dans le giron du sacré.

Citations du livre :

« Derrière les apparences joyeuses et fraternelles de la fête déritualisée, privée de toute référence à la victime émissaire et à l’unité qu’elle refait, il n’y a plus d’autre modèle en vérité que la crise sacrificielle et la violence réciproque. C’est bien pourquoi les vrais artistes, de nos jours, pressentent la tragédie derrière l’insipidité de la fête transformée en vacances à perpétuité, derrière les promesses platement utopiques d’un « univers des loisirs ». Plus les vacances sont fades, veules, vulgaires, plus on devine en elles l’épouvante et le monstre qui affleurent. Le thème des vacances qui commencent à mal tourner, spontanément redécouvert, mais déjà traité ailleurs sous des formes différentes, domine l’œuvre cinématographique d’un Fellini.
La fête qui tourne mal n’est pas seulement un thème esthétique décadent, riche en paradoxes séduisants, elle est l’horizon réel de toute « décadence ». Pour s’en assurer, il suffit de constater ce qu’il advient de la fête dans des sociétés sans doute malades, comme les Yanomamö, chez qui sévit la guerre perpétuelle ou, pis encore, dans des cultures en pleine décomposition violente comme les Kaingang. La fête a perdu tous ses caractères rituels et elle tourne mal en ce sens qu’elle retourne à ses origines violentes ; au lieu de tenir la violence en échec, elle amorce un nouveau cycle de vengeance. Elle n’est plus un frein mais l’alliée des forces maléfiques, par un processus d’inversion analogue à celui que nous avons observé pour le sacrifice et dont il est clair que tous les rites peuvent faire l’objet :
« On invitait les futures victimes à une fête, on les faisait boire et ensuite on les massacrait. Les Kaingang associaient toujours l’idée de fête aux querelles et aux meurtres ; ils savaient chaque fois qu’ils risquaient leur vie mais ils ne refusaient jamais une invitation. Au cours d’une fête qui rassemblait dans un but de réjouissances une grande partie de la tribu, on aurait pu croire que les liens de parenté se seraient renouvelés et renforcés, que les sentiments de bienveillance éprouvés par les hommes les uns pour les autres se seraient développés dans l’atmosphère chaleureuse engendrée par la réunion.
« C’est bien ainsi parfois que les choses se passaient, mais les fêtes Kaingang étaient aussi fréquemment marquées par des querelles et des violences que par des témoignages d’affection et de solidarité. Hommes et femmes s’enivraient ; les hommes se vantaient de leurs prouesses sanglantes auprès de leurs enfants. Ils se vantaient de leur waikayu (hubris) ; ils circulaient d’un air arrogant, brandissant leurs lances et leurs massues, et faisaient siffler l’air avec ces armes ; ils rappelaient bruyamment leurs triomphes passés et annonçaient leurs meurtres à venir. Dans l’excitation et l’ivresse grandissantes, ils se tournaient contre leurs voisins et leur cherchaient querelle, soit parce qu’ils les soupçonnaient  d’avoir possédé leur femmes, soit au contraire parce qu’ils avaient possédé les leurs et se croyaient l’objet de leur haine. »
Le folklore Kaingang abonde en histoires de fêtes qui se terminent en massacres et l’expression « préparer de la bière pour quelqu’un » a un sens assez sinistre pour se passer de commentaires. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 188-189)

« Le désir du parricide et de l’inceste ne peut pas être une idée de l’enfant, c’est de toute évidence l’idée de l’adulte, l’idée du modèle. Dans le mythe c’est l’idée que l’oracle souffle à Laïos, longtemps avant qu’Œdipe soit capable de désirer quoi que ce soit. C’est aussi l’idée de Freud et elle n’est pas moins fausse que dans le cas de Laïos. Le fils est toujours le dernier à apprendre qu’il est en marche vers le parricide et l’inceste, mais les adultes, ces bons apôtres, sont là pour le renseigner. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 257)

« La conception mimétique détache le désir de tout objet ; le complexe d’Œdipe enracine le désir dans l’objet maternel ; la conception mimétique élimine toute conscience et même tout désir réel du parricide et de l’inceste ; la problématique freudienne est au contraire tout entière fondée sur cette conscience.
Freud, de toute évidence, est bien décidé à se donner son « complexe ». Quand il lui faut choisir entre les effets mimétiques et un désir parricide et incestueux pleinement épanoui, il choisit résolument ce dernier. Cela ne veut pas dire qu’il renonce à explorer les possibilités prometteuses de la mimesis. Ce qu’il y a d’admirable chez Freud, c’est précisément qu’il ne renonce jamais à rien. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 264)

« Dans les textes traités par nous, revient à plusieurs reprises un terme fondamental de la problématique freudienne, ambivalence dont on peut montrer qu’il traduit à la fois la présence de la configuration mimétique dans la pensée freudienne et l’impuissance du penseur à articuler correctement les rapports des trois éléments de la figure, le modèle, le disciple et l’objet que forcément celui-ci et celui-là se disputent puisque l’un le désigne à l’autre par son désir, puisqu’il est objet commun. Tout ce qui est commun, dans le désir, on croit le savoir mais on ne le sait pas, signifie non l’harmonie mais le conflit. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 266)

