dimanche 11 juin 2017

Amos Oz : “Pourquoi lire ?”


Je sais que ce titre est faussement naïf, mais il est important pour moi. Je veux commencer par décrire un petit tableau : « Imaginez une nuit de tempête en hiver. Un homme est assis, tout seul, dans un fauteuil et, à côté du fauteuil, il y a un lampadaire, qui répand une lumière douce ; dehors, je veux que le vent gémisse et cogne aux volets, qu’il y ait une sorte de profond silence de nuit d’hiver, et l’homme, ou la femme, est assis et lit un livre, pas un livre technique dont il a besoin pour se perfectionner dans son travail, ou pour accumuler des points de crédits quelconques, pas un livre en rapport avec son domaine d’activité, mais il lit un roman, il lit de la poésie ; je sais bien qu’on peut lire un roman non seulement par une nuit d’hiver, mais aussi un jour d’été, et pas seulement seul dans un fauteuil de sa chambre, mais aussi sur un banc de la gare routière de Tel-Aviv, ou dans l’autobus. Malgré cela, je vois dans mon tableau une personne seule dans une pièce, assise dans un fauteuil, par une nuit d’hiver, qui lit une œuvre littéraire. » Pourquoi ? Si j’avais posé cette question il y a cent ou deux cents ans, vous m’auriez dit : « Que pourrait-elle donc faire d’autre une nuit d’hiver ? Il n’y a pas le choix ! » Mais nous, nous vivons dans un monde où, dans cette même chambre où notre homme lit un livre dans son fauteuil, il y a aussi une télévision qu’il peut allumer pour avoir des images devant les yeux, une radio, peut-être même un magnétoscope et une chaîne stéréo – quatre options au moins aussi séduisantes que la lecture. On peut en outre faire un saut chez des amis, aller au cinéma, il y a même peut-être une discothèque. Tout ce qu’on n’avait pas il y a deux cents ans. Et voilà en effet de nombreuses années, plusieurs générations déjà, que nous entendons prophétiser la mort des belles-lettres. Quand on a inventé l’électricité et que le théâtre est devenu une activité du soir, et non plus du jour, les gens ont dit : « Maintenant, on ne lira plus de littérature. » Quand on a inventé le cinéma muet, sans bande sonore – rien que des images sans paroles –, on a dit : « Maintenant, c’est la mort et de la littérature, et du théâtre, les gens n’iront plus qu’au cinéma. » Et quand on a inventé le parlant, ils ont dit : « C’est fini, maintenant c’est la mort de la littérature, du théâtre et des films muets, le parlant va régner dans le monde. » Quand la télévision a été inventée, on a aussi expédié le cinéma au cimetière. Quand on a inventé la vidéo, on a dit : « Maintenant, les gens ne regarderont plus les programmes de télévision. » Et pourtant, tous ces morts sont bien vivants, et ne se sont jamais mieux portés.
Aujourd’hui, les gens lisent de la grande littérature dans le monde entier – pas seulement en Israël, mais en Israël manifestement plus que jamais, y compris l’époque dont on parle avec nostalgie, où il y avait toute une génération de gens très cultivés et plus persévérants. On lit plus presque partout dans le monde, tant proportionnellement qu’en nombre absolu. On me dit qu’Israël, notre pays, malgré tous ses malheurs, se situe au deuxième rang pour la lecture d’œuvres littéraires, au deuxième rang sous le soleil, après l’Islande, mais étant donné que l’Islande n’est pas exactement sous le soleil, alors nous pouvons même adopter la première place.
Et vous me dites, comment se peut-il que tous les médias électroniques, la télévision, le cinéma, etc., n’aient pas réussi à triompher de la littérature et à la tuer ? Les cimetières sont pleins de prophètes rageurs prédisant la mort de la littérature, mais la littérature est bien vivante, seuls les prophètes sont morts. Si je peux me permettre de m’écarter un peu du sujet de cette conférence, je me rappellerai toujours ce que j’ai vu lors de mon premier voyage à l’étranger, quand j’avais trente ans. Je suis arrivé à Paris en 1968. C’était la grande révolution des étudiants, avec des colonnes de fumée. Dehors, devant ma fenêtre, je vois le matin qu’on a écrit ces mots sur le mur, en lettres révolutionnaires d’un rouge flamboyant : « Dieu est mort – signé F. Nietzsche », c’est un philosophe qui a dit cela. Le lendemain, j’ouvre les volets, et sous les mots « Dieu est mort – signé F. Nietzsche », quelqu’un a écrit à la peinture noire : « Frédéric Nietzsche est mort – signé Dieu. » Et je repense toujours à cette histoire quand je me rappelle tous les prophètes de malheur qui ont annoncé que la littérature ne se relèverait pas, que la communication la tuerait.
