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lundi 4 août 2014

L'ombre portée de Caïn




Dans La Plage de Scheveningen de Paul Gadenne, je ne puis oublier les personnages de clair-obscur que sont Irène et Guillaume : ces deux êtres esseulés qui cherchent une langue commune pour ne pas choir dans la nuit de la parole.

Au-dessus de cet ouvrage plane l'ombre portée de la figure de Caïn au travers du personnage de Hersent (double littéraire de Robert Brasillach). Irène et Guillaume sont en quête d'une impossible réponse concernant l'action de collaboration du personnage de Hersent (Brasillach) et ne peuvent pour autant hurler avec la meute. Ils savent trop à quel point il n'est pas de chose plus difficile que de condamner un homme.

La vision de Paul Gadenne n’est pas tant pessimiste que terriblement lucide (au sens étymologique de ce mot : “brillant”, et de ce fait éclairant sur la nature humaine). Gadenne creuse au sein des relations entre les êtres : il donne à voir l’infranchissable tranchée qui nous sépare tous les uns des autres.

Son livre entier est une sorte de “plaidoirie” : le personnage de Guillaume recherche Irène parce qu'il estime qu'elle l'a mal jugé ; Guillaume et Irène s'interrogent sur la légitimité de la justice française à condamner à mort le personnage de Hersent (Brasillach) ; sans parler du magistral monologue de Caïn à la fin du livre où les mots semblent littéralement vomir une bile noire sur le blanc du papier. D'ailleurs, ce n'est pas innocemment que Paul Gadenne a placé en exergue au seuil de son livre, cette phrase que Caïn dit à Dieu dans la Genèse : « Quiconque me trouvera, me tuera. » La justice des hommes ne convainc pas Paul Gadenne.

Caïn (autrement dit l’homme) ne peut accepter ceci : à savoir que « le vent souffle où il veut ».
Et si l’offrande de son bûcher n’est pas dûment reconnue, alors il n’aura de cesse d’avoir brûlé tous ses frères humains dans le noir brasier de sa folie destructrice.
Peut-être n’avons-nous inventé notre faible représentation humaine du Créateur de toutes choses que pour nous chercher en fait une excuse au mal que nous faisons : une manière de nous exempter de nos propres fautes. Orgueilleux que nous sommes, nous avons soif de détruire ce que nous n’avons pu créer de nos propres mains.
Depuis la Nuit des Temps, nous ne cessons de perpétuer « le Temps de la Nuit » comme pour mieux voiler la lumière vivante du soleil, éclabousser de sang son ardent visage de sel.

Paul Gadenne / Guillaume Arnoult ne veut pas juger un homme même s'il ne soutient pas son action. C'est cette prise de position qui est la plus troublante et la plus noble au sein d’une époque où l'on condamnait à tour de bras, coupables et innocents mélangés. Gadenne écrira d’ailleurs une lettre à Robert Brasillach… qu’il ne lui enverra jamais.

Ce livre de Paul Gadenne est au fond comme un douloureux écho aux mots prononcés par le Fils de l’Homme sur sa croix de douleurs. Car notre lot commun est de ne jamais vraiment savoir pleinement ce que nous faisons ni même pourquoi nous le faisons. Et qui pourra bien nous pardonner cela ? Dans ce procès métaphysique, nous sommes juge et partie.


© Thibault Marconnet

03/08/2014


Caspar David Friedrich, Le Moine au bord de la mer, 1808-1810

mercredi 12 février 2014

Errance

Caspar David Friedrich, Le Moine au bord de la mer, 1808-1810


À Friedrich Nietzsche


« Celui qui est parvenu, dans une certaine mesure, à la liberté de la raison n’a pas le droit de se sentir sur terre autrement qu’en voyageur, –  non pas cependant pour un voyage vers un but dernier ; car il n’y en a point. Mais il se proposera de bien observer et d’avoir les yeux ouverts à tout ce qui se passe réellement dans le monde ; c’est pourquoi il ne peut attacher son cœur à rien de particulier ; il faut qu’il y ait toujours en lui quelque chose du voyageur, qui trouve son plaisir au changement et au passage. »

Friedrich Nietzsche (in « Humain, trop humain »).



Le sang des pierres s’effrite en copeaux
sur les lignes d’ébène de la main.
Le quartz des lumières liquides, inassouvies, s’écartèle sous notre peau.
Des roches nues jaillissent les soleils froids,
compagnons de nos ombres tièdes ;
dans les jours qui s’enfantent de nos insomnies.
Le ventre est encore électrique
de la transpiration des herbes.
Les courbes du vent se cabrent dans le blé naissant.

Nos bouches titubent de mots anciens ;
antiques temples de sommeil,
livrés à l’acidité des pluies de lamelles grises.
Ce que nous donnions à la parole, nous l’avons repris,
et dans le murmure intact,
nos âmes vont sur le circonflexe des volcans.
Nos langues gelées, habitées d’abîme,
ruissellent de silence.
Nous étions pleins d’inutile,
et, comme on s’emplit les yeux d’eau et de lumière,
nos carcasses vont, pures.
Les cheveux de la mort et du mouvement des astres
s'enchevêtrent dans le ciel.
Les nuages, comme des nerfs de chevaux fous,
s’enlisent sur l’horizon.
Des silhouettes de linceul,
recroquevillées sur leurs carnes honteuses,
sortent des cimetières comme on va au tombeau.
Le sol exsude ses premières offrandes.
Nous étions coagulé de sacrifice et de repentir.
Qui oserait nous reconnaître à ce moment précis,
alors que tous nos pores, comme des électrons, saturent de vie ?

Ainsi que l’on va, juteux de rêves
dans les derniers sables du délire ;
nous voilà, nus,
repartis dans l’écorce familière des plaines délaissées.
La grêle et ses aumônes de givre
nous ont le visage barbelé tant et plus
qu’aucun miroir ne peut désormais
nous donner des pamoisons de Narcisse.
Nous laissons le châtiment à ceux qui veulent encore en jouir.
Nous n’avons à expier de rien.
Nous sommes charbonneux de soleil.
Des blocs de chairs s’étirent dans le monde lépreux
qui contemple ses vieilles idées
comme l’on ergoterait dans une pissotière
du devenir des oiseaux de braise.
Le mot peut remplacer le fouet.

Dans les vieilles tristesses aux cauchemars cachetés,
plus aucun ressac n’agite les natures dociles.
Et comme la mer passe au-dessous des plaies remplies de sel,
un tigre est en elles qui devient chat blessé.
Quand en aura-t-on fini de panser les rêves au moyen de ronces ?

Nous sommes fruits de l’errance immobile ;
artères et entrailles de puissance.
Nous n’avons plus à satisfaire la patience.
Nous ne pouvons nous détourner des fièvres qui suintent du Cosmos.
Un tremblement sinue dans la poitrine que rien ne fera taire.

Nous prétendons à l’existence.


© Thibault Marconnet

28/03/08

Paul Klee, Deux dromadaires et un âne, 1919