« Si le mouvement historique de la société moderne est la dissolution des différences, il est très analogue à tout ce qu’on a nommé ici crise sacrificielle. Et sous bien des rapports, en effet, moderne apparaît comme synonyme de crise culturelle. Il faut noter, toutefois, que le monde moderne réussit sans cesse à retrouver des paliers d’équilibre, précaires, assurément, et à des niveaux d’indifférenciation relative qui s’accompagnent de rivalités toujours plus intenses mais jamais suffisantes pour détruire ce même monde […] Ce n’est pas la « loi », sous aucune forme concevable, qu’on peut rendre responsable des tensions et aliénations auxquelles l’homme est exposé, c’est l’absence toujours plus complète de toute loi. La dénonciation perpétuelle de la loi relève d’un ressentiment typiquement moderne, c’est-à-dire d’un ressac du désir qui se heurte non à la loi, comme il le prétend, mais au modèle-obstacle dont le sujet ne veut pas reconnaître la position dominante. Plus la mimesis devient frénétique et désespérée, dans le tourbillon des modes successives, plus les hommes se refusent à reconnaître qu’ils font du modèle un obstacle et l’obstacle un modèle. Le véritable inconscient est là, et il est évident qu’il peut se moduler de bien des manières.
Ce n’est pas Freud ici, qui peut servir de guide, ce n’est pas Nietzsche non plus qui réserve le ressentiment aux « faibles », qui s’efforce vainement d’instaurer une différence stable entre ce ressentiment et un désir vraiment « spontané », une volonté de puissance qu’il pourrait dire sienne, sans jamais percevoir dans son propre projet l’expression suprême de tout ressentiment… mais c’est peut-être Kafka, un des rares à reconnaître dans l’absence de loi la même chose que la loi devenue folle, le vrai fardeau qui pèse sur les hommes. Une fois de plus, peut-être, le meilleur guide est un de ces écrivains dont nos hommes de science dédaignent les intuitions. Au père qui n’est plus qu’un rival écrasant, le fils demande le texte de la loi, n’obtenant, en réponse, que des bredouillements.
Si, par rapport au primitif, le patriarcal doit déjà se définir comme moindre structuration, la « civilisation occidentale », à en juger par ce qui s’est passé depuis, pourrait bien être gouvernée, d’un bout à l’autre de son histoire, par un principe de moindre structuration ou de déstructuration, que l’on peut presque comparer à une espèce de vocation. Un certain dynamisme entraîne l’Occident d’abord puis l’humanité entière vers un état d’indifférenciation relative jamais connu auparavant, vers une étrange sorte de non-culture ou d’anti-culture que nous nommons, précisément, le moderne. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 276–277)

« Les interdits ont une fonction primordiale ; ils réservent au cœur des communautés humaines une zone protégée, un minimum de non-violence absolument indispensable aux fonctions essentielles, à la survie des enfants, à leur éducation culturelle, à tout ce qui fait l’humanité de l’homme. S’il y a des interdits capables de jouer ce rôle, on ne peut pas voir là un bienfait de Dame Nature, cette providence de l’humanisme satisfait, dernière héritière des théologies optimistes engendrées par la décomposition du christianisme historique. Le mécanisme de la victime émissaire doit nous apparaître désormais comme essentiellement responsable du fait qu’il existe une chose telle que l’humanité. On sait, désormais, que dans la vie animale, la violence est pourvue de freins individuels. Les animaux d’une même espèce ne luttent jamais à mort ; le vainqueur épargne le vaincu. L’espèce humaine est privée de cette protection. Au mécanisme biologique individuel se substitue le mécanisme collectif et culturel de la victime émissaire. Il n’y a pas de société sans religion parce que sans religion aucune société ne serait possible. […] Dans le religieux, la pensée moderne choisit toujours les éléments les plus absurdes, au moins en apparence, ceux qui semblent défier toute interprétation rationnelle, elle s’arrange toujours, en somme, pour confirmer le bien-fondé de sa décision fondamentale au sujet du religieux, à savoir qu’il n’a aucun rapport d’aucune sorte avec aucune réalité.
Cette méconnaissance ne va plus durer longtemps. Déjà découverte puis aussitôt oubliée par Freud, la vraie fonction des interdits est formulée à nouveau et de façon très explicite dans L’Erotisme de Georges Bataille. Il arrive à Bataille, certes, de parler de la violence comme si elle n’était que le piment ultime, seul capable de réveiller les sens blasés de la modernité. Il arrive aussi que cette œuvre bascule au-delà de l’esthétisme décadent dont elle est une expression extrême :
L’interdit élimine la violence et nos mouvements de violence (entre lesquels ceux qui répondent à l’impulsion sexuelle) détruisent en nous la calme ordonnance sans laquelle la conscience humaine est inconcevable. (in L’Érotisme de Georges Bataille) » René Girard (in La violence et le sacré, p. 323-325)