Comme je viens de prononcer le mot « communication », je voudrais faire une autre petite digression, et vous dire que, pour moi, le mot même de « communication » est fallacieux. Non que je sois contre la radio, la presse ou la télévision, au contraire, mais ce terme est fallacieux. On ne doit pas appeler communication la radio, la presse ou la télévision. La communication, c’est quand je vous parle, quand vous me parlez, quand nous parlons ensemble, c’est ça la communication. Dans la télévision, il n’y a pas de communication : on me parle, et moi, tout au plus, je m’énerve et j’ai parfois envie de lancer ma chaussure contre l’écran. Et qui ne s’énerverait pas ? Quand je lis un journal, il m’arrive de bouillir, de vouloir crier, mais ce n’est pas de la communication, on ne doit pas l’appeler ainsi. La littérature est-elle de la communication ? Peut-être. De toute façon, la littérature est plus de la communication que la « communication ». On peut donc, semble-t-il, se demander ce qui amène un individu à lire des livres à une époque où il y a des moyens plus immédiats, plus directs de partager des expériences.
Je pense que la question contient déjà la réponse. Aucun art, aucune forme d’art, n’est aussi abstrait, ne fait moins appel aux sens que la littérature. Le cinéma, la télévision et le théâtre sont des arts visuels et auditifs, ils parlent à l’œil comme à l’oreille. La sculpture et la peinture sont des arts visuels. Nous les saisissons avant tout par l’œil, et c’est ensuite peut-être que la tête travaille, parfois, si elle y est disposée. La musique est un art totalement auditif, elle nous parvient avant tout par l’ouïe ; et qui sait, il y aura demain peut-être des arts olfactifs. Au cinéma, quand le héros et l’héroïne se promèneront dans une roseraie, il y aura peut-être des moyens techniques permettant de remplir la salle du parfum des roses, et quand on verra une scène qui se passe dans une décharge, les spectateurs se boucheront le nez. Et alors, ce sera encore plus sensoriel. C’est possible, techniquement, cela peut arriver. Et moi, je dis que c’est justement parce que la littérature est le moins sensoriel de tous les arts qu’il se passe quelque chose entre elle et nous, entre elle et le lecteur, ce qui n’existe pas dans les autres arts. C’est avant tout une affaire privée. Je sais qu’en Russie on a l’habitude de faire venir un poète au stade, pour y lire ses poèmes devant les spectateurs du Poel de Moscou, ou du Maccabi de Saint-Pétersbourg, mais la littérature est fondamentalement une affaire intime entre deux personnes, l’écrivain et le lecteur. Quand je dis « l’écrivain et le lecteur », c’est évidemment aussi l’auteur-femme et le lecteur, ou l’auteur-homme et la lectrice, ou toute autre combinaison possible, toutes les options que vous voulez. Mais c’est encore une fois une affaire privée, où vous ne pouvez vous aider d’aucun de vos sens. Ce que vous recevez de l’écrivain n’est qu’une feuille recouverte de signes imprimés, comment dire, « un champ de neige où grouillent des fourmis noires », c’est tout, et tout le reste est entre vos mains. Il n’y a rien pour l’oreille, ni pour le nez, ni pour les doigts qui tâtent, ou l’œil qui voit. Vous devez être un partenaire beaucoup plus actif. Voilà que je viens de donner la réponse. La participation que la lecture exige du lecteur est inestimablement plus intense que la participation requise par toute autre forme d’art. Je vais éclaircir un peu cela : on peut sans aucune difficulté être assis au restaurant et parler d’affaires, d’actions, d’investissements et entendre en musique de fond un beau morceau de Bach ; je pense d’ailleurs que c’est de la sauvagerie, mais on le fait. On peut se promener dans un musée avec une jeune fille, ou un jeune homme, regarder les sculptures et en même temps parler un peu de ce qu’on fera après, ou de l’endroit où l’on était la semaine d’avant. Et, bien sûr, on peut regarder la télévision, somnoler un moment, continuer à regarder, et rien ne s’est passé, penser à autre chose, ou bavarder un peu avec quelqu’un à côté de vous. Avec la lecture, c’est impossible : ou bien vous êtes tout entier avec le livre, ou bien vous ne pouvez pas lire, même si vous êtes un génie. Vous pouvez évidemment vous rendre aux toilettes et emporter le livre avec