jeudi 29 janvier 2015

Guillaume Depardieu - Post Mortem [2013]




Toutes voiles dehors


Je me dois de l’avouer, j’avais quelques a priori avant d’écouter cet album posthume. En premier lieu, il faut savoir que cet opus n'a pas pu être achevé par Guillaume Depardieu lui-même. Les maquettes ont été enregistrées par François Bernheim peu de mois avant que le jeune acteur ne trouve la mort. Julie Depardieu savait à quel point son frère tenait à aller jusqu'au bout de cet album et elle a décidé de le faire pour lui, avec l'espoir de ne pas se trouver trop à l'encontre du résultat que celui-ci aurait voulu. Elle fit donc appel à Vincent Segal (excellent violoncelliste) ainsi qu'à Renaud Letang pour composer les arrangements ; et accompagner au mieux cette voix qui est comme la plaie vive et douloureuse d'une brûlure de cigarette à même la peau nue.

Je ne sais pour quelle raison mais je m’attendais à un album feutré, lisse, sage (trop sage).
C’était oublier un peu vite la personnalité flamboyante de l’acteur.

Ici, nulle place pour la mièvrerie. Ce n’est pas un bonbon qu’on suce : c’est une lame de rasoir qui nous fouille le cœur.

En lieu et place de lait, c’est de la cigüe qui s’égoutte de ce sein d’homme blessé.

Brut et vénéneux, Post Mortem ne pourra jamais s’écouter en toile de fond.

Il y a des feulements de tigre dans la voix de Guillaume Depardieu ; comme des envies de lacérer la peau du silence.

Sa puissance vocale est une véritable révélation : ses mots sont des lances qu’il jette loin en avant de lui.

Aucun compromis possible pour l’auditeur.
Celui-ci peut accepter de se plonger dans cette eau trouble où s’étirent quelques éclaircies, ou bien préférer fuir au loin et jeter la pierre.

Cet album, toutes voiles dehors, est un voilier à la dérive.

À chacun de sentir s’il est prêt pour accompagner Guillaume Depardieu dans cette lumière crue, au cœur de cette errance musicale où les accalmies se font rares.

Certaines chansons cognent comme des coups de poing dans l’estomac : Je mets les voiles ; La violence ; Ma vérité.

Ecouter Post Mortem demande une implication totale ; un peu à la façon dont Guillaume Depardieu habite ses mots : avec la présence d’un feu qui rougeoie dans le noir.

Fast Food décrit avec une salutaire ironie ce monde médiocre et prémâché dans lequel nous évoluons :

« Là où le sang n’est plus qu’une image, / Là où les odeurs ne sont plus ni violentes, / Ni amères, / Là où seules règnent les tiédasses sucrées, / Les pensées peroxydées, / Les poitrines en plastique, / Les culs sans odeur, / L’argent merde / Devenu roi, / Mangeable par l’alchimiste capitaliste / Puant l’after-shave, / Et les masques odeur, / L’idole sentira l’horreur de la pisse, / Il signera ses œuvres, / Peintes au sang et à la merde, / D’un trait. / Où l’anonyme aura remplacé / La rage d’exister, / La gesticulation absurde, / Puant la peur, / Aura enfin une éthique / Et des règles. / Seuls les plus forts survivront, / Le spectacle est réjouissant d’avance. »

Post Mortem est un cri qui reste longtemps dans l’oreille ; le battement d’un cœur fou : fou de vie.

Au bout de cette nuit gorgée d’ivresse, de larmes et d’amour, Les mots Samouraï viennent clore cet unique opus avec l’éclat d’une lame :

« Je n’ai que les mots tout beaux / Pour dénoncer les mots tout faux, / L’arme des affamés, / Ceux qui n’ont plus de larmes / Les mots ultra ciselés, / Les métaux les plus purs, / Pour mieux les transpercer, / Qu’ils puissent mieux rendre l’âme, / Ces mots faits pour crever […] / Je n’ai que les mots tout beaux / Pour dénoncer les mots tout faux, / Les mots Samouraï. »

Sur l’un des premiers feuillets de l’album, on peut lire ces mots manuscrits de Guillaume Depardieu :

« Chaque fois que je me quitte,
je chante et me retrouve !
C’est par le murmure que
j’éteins les cris.
C’est ma rhétorique. »

Tranchant et cinglant, Post Mortem est un tesson de verre d’où jaillit un sang d’or.

Bien que l’homme soit mort, on ne peut enterrer la lumière qui brûlait dans le corps.


© Thibault Marconnet

30/11/2013




Guillaume Depardieu (photographié lors du tournage du film “Versailles”)

lundi 26 janvier 2015

Jean-Louis Murat - Live in Dolorès / Murat en plein air [1998]




« Rien n’est important, j’écris des chansons / Comme on purgerait des vipères... »
En 1998, à la lisière du XXIe siècle, Jean-Louis Murat n'en finit pas d'étonner.
Après le très beau Dolorès, où sa voix courait sur une peau féminine, voici qu'il pénètre à même la chair dans l'intimité de cette énigmatique muse pour mieux nous dévoiler la vie qui palpite en son sein.
Fleur de nuit sans doute que cette femme, dont la vie est “à fleur de peau”.