« Le fait que le processus fondateur joue dans la vie primitive un rôle de premier plan, alors qu’il s’est effacé en apparence de la nôtre, change énormément de choses dans notre vie et dans notre connaissance, mais absolument rien à la méconnaissance fondamentale qui continue à nous gouverner et à nous protéger de notre propre violence, et du savoir de cette violence. C’est le primitif perpétué qui nous fait qualifier de phantasmes tout ce qui pourrait nous éclairer si nous le regardions d’un peu près ; c’est le primitif perpétué qui nous interdit de reconnaître que le faux, même sur le plan religieux, est tout autre chose qu’une erreur grossière, et c’est lui qui empêche les hommes de s’entre-détruire.
Les hommes sont plus tributaires encore de la victime émissaire que nous ne l’avons supposé jusqu’ici ; ils lui doivent l’impulsion qui les entraîne à la conquête du réel et l’instrument de toutes leurs victoires intellectuelles après leur avoir fourni la protection indispensable sur le plan de la violence. Les mythes de la pensée symbolique rappellent le cocon tissé par la larve ; sans cet abri elle ne pourrait pas effectuer sa croissance. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 348)

« Comme toujours quand elle avance, la pensée est aujourd’hui malade ; elle présente des signes pathologiques incontestables, dans les lieux fort rares où elle demeure vivante. La pensée est prise dans un cercle, le cercle même que décrivait déjà Euripide dans son œuvre tragique. La pensée se voudrait hors du cercle alors qu’en réalité elle s’y enfonce de plus en plus. À mesure que le rayon diminue la pensée circule toujours plus vite dans un cercle toujours plus réduit, le cercle même de l’obsession. Mais il n’y a pas d’obsession qui soit pure et simple comme se l’imagine l’anti-intellectualisme timoré qui s’étend à perte de vue. Ce n’est pas en sortant du cercle que la pensée lui échappera, c’est en arrivant au centre, si elle le peut, sans tomber dans la folie.
Pour l’instant, la pensée affirme qu’il n’y a pas de centre et elle cherche à sortir du cercle pour le maîtriser du dehors. C’est bien là l’entreprise de l’avant-garde qui veut toujours purifier sa pensée pour échapper au cercle du mythe, et elle se rendrait totalement inhumaine si elle le pouvait. Comme le doute l’étreint, elle cherche toujours à renforcer le « coefficient de scientificité » ; pour ne pas voir que les bases vacillent, elle se hérisse de théorèmes bien rébarbatifs ; elle multiplie les signes incompréhensibles ; elle élimine tout ce qui ressemble encore à une hypothèse intelligible. Elle chasse impitoyablement des augustes parvis le dernier honnête homme découragé. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 356)

« De nos jours, le déchaînement dionysiaque n’est qu’un académisme de plus ; les provocations les plus audacieuses, les scandales les plus « effroyables » n’ont plus le moindre pouvoir, ni dans un sens ni dans l’autre. Cela ne veut pas dire que la violence ne nous menace pas, bien au contraire. Une fois de plus, le système sacrificiel est à bout d’usure ; c’est pourquoi il devient possible de le révéler. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 441)

« Durkheim affirme que la société est une et que son unité est d’abord religieuse. Il ne faut voir là ni un truisme ni une pétition de principe. Il ne s’agit ni de dissoudre le religieux dans le social ni de diluer le social dans le religieux. Durkheim a pressenti que les hommes sont redevables de ce qu’ils sont, sur le plan de la culture, à un principe éducateur situé dans le religieux. Même les catégories de l’espace et du temps, affirme-t-il, proviennent du religieux. Durkheim ne sait pas à quel point il a raison car il ne voit pas quel obstacle formidable la violence oppose à la formation des sociétés humaines. Et pourtant il tient de cet obstacle invisible un compte plus exact sur certains points que ne le fait un Hegel dont on pourrait croire, mais à tort, que c’est à lui que cet obstacle n’a pas échappé.
Le religieux est d’abord la levée de l’obstacle formidable qu’oppose la violence à la création de toute société humaine. La société humaine ne commence pas avec la peur de l’ « esclave » devant son « maître » mais avec le religieux, comme l’a vu Durkheim. Pour achever l’intuition de Durkheim il faut comprendre que le religieux ne fait qu’un avec la victime émissaire, celle qui fonde l’unité du groupe à la fois contre et autour d’elle. Seule la victime émissaire peut procurer aux hommes cette unité différenciée, là où elle est la fois indispensable et humainement impossible, au sein d’une violence réciproque qu’aucun rapport de maîtrise stable ni aucune réconciliation véritable ne peut conclure. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 459-460)

À propos du livre Les origines de la culture :

René Girard explique dans un long entretien intitulé Les origines de la culture, sa préférence pour le christianisme, car à ses yeux cette religion est pleinement consciente de la rivalité mimétique présente pour chaque individu et qui engendre la crise sacrificielle et la désignation du bouc émissaire. C’est grâce au christianisme que le bouc émissaire devient innocent, ce qu’il n’était pas dans le religieux archaïque car les hommes croyaient en la culpabilité de la victime désignée par eux. C’est en suivant la doctrine de Jésus que nous pouvons peut-être tenter de nous dégager de la rivalité mimétique en essayant de ne plus désirer le même objet qu’autrui ou ce qui lui appartient ainsi qu’en apprenant le pardon. Peut-être pouvons-nous atteindre ici à une liberté bien plus grande que celle que nous pensions avoir.

