samedi 1 mars 2014

Journal de Paul Klee - Extraits



« L’essentiel, à présent, n’est pas non plus de faire preuve de précocité dans mes peintures, mais d’être moi-même un homme ou tout au moins le devenir. L’art de maîtriser la vie est la condition préalable à toutes formes d’expressions ultérieures, qu’il s’agisse de peintures, de plastiques, de tragédies ou de morceaux de musique.
Il me reste non seulement à maîtriser la vie par la pratique, mais aussi à la représenter intérieurement de façon convaincante, pour pouvoir occuper une position aussi solide que possible. Que ceci ne saurait s’accomplir au moyen de quelques directives, mais tend à croître comme le fait la nature, voilà qui est clair. » (in Journal, p. 143)

« Toi l’individu qui ne sers à personne, toi l’inutile ! Sache te créer des fins utiles : joue, illusionne-toi toi-même et les autres, sois artiste. Or, tant d’illusoires utilités traînent autour de nous, que choisir fait souffrir. Les voyageurs sur les chemins de l’art ressemblent diablement aux voleurs de grand chemin. » (in Journal, p. 146)

« A la fin, de nouveau Naples, maintenant telle une silencieuse semence de lumières, à mes pieds. Ô intarissable pêle-mêle, les déplacements de plans, le soleil sanglant, la profonde mer semée de voiles inclinées. Matière sur matière, au point qu’on pourrait s’y dissoudre. Être homme, être antique, naïf et rien, pourtant heureux. Pour une fois, à titre d’exception, de jour de fête. » (in Journal, p. 177)

« Celui-là trouve son style qui ne peut autrement, c’est-à-dire qui ne peut faire autre chose. Le chemin qui mène au style : gnoti seauton. » (in Journal, p. 249)

« Sans doute pourrait-on, un jour, mettre au compte de la dépense en énergie la jouissance de la progression artistique, puisque le chemin de la délivrance, par moments, est semé d’épines. Calme et inquiétude en tant qu’éléments alternés de la manifestation picturale. » (in Journal, p. 256)

« Tout dépend de la volonté et de la discipline. De la discipline l’œuvre dans son ensemble, de la volonté l’œuvre dans ses parties. Volonté et capacité ne font qu’un, qui ne saurait pouvoir, ne saurait vouloir.
L’œuvre s’achève ensuite à partir de ces parties en vertu d’une discipline visant à l’ensemble. » (in Journal, p. 258)

« Un artiste qui, indépendamment de la production de ses œuvres, fournirait des éclaircissements à leur sujet, ferait preuve d’une médiocre confiance en lui-même. » (in Journal, p. 269)

« L’ambiance me pénètre avec tant de douceur que sans plus y mettre de zèle, il se fait en moi de plus en plus d’assurance. La couleur me possède. Point n’est besoin de chercher à la saisir. Elle me possède, je le sais. Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un. Je suis peintre. » (in Journal, p. 309)

« Abstraction.
Le froid romantisme de ce style sans pathos est inouï. Plus ce monde (d’aujourd’hui précisément) se fait épouvantable, plus l’art se veut abstrait, tandis qu’un monde heureux produit un art porté vers l’ici-bas. » (in Journal, p. 328)

« Mon ardeur est davantage de l’ordre des morts et des êtres non nés. La manière passionnée de l’humain fait sans doute défaut à mon art. Je n’aime pas d’un cœur terrestre les animaux et l’ensemble des êtres. Je ne me penche point sur eux ni ne les élève à moi. Bien plutôt je me fonds d’abord dans la totalité et me trouve ensuite à un niveau fraternel par rapport au prochain, par rapport à tout voisinage terrestre. Le terrestre le cède chez moi à la pensée cosmique. Mon amour est lointain et religieux. Toute tendance faustienne m’est étrangère. J’occupe un point reculé, originel de la Création, à partir duquel je présuppose des formules propres à l’homme, à l’animal, au végétal, au minéral et aux éléments, à l’ensemble des forces cycliques. Des milliers de questions cessent comme si elles étaient résolues. Là ni doctrine ni hérésie. Les possibilités sont infinies et la foi en elles vit, en moi, créatrice.
De la chaleur émane-t-elle de moi ? De la froideur ? Il n’en est pas question là-bas, au-delà de l’incandescence. Et parce que le grand nombre ne saurait y atteindre, rares sont ceux qui puissent en être touchés. Nulle sensualité si noble fût-elle ne me permet d’établir un contact avec un plus grand nombre. L’homme dans mon œuvre ne représente pas l’espèce, mais un point cosmique. Mon regard porte trop loin et presque toujours à travers les plus belles choses. “Il n’est pas capable de voir même les choses les plus belles”, dit-on souvent de moi.
L’art est un symbole de la Création. Dieu ne se soucia point des stades fortuitement actuels. » (in Journal, p. 339-340)

Epitaphe inscrite sur la tombe de Paul Klee et de sa femme dans le cimetière de Schlosshalden.

ICI REPOSE LE PEINTRE
PAUL KLEE,
NE LE 18 DECEMBRE 1879,
MORT LE 29 JUIN 1940.


                                         ICI-BAS JE NE SUIS GUÈRE SAISISSABLE
                                     CAR J’HABITE AUSSI BIEN CHEZ LES MORTS
                                  QUE CHEZ CEUX QUI NE SONT PAS NÉS ENCORE,
                                                              UN PEU PLUS PROCHE
                                               DE LA CRÉATION QUE DE COUTUME,
                                     BIEN LOIN D’EN ÊTRE JAMAIS ASSEZ PROCHE.



TRADUCTION : Pierre KLOSSOWSKI



1 commentaire:

  1. Oh! Je dois faire venir ce livre... je savoure toutes tes citations et je vais même en faire partager sur mon mur. La dernière sur son ardeur me chavire. MERCI!

    RépondreSupprimer