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vendredi 8 septembre 2017

Grain de sel



La vie a un goût de sel, se disait le vieux pêcheur Yórgos, assis au petit matin dans son caïque qui flottait doucement sur la mer Égée. À quelque distance, l’île d’Hydra resplendissait comme une pierre précieuse sous le feu du soleil levant. La vie a un goût de sel et c’est ça qui lui donne sa saveur, pensait Yórgos en lui-même. Il aimait ces dialogues matinaux avec son âme, lorsqu’il était seul sur l’eau à attendre que les poissons viennent se prendre dans ses filets. Seulement, du sel il n’en faut pas trop, sinon c’est écœurant. C’est comme la vieille Eléni, qui en met toujours beaucoup trop dans ses plats. Ce n’est pas la mer à boire, mais presque ! Pas étonnant qu’on se rince autant le gosier avec le raki de sa taverne, histoire de noyer tout le sel de sa cuisine.
Je me souviens d’un jour où j’étais enfant. C’était en 1941 ou 1942. Mon père, Kostas, avait mis tout son barda sur le dos, pour aller faire la guerre dans les montagnes contre l’envahisseur allemand. Sur le seuil de la porte de notre maison je le regardai intensément qui embrassait ma mère, et lui couvrait le visage des baisers rugueux de sa barbe noire. Ma mère, la belle Ariádni, pleurait tout le sel de son corps en se serrant contre son époux, comme un poulpe étire ses tentacules autour de sa proie. Mon père caressait à pleines mains ses longs cheveux défaits en essayant de la rassurer, ce ne serait pas long, on aurait vite fait de les foutre à l’eau, et puis ensuite la vie reprendrait son cours normal.
Comme il devait rejoindre d’autres partisans qui l’attendaient, il embrassa une dernière fois sa femme en pleurs puis il me regarda du coin de l’œil, moi, son fils unique, le petit Yórgos. Je ne savais pas au juste dans quelle tragédie mon père allait se fourrer mais, au regard grave qu’il me lança, je compris instinctivement qu’il me confiait la tâche d’être le nouveau capitaine de notre embarcation, et me demandait silencieusement de veiller sur ma mère désormais. Un vague sourire se dessina dans sa barbe de charbon, et il se pencha vers moi. Dans sa large paume ouverte, quelques grains de sel blanchissaient la peau brune de sa main. Il m’en tendit un et me dit : « Regarde, Yórgos, ça c’est l’or blanc de la mer, c’est ce qui donne du goût à la vie. Si jamais tu la trouves trop fade, ajoute donc un grain de sel. Mais fais attention, il faut bien savoir mesurer la quantité qu’on en met, autrement ça gâche tout. C’est comme les forces de l’homme et de la femme, il ne faut pas en excéder les limites, car la vie est dure et impitoyable parfois. Et il faut toujours garder de quoi tenir jusqu’au bout de la traversée. » Disant ces mots, il déposa un grain de sel sur ma langue avant de m’embrasser le front et de partir au loin.
Je n’ai jamais revu mon père. Mais j’ai toujours dans la bouche le goût de ce dernier grain de sel, qui fait que je ne l’oublierai jamais. Sois tranquille, Papa, je prends soin de tes filets et de ton caïque. Repose en paix avec Maman auprès de toi, qui t’a rejoint dans la nuit des âmes il y a dix ans de cela. Ton fils est vieux maintenant et je sens que mon voyage prendra bientôt fin. Mais tant qu’il me restera des forces j’irai le plus loin que je peux, avec ton grain de sel dans ma poitrine, comme un petit soleil blanc.