« En repérant le mensonge qui structure la polarisation de la foule contre Jésus, les Evangiles nous fournissent une clef qui ouvre d’innombrables serrures et transforme radicalement la culture, non seulement de l’Occident, mais du monde entier.
Tant que le monde occidental était chrétien, il donnait au mot mythe, spontanément, le sens de mensonge. Il ne pouvait pas dire pourquoi, mais il y avait en lui un instinct de vérité que nous avons perdu. Il importe d’en retrouver le goût.
Les Evangiles tiennent pour fausse la croyance des lyncheurs qui sont assurément coupables, mais pardonnables, car leur illusion est involontaire. C’est ce que dit le Christ de ses persécuteurs : « Seigneur, pardonne-leur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. » Et c’est aussi ce que dit Pierre dans les Actes des Apôtres. Vous et vos chefs, vous êtes moins coupables que vous ne l’imaginez.
On se trompe complètement quand on s’efforce de rendre les textes chrétiens et le premier christianisme responsables de l’acharnement, des siècles plus tard, des païens mal christianisés contre les Juifs, perçus comme seuls responsables de la Passion du Christ.
Tous les hommes sont également responsables de la Passion du Christ car, en elle, se résume la vérité de toute l’humanité, enracinée dans des cultures forcément tributaires, elles aussi, de quelque violence collective à laquelle, pour le meilleur et pour le pire, ces hommes sont redevables de leur humanité.
Avant les Evangiles, personne ne savait que les lyncheurs mythiques choisissent leurs victimes au hasard. Aujourd’hui tout le monde le sait, mais sans se douter que c’est au biblique et à l’évangélique que notre monde est redevable de ce savoir.
Si on ne parle pas de science, pour le savoir dont je parle en ce moment, ce n’est pas parce que la certitude est insuffisante, c’est au contraire parce qu’elle est trop forte. Ce genre de savoir est si puissant que les logiciens le baptisent common knowledge et on ne le tient plus pour scientifique. Il est si bien établi qu’une humanité étrangère à lui est devenue en quelque sorte inimaginable. Cela n’empêche pas ledit savoir de rester aussi scientifique que jamais. Qui peut le plus peut le moins. » René Girard (in Les origines de la culture, p. 277-278)


© Thibault Marconnet

2009/2010


René Girard

Spinoza ou La joie retrouvée (Extraits de "L'Éthique")



« […] toutes les choses qui sont, sont en Dieu, et dépendent de Dieu, de telle sorte que, sans lui, elles ne peuvent ni être, ni être conçues. » Spinoza (in L’Éthique)

« […] Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon suivante : Si en effet, elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c’est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront : Pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s’est levé parce que la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s’agiter, et que l’homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau car ils ne sont jamais à court de questions : Pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-là ? et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. » Spinoza (in L’Éthique, De Dieu, p. 108)

« […] la plupart des erreurs consistent en cela seul que nous ne donnons pas correctement leurs noms aux choses. […] Et voilà l’origine de la plupart des controverses : les hommes n’expriment pas correctement leur pensée ou ils interprètent mal la pensée d’autrui. En fait, lorsqu’ils se contredisent le plus, ils pensent les mêmes choses ou bien des choses différentes, de sorte que ce qu’ils considèrent chez autrui comme des erreurs et des absurdités n’en est pas. » Spinoza (in L’Éthique, De la nature et de l’origine de l’esprit, p. 167)

« Du seul fait que nous avons considéré une chose dans la joie ou dans la tristesse, ce dont elle n’est pas la cause efficiente, nous pouvons l’aimer ou la haïr. » Spinoza (in L’Éthique, De l’origine et de la nature des sentiments, p. 196)

« La dépréciation de soi (abjectio) consiste à avoir de soi, par tristesse, une moindre opinion qu’il n’est juste. […] ces sentiments, à savoir l’humilité et la dépréciation de soi, sont très rares. Car la nature humaine, considérée en soi, leur résiste autant qu’elle peut, et ainsi ceux que l’on croit les plus effacés et les plus humbles sont généralement les plus ambitieux et les plus envieux. » Spinoza (in L’Éthique, De l’origine et de la nature des sentiments, p. 253-254)

« […] nous ne savons avec certitude rien qui soit bon, sinon ce qui conduit réellement à comprendre ; et au contraire rien qui soit mauvais, sinon ce qui peut empêcher que nous comprenions. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 291)

