mardi 31 mars 2015

Johnny Cash - American IV: The Man Comes Around [2003]





Comme j’aime à le dire : mieux vaut passer une nuit noire à broyer du blanc qu’une nuit blanche à broyer du noir. Et quoi de mieux que de lacérer la nuit avec la foudre d’un riff acéré de Johnny Cash ? Pour m’évader loin des sentiers battus du morose et du médiocre, je prends la route avec “l’homme en noir” et ce fabuleux disque de reprises – le dernier à être paru de son vivant, avant que la camarde ne vienne faire siffler sa faux sous son nez. 

C’était inévitable : à force de chanter la mort, il fallait bien que celle-ci le coince un jour au détour d’un chemin sombre. Mais avant que la dernière filandière ne tranche le fil de sa vie, il a su lui faire un sublime pied de nez. Cet album est une morsure au flanc de la mort, un chant de vie incandescent. 

Dans sa voix qui crépite comme un feu sacré, je m’offre une bouffée d’air pur, j’agrandis mon horizon à la mesure des étendues immenses et désertiques de l’Ouest Américain. Je fais peau neuve. Cet album est truffé de pépites comme autant de balles argentées. 

Johnny Cash reprend les chansons des autres comme Michel-Ange peint le plafond de la chapelle Sixtine, avec de la peinture qui lui dégouline plein le visage et le besoin d’aller à l’essentiel, de faire vibrer une dernière fois la corde de son âme. Il insuffle à chacune de ces reprises sa propre griffe, à tel point qu’on les croirait sorties tout droit de sa forge personnelle. Sa voix martèle le fer chauffé à blanc. La vertu de l'art réside dans le fait de nous aider à vivre, à porter toujours plus loin ce cœur battant et ému qui est le nôtre.

Frères, je vous le dis, Johnny Cash est un alchimiste. Avec lui, le plomb se change en or pur. Et le monde devient subitement moins laid.

© Thibault Marconnet
le 19 février 2014


Tracklist :

01 - The Man Comes Around
02 - Hurt
03 - Give My Love To Rose
04 - Bridge Over Troubled Water
05 - I Hung My Head
06 - First Time Ever I Saw Your Face
07 - Personal Jesus
08 - In My Life
09 - Sam Hall
10 - Danny Boy
11 - Desperado
12 - I’m So Lonesome I Could Cry [Feat. Nick Cave]
13 - Tear Stained Letter
14 - Streets Of Laredo
15 - We’ll Meet Again


Johnny Cash is Startled into Dropping his Copy of Macbeth

jeudi 19 mars 2015

Werner Herzog : La foi pour seul bagage

Sur le chemin des glaces, petit livre dense et fabuleux, est le récit véritable d’un pèlerinage de la Bavière jusqu'à Paris commencé le 23 novembre 1974 et achevé le 14 décembre de la même année. À l'annonce de la mort imminente de son amie Lotte Eisner, grande critique et historienne de cinéma, Werner Herzog décide de faire à pied un long trajet qui doit lui permettre de relier Munich à la capitale française, où Lotte Eisner vit (mais pour combien de temps encore ?). Les préparatifs sont brefs : c'est avec son âme et son corps tout entiers que Werner Herzog se doit d'accomplir ce cheminement – et résolument seul.

Accompagné par le froid, la solitude, la pluie, l'exaltation, la rage, Herzog marche avec, chevillée au corps, la pensée que s'il accomplit cet acte de foi pure jusqu'au bout Lotte Eisner ne mourra pas. Le cinéaste nous raconte les nuits à pénétrer par effraction dans des chalets isolés de la Forêt-Noire, afin de prendre un peu de repos et s'abriter pour un temps du froid mordant ; et les jours gris et maussades à piétiner dans une boue jaune, à l'affût de quelque soleil évanoui ou noyé. Ce qui anime Werner Herzog au cours de ce long et dangereux périple peut s'apparenter à de la pensée magique, laquelle a souvent été mise à mal par le christianisme et, plus récemment par la psychanalyse qui n’y a vu qu’une sorte de résidu primitif, la scorie d’une époque lointaine où l’homme vivait dans des grottes et n’avait ni chauffage ni eau courante : une ère très ancienne où l’homme ne croyait pas encore au dieu “Progrès”, vénérait les dieux de la nature, faisait corps avec la terre et n’avait que faire des joyeusetés de notre technologie moderne… bref, un monde de cinglés ni plus ni moins ! Dès qu'une chose nous dépasse, notre société étriquée et froidement rationaliste, ne peut s'empêcher de vouloir à toute force l'enclore dans un symptôme, une pathologie. De même que l’historien romain Tacite déclarait : « Plus une société est corrompue, plus elle multiplie le nombre de ses lois », je dirais que plus une société est malade, plus elle invente de symptômes pour créer davantage de confusion.


Thibault Marconnet, Fenêtre, (pastel), 2015


Baste ! Après maintes embûches, Werner Herzog parvient à Paris et son amie - qui selon la médecine occidentale omnisciente aurait dû trépasser depuis longtemps -, est encore en vie. Quelques années plus tard, c'est toujours le cas. Ce sont des choses qui ne s'expliquent pas, qui appartiennent au mystère le plus insondable. Épuisée, Lotte Eisner dit un jour à son ami réalisateur : « Werner, vous avez jeté un sort sur moi, vous m’avez interdit de mourir, aujourd’hui j’ai près de 90 ans, je suis aveugle, je ne peux plus lire, donc il faut enlever ce sort pour que je puisse mourir. » Par jeu, Herzog acquiesce. Et, 15 jours plus tard, Lotte Eisner meurt enfin.