vous, ce qu’on fait quand le livre est très palpitant, mais on ne peut pas faire deux choses à la fois. Même si vous êtes Napoléon, qui était célèbre pour pouvoir écrire, parler, et même se gratter la tête en même temps. Quand vous lisez, vous êtes tout entier lecteur, et rien d’autre. La lecture ne peut pas être une toile de fond. Vous ne pouvez pas lire tout en bavardant. Vous avez aussi une liberté que les autres arts ne vous donnent pas : le droit de dicter votre rythme. Vous pouvez lire vite, ou lentement, vous pouvez vous arrêter, retourner sous votre langue une ligne, une phrase, un paragraphe autant de fois que vous le désirez, puis continuer. C’est vous et non la télévision israélienne qui décidez des entractes. Vous pouvez, si vous le désirez, vous arrêter après une page, ou bien passer la nuit à lire. C’est tout cela qui fait la spécificité de la lecture, qui est une expérience plus exigeante, mais ce qui exige davantage, en général, donne davantage aussi. Dans la lecture comme dans l’amour. Maintenant, quand je parle de « participation », du pouvoir de participation du lecteur, de l’intensité de cette participation, je parle en fait de production commune,  de « coproduction ». La contribution du lecteur à cette production, c’est toute son expérience de la vie : l’expérience d’un coucher de soleil, de l’amour et de la solitude pour décrire l’amour et la solitude. Autrement, il n’y a rien. Vous ne pouvez pas être un lecteur passif au sens où vous pouvez être un spectateur de télévision passif, ou un spectateur de cinéma passif, qui suit à peu près l’intrigue. Ou bien vous êtes dedans, ou bien vous refermez le livre et vous dites franchement, à juste titre : « Cela ne me dit rien, c’est peut-être un chef-d’œuvre, mais cela ne me dit rien. » Pour moi, bien sûr, comme pour tout le monde, il y a des œuvres dont je suppose qu’elles sont vraiment des chefs-d’œuvre mais qui ne me font rien. C’est sans rapport avec moi, cela n’éveille en moi aucune envie, aucun désir d’investir, en tant que lecteur, une part de moi-même à cette coproduction. C’est aussi pour cette raison qu’il n’y a pas deux lecteurs qui aient lu le même livre. Supposons qu’un homme et une femme aient lu le dernier roman d’A. B. Yehoshua, et qu’ils en parlent ensemble, ils ne manqueront pas de s’étonner : parlent-ils du même livre ? Il peut avoir beaucoup plu à l’un, et pas du tout à l’autre, et même au cas où il aurait beaucoup plus aux deux, lui dira : dans le roman d’A. B. Yehoshua, j’ai été surtout sensible au grotesque de Molkho, c’est un personnage tellement drôle – quoi qu’il fasse, le résultat est toujours l’inverse du but recherché, il a deux mains gauches. Et elle dira : « Tu as ri ? Je n’ai rien trouvé de risible. Ce que j’ai lu m’a brisé le cœur. » Deux personnes ne lisent pas le même livre. Et ce n’est pas un hasard, ce n’est pas parce que l’un l’a bien lu et l’autre pas très bien, mais c’est parce qu’il s’agit là d’une production différente. Là, la coproduction d’A. B. Yehoshua et d’un lecteur. Ici, celle d’A. B. Yehoshua et d’une lectrice. Et ce sont deux productions différentes. À la deuxième lecture du livre, nous ne lisons pas pour savoir qui a fait quoi et à qui. Cratyle, le disciple d’Héraclite l’Obscur, qui avait dit : « On ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve », avait complété ainsi le propos de son maître : « Et d’ailleurs on ne peut pas même une fois se baigner dans le même fleuve. » Que voulait-il dire ? Toi, Héraclite, tu dis qu’on ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve car, si tu reviens le lendemain te laver dans le fleuve où tu t’es lavé la veille, l’eau d’hier s’est déjà sauvée à cent lieues d’ici, c’est une autre eau, et toi aussi tu as un peu changé. Et Cratyle dit que, pendant que tu te baignes, l’eau coule sans arrêt, et toi tu changes aussi un peu. Je transpose cette idée à la lecture, à l’expérience de la lecture, et je dis : « On ne peut même pas lire une fois le même livre. » Si c’est un livre qui nous touche, quelque chose change en nous au cours de la lecture, quelque chose s’ouvre, il y a une sorte de réponse, des choses que nous avions peut-être refoulées dans le passé, un certain élément en nous avec lequel nous ne voulions pas avoir affaire, nous les voyons soudain autrement.