« […] l’esprit agit seulement dans la mesure où il comprend et dans cette mesure seulement on peut dire qu’il agit par vertu. Donc la vertu absolue (absoluta) de l’esprit, c’est de comprendre. Or ce que l’esprit peut comprendre de plus haut, c’est Dieu. Donc la suprême vertu de l’esprit, c’est de comprendre ou de connaître Dieu. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 291-292)

« Une chose singulière quelconque, dont la nature est entièrement différente de la nôtre, ne peut ni aider ni contrarier notre puissance d’agir, et, absolument parlant, aucune chose ne peut être bonne ou mauvaise pour nous, à moins qu’elle n’ait quelque chose de commun avec nous. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 292)

« Nous appelons mauvais ce qui est cause de tristesse, c’est-à-dire ce qui diminue ou contrarie notre puissance d’agir. Si donc une chose était mauvaise pour nous par ce qu’elle a de commun avec nous, elle pourrait donc diminuer ou contrarier cela même qu’elle a de commun avec nous, ce qui est absurde. Nulle chose donc ne peut être mauvaise pour nous par ce qu’elle a de commun avec nous ; mais, au contraire, dans la mesure où elle est mauvaise, c’est-à-dire dans la mesure où elle peut diminuer ou contrarier notre puissance d’agir, elle nous est contraire. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 293)

« […] il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la Raison ; mais c’est ainsi : la plupart se jalousent et sont insupportables les uns aux autres. Néanmoins ils ne peuvent guère mener une vie solitaire, de sorte que la plupart se plaisent à la définition que l’homme est un animal politique (sociale) ; et, de fait, les choses sont telles que, de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients. Que les Satiriques rient donc autant qu’ils veulent des choses humaines, que les Théologiens les détestent, et que les Mélancoliques louent, tant qu’ils peuvent, la vie inculte et sauvage, qu’ils méprisent les hommes et admirent les bêtes : les hommes n’en feront pas moins l’expérience qu’ils peuvent beaucoup plus aisément se procurer par un mutuel secours ce dont ils ont besoin, et qu’ils ne peuvent éviter que par l’union de leurs forces les dangers qui les menacent de partout ; pour ne pas dire d’ailleurs qu’il est de beaucoup préférable, et plus digne de notre connaissance, de considérer les actions des hommes que celles des bêtes. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 298-299)

« […] Chacun existe par le droit souverain de la Nature, et par conséquent chacun, par le droit souverain de la Nature, fait ce qui suit de la nécessité de sa nature ; ainsi, par le droit souverain de la Nature, chacun juge de ce qui est bon, de ce qui est mauvais, et songe à son utilité selon son propre naturel, et se venge, et s’efforce de conserver ce qu’il aime et de détruire ce qu’il hait. Si les hommes vivaient sous la conduite de la Raison, chacun posséderait son propre droit sans aucun dommage pour autrui. Mais comme ils sont soumis à des sentiments qui surpassent de beaucoup la puissance ou vertu humaine, ils sont donc tiraillés en tout sens, et s’opposent les uns aux autres, alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours. Donc, pour que les hommes puissent vivre dans la concorde et se venir en aide, il est nécessaire qu’ils renoncent à leur droit de nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à autrui. Or, comment peut-il se faire que les hommes, qui sont nécessairement soumis aux sentiments, inconstants et divers, puissent se donner cette assurance réciproque et avoir foi les uns dans les autres, cela apparaît évident selon la proposition 7 de cette partie et la proposition 39 de la troisième partie : à savoir que nul sentiment ne peut être contrarié que par un sentiment plus fort et opposé au sentiment à contrarier, et que chacun s’abstient de faire du mal de crainte d’un mal plus grand. Par cette loi donc, la Société pourra se rendre ferme (firmari), pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que chacun a de se venger et de juger du bon et du mauvais, et qu’elle ait par conséquent le pouvoir de prescrire une règle de vie commune (communem vivendi rationem), de faire des lois et de les affermir, non par la Raison qui ne peut réprimer les sentiments, mais par des menaces. Or cette Société, affermie (firmata) par des lois et par le pouvoir de se conserver, s’appelle l’Etat (Civitas) et ceux qui sont protégés par ses lois (jure) s’appellent Citoyens. D’où nous comprenons aisément que, dans l’état de nature, il n’y a rien qui soit bon ou mauvais par le consentement de tous (ex omnium consensu) puisque tout homme dans cet état de nature songe seulement à son utilité, et décide, selon son propre naturel et en tant qu’il reconnaît sa seule utilité comme norme (rationem), de ce qui est bon ou de ce qui est mauvais, et qu’il n’est tenu par aucune loi d’obéir à personne d’autre qu’à lui seul.
Par conséquent, dans l’état de nature, la faute ne peut se concevoir, mais elle peut l’être dans l’état de société, où il est décidé, par consentement commun, de ce qui est bon ou de ce qui est mauvais, et où chacun est tenu d’obéir à l’Etat. Aussi la faute n’est-elle rien d’autre que la désobéissance, qui, pour cette raison, est punie en vertu du seul droit de l’Etat ; au contraire, l’obéissance est comptée au citoyen comme un mérite, parce qu’il est par cela même jugé digne de jouir des avantages de l’Etat.
En outre, dans l’état de nature, personne, par consentement commun, n’est maître (dominus) d’aucune chose, et il n’y a rien dans la Nature que l’on puisse dire appartenir à cet homme-ci et non à celui-là ; mais tout est à tous ; par suite, dans l’état de nature, on ne peut concevoir aucune volonté d’attribuer à chacun son dû, ou d’arracher à quelqu’un ce qu’il a ; c’est-à-dire que, dans l’état de nature, il n’arrive rien qui puisse être dit juste ou injuste, comme dans l’état de société où, par consentement commun, il est décidé quelle chose appartient à l’un ou à l’autre.
Il est donc clair que le juste et l’injuste, la faute et le mérite sont des notions extrinsèques, et non des attributs qui expliquent la nature de l’esprit. Voilà qui est suffisant sur ce sujet. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 303-304)