Où s'arrête la vie et où commence la mort ? Vaste question, pour laquelle nous ne possédons aucune réponse.
Dans un monde gelé jusqu'à l'os, voici un petit livre qui réchauffe, des mots qui coulent dans la gorge ainsi qu'une eau-de-vie brûlante.
Au bout du chemin des glaces, il y a un cœur qui bat toujours, aussi rougeoyant qu'une braise.


© Thibault Marconnet

le 19 mars 2015

Werner Herzog, Sur le chemin des glaces, Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs, septembre 2009, 112 pages, 6,60 €


Werner Herzog

mercredi 4 mars 2015

Paraphe de la foudre : “Les enfants de la foudre” de Francesca Y. Caroutch



Pour bien pénétrer dans l’univers de Francesca Y. Caroutch, sans doute est-ce d’une traite qu’il convient de lire Les enfants de la foudre (paru aux éditions Rougerie, en 2011), comme une course à la poursuite de l’orage. Cette poétesse a le don rare d’exhausser les mots, de leur donner une présence réelle, de forger une matière poétique qui se dévore par les yeux. Avec cette “femme de l’être”, la poésie est une langue bien vivante. Plusieurs poèmes bouleversent jusqu'au vertige. Le sentiment le plus troublant est certainement celui de la “dépossession” : l'impression très forte, à la lecture de ces testaments de feu, de rejoindre cette vacuité de lumière où tout est réconcilié, évanoui, fondu dans l’Athanor de l’Unité ; sensation de s'abîmer dans le Cosmos, au sein de cette cosmogonie poétique qui est à la fois profondément singulière et éminemment universelle. Chacun est Tout. Lire Francesca Y. Caroutch, c’est escalader des cimes où l'air est si pur qu'il brûle les poumons, et où le plexus solaire est plus d’une fois traversé par la pointe d'une épée de feu. C’est de tout son corps et de toute son âme qu’il importe d’entrer dans ce recueil car, au détour de chaque page, l'émotion tient sa parole. Ici, rien qui ne mente.

Lire, c'est entrer nu dans la chair vivante du silence ; autrement dit, c'est vivre ce que nous lisons. Pas de véritable lecture qui n'ait d’abord été vécue au sens plein du terme. Et il en va de même pour toute écriture qui prétend parler vrai. Dans Les enfants de la foudre, une incandescence parcourt les mots ; et une morsure blanche fouille notre torse à la recherche du cœur ainsi qu’un oiseau cherche à picorer une baie rouge au milieu de la neige. Il suffit d’ouvrir grand son âme pour être frappé par la foudre verbale de ces poèmes. Et voici bien un livre dont on ne ressort pas indemne.

« Je te découvre en t’écrivant
Je me découvre en te lisant » (“Futur antérieur”)

Dans ces deux vers, la poétesse, exprime parfaitement le sentiment de se “dé-voiler”, de se “dé-couvrir” au contact de l’autre. L’écriture est vie, au même titre que la nature de tous nos actes. Triste dichotomie mortifère que celle de vouloir mettre d’illusoires barrières rassurantes entre “l’écrire” et le “vivre”. Car, du “livre” au “vivre” il n’y a qu’un pas, qui se franchit aisément à condition de plonger tout entier dans la Parole hautement vivante du poète.

Par moments, le souffle est court à cavaler auprès des mots. Et il serait difficile de dire combien de paysages cette poésie convoque en nous, combien d’endroits nous traversons à ses côtés (« voyages fous dans des villes vues en rêves ») : prés d’ivresses vertes, étables chaleureuses, montagnes escarpées, lacs aux ondes étales, déserts où se dessinent à l’horizon des Fata Morgana fabuleuses, monastères blancs de givre, vallons jaunes que le brasier du soleil enflamme… C’est un transport à dos de comète dans la caravane du désir, dans le bain amniotique des souvenirs les plus anciens, quand le langage n’était encore qu’un balbutiement dans la gorge des hommes. Et alors, comme dans un habit de lumière, des vers de paix viennent enlacer le lecteur et une joie brutale délivrer notre poitrine de ses vieilles oppressions.

« L’olivier rendra la lumière qu’il dévore
dans la suavité de son huile » (“Le Samouraï de la vacuité”)

« Purifiés par le silence
les mots neufs tintent sans bruit » (“Voie sèche”)

« Ce soir je te retrouve
plus vivant que jamais
au bord du lac subjugué
par ses propres scintillements » (“Point du jour”)

« Refus d’être gisants sculptés
ou ossements plus blancs
que les cases d’un djebel » (“Veillée d’armes”)

« Psaume de chair
transmutée en lumière » (“Au Veilleur du grand matin”)

« L’extase du vide
vous guérira
de la maladie du temps » (“Constellations de nomades”)

« La clé du jardin clos
se cache dans sa fontaine » (“Clef”)

Et ce point d’orgue, qui ouvre à l’Infini du Commencement :

« Je te salue dans la lumière » (“Mort et Résurrection d’un Poète”)

La poésie de Francesca Y. Caroutch est une enfant qui court dans le rire des blés jaunes, dans la verdeur des herbes folles, car, comme aurait pu le dire Armel Guerne, elle est une “femme de plein vent”.

Plus que jamais, il appartient aux poètes de rallumer les grands Alambics de la Beauté – pour célébrer les noces avec la vie !


© Thibault Marconnet



Thibault Marconnet, L'homme-fleur, 2015