Plus la participation du lecteur, sentimentale et intellectuelle est profonde, plus l’expérience du lecteur sera intense, à condition qu’il y ait place pour une participation. Il peut se faire qu’une personne commence un livre, en lise dix, vingt pages, mais ne le trouve pas très excitant, ne soit pas très enthousiasmée. Comme dans l’amour, cela vaut parfois la peine d’essayer une deuxième fois, si cela ne marche pas la première. Mais, en fin de compte, j’admets que tous les lecteurs peuvent ne pas participer à toutes les œuvres : ce n’est ni le « loto » ni le « sportoto ».
Nous lisons des livres – et on y trouve tout. Tout, et plus encore. Si le livre est mauvais, il est rempli de clichés, tout y est prévisible, tellement usé et connu d’avance que nous savons que les riches veulent être encore plus riches, que les forts veulent gagner, que tous les hommes ne veulent qu’une seule chose, et toutes les jeunes filles la même. C’est la nature même de la mauvaise littérature ou d’une médiocre série de télévision. S’il s’agit de bonne littérature, l’intensité de la surprise ne tient pas au fait que les héros se soient fait telle ou telle chose, mais à la relation au lecteur, à cette affaire de coproduction entre l’écrivain et celui qui le lit, la profondeur de la surprise réside dans ce que la lecture nous révèle sur nous-mêmes. Et il se produit alors ce que je décrirai comme une « grâce ». Voyez les héros de ce qu’on appelle chez nous des « chefs-d’œuvre » – une galerie de cinglés et d’assassins : Antigone, Médée, Œdipe et ce qu’il fait là-bas à son père et à sa mère, Don Quichotte et Hamlet, Macbeth, le roi Lear, les frères Karamazov et Raskolnikov – je vous dis, et j’en prends l’entière responsabilité, que le pourcentage d’assassins dans la population des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale est plus élevé que dans toutes les régions du monde les plus touchées par la criminalité… Ces gens, si nous les rencontrions, nous en aurions une si grande peur que nous nous sauverions sur l’autre trottoir, ou nous nous en écarterions par dégoût, répulsion ou mépris. Voyez le récit de Tchekhov – un vieillard dégénéré qui sent mauvais de la bouche, qui est soûl la moitié du temps et bafouille des insanités et qui, en plus, ne s’est pas lavé depuis la campagne de Russie des armées de Napoléon. Cet homme dont nous nous écarterions pour de bon dans la vie et qui bafouille tout le temps des paroles incohérentes, nous lisons des choses sur lui dans une histoire et, tout à coup, nous pouvons non seulement rester en sa compagnie, mais il se produit aussi une sorte d’intimité, non que nous ayons pitié de lui, ça, ce serait dans la mauvaise littérature, mais nous lui répondons. Il parle de quelque chose qui est en nous. Alors quand je dis « grâce », ce n’est pas que nous faisons grâce aux assassins et aux criminels, aux nymphomanes, aux malades mentaux et aux traîtres. Nous, en tant que lecteurs, nous accordons notre grâce à quelque chose en nous, à cette part de nous-mêmes avec laquelle en général nous ne vivons pas en paix. Et c’est là le grand miracle de l’art en général, et de la littérature en particulier, la possibilité d’une grâce. La réconciliation, finalement, avec cette part de nous-mêmes dont nous aurions voulu qu’elle meure ou qu’elle n’existe pas.

Amos Oz

(in Les deux morts de ma grand-mère, Collection Folio, Gallimard, 2004, p. 103-114)
Extraits d’une conférence prononcée en 1987 à un colloque littéraire organisé à Dimona par l’association « Omanouth la Am ». Traduit de l’hébreu par Flore Abergel.


Arad - Amos Oz - 2004 - © MICHA BAR AM - MAGNUM PHOTOS