« Ce qui conduit à la société commune des hommes, autrement dit ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde, est utile ; et au contraire, est mauvais ce qui introduit la discorde dans l’Etat. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 307)

« Entre la moquerie (que, dans le corollaire I, j’ai dite être mauvaise) et le rire, je fais une grande différence. Car le rire, comme aussi la plaisanterie (jocus) est une pure joie ; et par conséquent, pourvu qu’il ne soit pas excessif, il est bon par lui-même. Et ce n’est certes qu’une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir. Car, en quoi convient-il mieux d’apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Tels sont mon argument et ma conviction.
Aucune divinité, ni personne d’autre que l’envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte, etc., qui sont signes d’une âme (animi) impuissante. Au contraire, plus nous sommes affectés d’une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c’est-à-dire qu’il est d’autant plus nécessaire que nous participions de la nature divine. C’est pourquoi, user des choses et y prendre plaisir autant qu’il se peut (non certes jusqu’au dégoût, car ce n’est plus y prendre plaisir) est d’un homme sage. C’est d’un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user sans faire tort à autrui. Le corps humain, en effet, est composé d’un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et variée, afin que le corps dans sa totalité soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et par conséquent que l’esprit soit aussi également apte à comprendre plusieurs choses à la fois. C’est pourquoi cette ordonnance de la vie est parfaitement d’accord et avec nos principes et avec la pratique (proxi) commune ; aussi, s’il existe d’autres manières de vivre, celle-ci est de toute façon la meilleure et la plus recommandable ; et il n’est pas besoin de traiter ce sujet plus clairement ni plus amplement. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 311-312)

« Qui vit sous la conduite de la Raison s’efforce, autant qu’il peut, de compenser par l’amour – autrement dit par la générosité – la haine, la colère, le mépris, etc., d’un autre envers lui. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 312)

« Qui veut venger l’offense (injurias) en rendant la haine, vit à coup sûr malheureux. Qui, au contraire, s’applique à vaincre la haine par l’amour, combat assurément joyeux et assuré, résiste aussi facilement à un seul homme qu’à plusieurs et a besoin du minimum de secours de la fortune. Quant à ceux qu’il vainc, ils cèdent avec joie, non certes par manque, mais par accroissement de force. Et tout cela suit si clairement des seules définitions de l’amour et de l’entendement, qu’il n’est pas besoin de le démontrer spécialement. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 312)

« […] la pitié est une tristesse ; et donc elle est mauvaise par elle-même. Quant au bien qui en résulte, à savoir que nous nous efforçons de délivrer de son malheur l’homme dont nous avons pitié, c’est par le seul commandement de la Raison que nous désirons le faire, et ce n’est que par le seul commandement de la Raison que nous pouvons faire quelque chose que nous savons avec certitude être bon. Et par conséquent la pitié chez l’homme qui vit sous la conduite de la Raison est par elle-même mauvaise et inutile. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 314)

« Qui sait parfaitement que toutes choses suivent de la nécessité de la nature divine et arrivent selon les lois et les règles éternelles de la Nature, ne trouvera certes rien qui mérite haine, raillerie ou mépris, et il n’aura non plus pitié de personne ; mais, autant que le permet l’humaine vertu, il s’efforcera de bien faire (bene agere), comme on dit, et d’être dans la joie (laetari). A cela s’ajoute que celui qui est facilement apitoyé et qui est ému par le malheur ou les larmes d’autrui, fait souvent des choses dont il se repent plus tard : tant parce que nous ne faisons par sentiment rien que nous sachions avec certitude être bon, que parce que nous sommes facilement trompés par de fausses larmes. Et je parle expressément ici de l’homme qui vit sous la conduite de la Raison. Car, qui n’est poussé ni par la Raison ni par la pitié à être secourable aux autres, on l’appelle justement inhumain, car il paraît ne pas être semblable à l’homme. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 315)