© Thibault Marconnet
Écrit le 8 septembre 2017










vendredi 4 décembre 2015

Le don des eaux, le don du coeur

Emil Nolde, Yellow Sea


Giuseppe se leva avec le soleil. Au-dehors, le ciel bleu était pommelé de quelques nuages clairsemés. Le coq se mit à chanter chez Agostina. Dans ce petit village des Pouilles situé en bord de mer tous les habitants se connaissaient. Andrea, le boulanger, s’activait devant son four, le visage rouge et tout suant. La jeune et belle Giulietta, quant à elle, dormait profondément dans son lit encore enroulée dans la nuit de ses draps, une fine veine bleue faisant palpiter la peau de son cou sur un rythme lent et paisible. Le vieux Giacomo était assis devant sa table de noyer, scrutant les caractères noirs de sa Bible pour y trouver des présages concernant l’avenir.
De son côté Giuseppe, qui était pêcheur, sortit dans l’air frais du matin, un tas de filets enroulé sur ses épaules comme des anguilles mortes. Tout en mettant sa barque à l’eau, il ne cessait de penser à Giulietta dont il était secrètement amoureux ainsi que tous les jeunes hommes du village. Il regarda la maison blanche dans laquelle elle vivait en compagnie de son père, Massimo. Tout semblait endormi dans un sommeil de plomb.
Giuseppe grimpa lestement dans sa barque et, sous la poussée des rames, l’eau lui fit passage. Depuis des jours la pêche ne donnait rien, les poissons semblaient se cacher au plus profond de la mer. L’esprit de Giuseppe fut happé par le souvenir d’un rêve qui le poursuivait depuis des nuits. Un poulpe géant, comme une tache d’encre noire sur la page blanche de l’écume, saisissait Giulietta, nue et sans force, et l’emportait avec lui au fond des eaux de même qu’un voleur cache un bijou de grande valeur dans le ventre en bois d’un coffre secret. Dans son rêve, Giuseppe était comme paralysé, plus fixe qu’un Christ en croix. Les lèvres au-dessus de l’eau, le jeune homme récita des prières à la Vierge et jeta son filet.
Quelques minutes plus tard, celui-ci se mit à bouger brusquement et Giuseppe le remonta. Un poulpe s’était empêtré dedans. Giuseppe eut un sursaut d’effroi mais se ressaisit bien vite : ce poulpe-là n’avait rien à voir avec celui de son cauchemar. Le jeune pêcheur attendit tout le reste de la journée avec le poulpe inanimé dans sa barque. Voyant qu’aucun poisson ne daignerait se montrer, il retourna au village.
Après avoir accosté il souleva le poulpe dans ses bras et c’est alors qu’il vit, dans la lumière du jour qui faiblissait, quelque chose briller sur l’une des tentacules de l’animal. Giuseppe trouva une pierre précieuse coincée entre deux ventouses, laquelle dardait un feu vert. Il la garda longtemps serrée dans la paume de sa main, rempli d’émotion et de joie. Son rêve venait de s’éclairer pour lui : ce cadeau du poulpe serait pour Giulietta.
Le visage illuminé d’un sourire il croisa Andrea qui, ayant fini sa journée, avait le front et les joues parsemés de traces de farine. Giuseppe maintint la pierre précieuse bien cachée dans le creux de sa main et salua le boulanger d’un signe de la tête. Puis le jeune pêcheur s’approcha, le cœur battant, de la maison blanche où vivait celle dont il était épris. Sans filet, mais muni de sa pierre précieuse, il espérait gagner le cœur de Giulietta. Il frappa à la porte.
La nuit venait de tomber mais Giuseppe était baigné dans la lumière verte de la pierre comme dans un manteau de jeunes feuilles printanières. Giulietta ouvrit la porte et lui sourit. On eût dit qu’elle l’attendait, que sa présence n’avait rien d’inaccoutumée à ses yeux. Ce que ne savait pas le jeune pêcheur, c’est que son amour était partagé par celle qu’il aimait.
Giuseppe ouvrit sa main. La pierre précieuse avait disparu mais la main de Giulietta était déjà dans la sienne. Et le cœur de la jeune femme battait dans sa paume comme un cadeau inestimable.


© Thibault Marconnet

le 04 décembre 2015



Marc Chagall, Le paysage bleu, 1949