« Comme les hommes vivent rarement d’après le commandement de la Raison, ces deux sentiments, l’humilité et le repentir, et aussi l’espoir et la crainte, procurent plus d’avantage que d’inconvénient ; et par conséquent, puisqu’il faut commettre la faute mieux vaut le faire dans ce sens. Car si les hommes à l’âme impuissante (animo impotentes) étaient tous également orgueilleux, n’avaient honte de rien et ne craignaient rien, quels liens pourraient les unir et contenir ? La foule a de quoi terrifier à moins qu’elle ne craigne. Aussi n’est-il pas étonnant que les Prophètes, préoccupés non de l’utilité d’un petit nombre mais de l’utilité commune, aient tant recommandé l’humilité, le repentir et le respect. Et en vérité, ceux qui sont soumis à ces sentiments peuvent bien mieux que les autres êtres amenés à vivre enfin sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire à être libres et à jouir (fruantur) de la vie des bienheureux (beatorum). » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 318)

« Le suprême orgueil ou la suprême dépréciation de soi sont le signe de la suprême impuissance de l’âme. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 319)

« L’orgueilleux aime la présence des parasites ou des flatteurs, mais il hait celle des âmes généreuses (generosorum). » (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 320)

« L’orgueil est la joie qui naît de ce que l’homme a de soi une meilleure opinion qu’il n’est juste ; et l’homme orgueilleux s’efforcera, autant qu’il peut, de favoriser cette opinion ; ainsi les orgueilleux aimeront la présence des parasites ou des flatteurs, et fuiront celle des âmes généreuses, qui ont d’eux l’opinion qui est juste. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 320)

« Qui est conduit par la crainte et fait le bien pour éviter le mal, n’est pas conduit par la Raison. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 327)

« Les superstitieux, qui savent reprocher les vices plutôt qu’enseigner les vertus, et qui s’appliquent non à conduire les hommes par la Raison, mais à les contenir par la crainte pour qu’ils fuient le mal plutôt que d’aimer les vertus, ne tendent à rien d’autre qu’à rendre les autres aussi malheureux qu’eux-mêmes ; aussi n’est-il pas étonnant que le plus souvent ils soient insupportables et odieux aux hommes. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 328)

« […] Le malade, par peur (timore) de la mort, avale ce qui lui déplait (aversatur), le bien portant au contraire prend plaisir à la nourriture et jouit ainsi de la vie mieux que s’il craignait la mort et désirait (cuperet) l’éviter directement. De même, un juge qui, non par haine ou par colère, etc., mais par le seul amour du salut public, condamne à mort un accusé, est conduit par la seule Raison. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 329)

« Un bien qui nous empêche de jouir d’un plus grand bien est en réalité un mal ; car bon et mauvais se disent des choses en tant que nous les comparons entre elles ; et (pour la même raison) un moindre mal est en réalité un bien. C’est pourquoi, sous la conduite de la Raison, nous désirerons (appetemus) ou (seu) rechercherons seulement un plus grand bien et un moindre mal. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 329-330)

« Sous la conduite de la Raison, nous désirerons (appetemus) un moindre mal présent qui est cause d’un plus grand bien futur, et nous négligerons un moindre bien présent qui est cause d’un plus grand mal futur. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 330)

« L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 331)

« L’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit selon le seul commandement de la Raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort, mais désire le bien directement, c’est-à-dire qu’il désire agir, vivre, conserver son être selon le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre. Et par conséquent il ne pense à rien moins qu’à la mort ; mais sa sagesse est une méditation de la vie. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 331)

« Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept du bien et du mal, aussi longtemps qu’ils seraient libres. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 331)

« J’ai dit qu’est libre celui qui est conduit par la Raison seule. C’est pourquoi celui qui naît libre, et demeure libre, n’a que des idées adéquates ; et par suite il n’a aucun concept du mal et par conséquent (car le bien et le mal sont corrélatifs) du bien non plus. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 332)

« […] Au cas où un homme pourrait se délivrer par mauvaise foi d’un danger actuel de mort, est-ce que la norme (ratio) “conserver son être” ne lui conseille pas sans restriction d’être de mauvaise foi ? On répondra de la même façon : Si la Raison lui conseille cette conduite, elle le conseille donc à tous les hommes, et par conséquent la Raison conseille sans restriction aux hommes de ne conclure d’accords entre eux, pour unir leurs forces, et établir des droits communs, que par fourberie, c’est-à-dire pour n’avoir pas en réalité de droits communs, ce qui est absurde. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 335-336)

« L’homme qui est conduit par la Raison n’est pas conduit par la crainte à obéir ; mais en tant qu’il s’efforce de conserver son être selon le commandement de la Raison, c’est-à-dire en tant qu’il s’efforce de vivre librement, il désire observer la règle (rationem) de la vie et de l’utilité communes, et par conséquent vivre selon le décret commun de l’Etat. Donc l’homme qui est conduit par la Raison désire, pour vivre plus librement, observer les lois (jura communia) de l’Etat. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 336)

« […] la fin dernière de l’homme qui est conduit par la Raison, c’est-à-dire le suprême désir, qui lui permet de régler tous les autres, est celui qui le porte à se concevoir de façon adéquate, lui-même et toutes les choses qui peuvent tomber sous son intelligence (sub ipsius intelligentiam). » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 338)

« Il n’est donc pas de vie raisonnable sans intelligence, et les choses sont bonnes dans la seule mesure où elles aident l’homme à jouir de la vie de l’esprit (mentis vita), qui se définit par l’intelligence. Celles au contraire qui empêchent l’homme de parfaire sa Raison et de jouir d’une vie raisonnable, nous disons qu’elles seules sont mauvaises. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 339)

« […] les âmes (animi) ne sont pas vaincues par les armes, mais par l’amour et la générosité. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 340)

« […] bien que l’indignation prenne l’apparence de l’équité, on vit cependant sans loi là où il est permis à chacun de juger les actes d’autrui et de venger son droit ou celui d’autrui. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 344)

« La modestie (modestia), c’est-à-dire le désir de plaire aux hommes qui est déterminé par la Raison, se rapporte à la moralité. Mais si elle naît d’un sentiment, elle est l’ambition, autrement dit un désir par lequel les hommes, sous couleur de moralité, provoquent la plupart du temps des discordes et des séditions. Car celui qui désire aider les autres par son conseil ou dans l’action, afin de jouir ensemble du souverain bien, s’appliquera avant tout à gagner leur amour, et non à se faire admirer pour qu’une doctrine porte son nom, ni, de façon générale, à leur offrir aucune cause d’envie. D’autre part, dans les conversations, il évitera de rappeler les vices des hommes et aura le souci de ne parler qu’avec ménagement de l’impuissance humaine, mais amplement de la vertu ou de la puissance de l’homme ; il dira par quelle voie elle peut se parfaire : de façon que les hommes, non par crainte ou aversion, mais poussés par le seul sentiment de joie, s’efforcent, autant qu’ils ont de puissance en eux, de vivre selon le précepte de la Raison. » Spinoza (in L’Éthique, De la servitude humaine, p. 344)

« Puisqu’il n’y a rien d’où ne suive quelque effet, et que tout ce qui suit d’une idée qui est adéquate en nous, nous le comprenons clairement et distinctement, chacun a le pouvoir de se comprendre, soi-même et ses sentiments, clairement et distinctement, sinon absolument, du moins en partie, et par conséquent de faire qu’il soit moins passif dans ces sentiments. C’est donc à cela surtout que nous devons apporter nos soins, à connaître chaque sentiment, autant qu’il est possible, clairement et distinctement, afin qu’ainsi l’esprit soit déterminé par le sentiment à penser ce qu’il perçoit clairement et distinctement et en quoi il trouve pleine satisfaction ; et par conséquent, afin que le sentiment même soit séparé de la pensée d’une cause extérieure et associé à des pensées vraies. Alors non seulement l’amour, la haine, etc., seront détruits mais aussi l’appétit ou les désirs, qui naissent d’ordinaire d’un tel sentiment, ne pourront plus être excessifs. » Spinoza (in L’Éthique, De la puissance de l’entendement, p. 356-357)

« Plus cette connaissance – que les choses sont nécessaires – s’applique aux choses singulières que nous imaginons plus distinctement et plus vivement, plus grande est la puissance de l’esprit sur les sentiments, ce qu’apprend aussi l’expérience même. Nous voyons, en effet, que la tristesse de perdre quelque bien s’adoucit, sitôt que l’homme qui a perdu ce bien considère qu’il n’aurait pu être conservé d’aucune façon. De même encore nous voyons que personne n’a pitié d’un petit enfant, parce qu’il ne sait pas parler, marcher, raisonner, et qu’il vit tant d’années presque sans avoir conscience de lui-même. Mais si la plupart naissaient adultes, et un ou deux, petits enfants, alors on aurait pitié des enfants, parce qu’on considérerait alors l’enfance non comme une chose naturelle et nécessaire, mais comme un vice ou une faute de la Nature. Et nous pourrions faire plusieurs autres remarques de cette sorte. » Spinoza (in L’Éthique, De la puissance de l’entendement, p. 359)

« Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu. » Spinoza (in L’Éthique, De la puissance de l’entendement, p. 373)

« […] la mort est d’autant moins nuisible que l’esprit a une plus grande connaissance claire et distincte, et par conséquent que l’esprit aime Dieu davantage. En outre, comme du troisième genre de connaissance naît la plus grande satisfaction qui soit possible, il s’ensuit que l’esprit humain peut être de nature telle que ce que nous avons montré qui en périt avec le corps ne soit d’aucune importance au regard de ce qui en subsiste. » Spinoza (in L’Éthique, De la puissance de l’entendement, p. 383)


« […] tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare. » Spinoza (in L’Éthique, De la puissance de l’entendement, p. 388)


Portrait de Baruch de Spinoza, 1665