“Une vie de terre et d'eau” semble s'écouler en elle tant la nature est présente au cœur de cette œuvre : les oiseaux y chantent dans leur beau ramage inconnu un cantique d’ivresse ; le murmure des ruisseaux n'est pas loin et Murat bat la campagne comme un pèlerin qui voudrait, au milieu des herbes, retrouver l'Origine du monde telle que Courbet nous la fît voir en son temps. Le barde auvergnat n’a sans doute jamais été aussi loin, aussi haut, aussi profond. Fort Alamo est reprise dans une version enragée qui m’a bien souvent accompagné quand le monde autour de moi ne m’apparaissait plus que comme une parodie, un tiède et vain simulacre. « Tes gestes d’orfèvre / Ta vie de femelle / Je te jure / Que je m’en fous / Le plaisir vorace / Dans l’impasse / Et alors ? […] / Je m’en fous... »

L'année 1991 fut également fertile pour Jean-Louis Murat et la moisson fut bonne.
Avant de se recouvrir d'un “manteau de pluie”, le bluesman arverne aux yeux d'azur, avait décidé, avec Murat en plein air, de prendre l'air du temps en interrogeant son climat intérieur.
En ressort un chant de la terre, où cloches et beuglements de vaches avoisinent des liturgies d'oiseaux et les trilles bondissants de l'eau des torrents.
Murat en plein air est une sorte d'éclat de météorite encore fumant et c'est cette pierre des étoiles que le fils des puys nous confie pour mémoire.
“Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur”, eut pu dire Mallarmé en son langage.

Live in Dolorès / Murat en plein air est pour moi une sorte de mantra, un chant de survie au cœur d’un monde malade et dont le seul médecin efficace me semble être l’imaginaire. Chaque fois que j’écoute ce double album hors du temps, j’ai envie de prononcer les mots de l’écrivain lyonnais Serge Rivron, issus de son prodigieux livre La Chair : « Je ne me suis pas suicidé parce que j’emmerde le réel. »


© Thibault Marconnet
le 05 juin 2013


Tracklist :

CD1 :

01 - Perce-Neige
02 - Au fin fond d’une contrée [Akhenaton / Jean-Louis Murat]
03 - Fort Alamo
04 - Aimer
05 - Margot
06 - Oncle Vania
07 - La Chanson de Dolorès
08 - Little Valentine
09 - Benito
10 - L’Excursion au Mont D’Or

CD2 :

01 - Intro Col
02 - Le Berger de Chamablanc
03 - Terres de France
04 - Dordogne
05 - Le Lait des Narcisses



Deux entretiens radiophoniques : 





Jean-Louis Murat

mardi 20 janvier 2015

Giora Feidman & Ben Becker - Paul Celan / Zweistimmig [2013]



Kaddish pour Paul Celan

« Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends / wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts / wir trinken und triken / wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng » (« Lait noir de l’aube nous le buvons le soir / le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit / nous buvons et buvons / nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré »). Ainsi commence Todesfuge (Fugue de mort) dans l’admirable traduction de Jean-Pierre Lefebvre, l’un des poèmes les plus douloureux qu’un homme ait pu écrire pour parler des camps de la mort : ces points noirs fruits d’une immonde cartographie. Cet habité du langage poétique perdit ses parents qui moururent dans un camp d’internement, après avoir creusé leur propre tombe dans le lait noir de l’aube... Cet homme, ce poète de langue allemande et d’origine roumaine ; ce juif qui échappa aux chambres à gaz grâce à un maigre sursis au sein d’un camp de travail forcé, finit pourtant par se suicider en 1970 à l’âge de 49 ans, après s’être jeté depuis le Pont Mirabeau dans la Seine, ce sale miroir couleur de boue ; son corps de plume, lourd d’une encre ténébreuse, balancé comme un boulet d’amertume dans ce Styx parisien qui lui ouvrit ses bras ainsi qu’une mère embrasse un enfant au cœur gonflé de larmes. Cet homme hanté par le sang de sa mémoire et qui avait choisi de rejoindre la cendre des siens, c’était Paul Celan : le plus grand poète de langue allemande que connut le XXe siècle. 

Alors que le philosophe Theodor Adorno proclamait le fait qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare » ; de sa lance poétique, celui qui n’était alors qu’un inconnu, remua la poussière des morts pour témoigner de ce qui fut, pour qu’une parole puisse apporter un peu de présence aux absents dont la seule tombe fut l’implacable vide du ciel. Et cet homme tourmenté, traînant avec peine son âme ainsi qu’un éternel drap noir de deuil, à force de former dans sa bouche des mots de fantôme pour tenter d’exprimer l’indicible, devint à son tour un absent : la vie s’écoula de son sein comme l’eau qui file entre les doigts d’une main. Mais sa parole avait fendu la mer sanglante du passé et désormais rien ne serait plus comme avant. 

Le comédien allemand, Ben Becker, incarne de sa voix grave et chaude la parole d’outre-tombe de ce poète unique. Et qui mieux que l’immense clarinettiste Giora Feidman pour l’accompagner dans cette tâche, pour attiser le feu vivant des mots de Paul Celan avec le souffle prodigieux de sa clarinette ? Outre des poèmes issus du recueil Pavot et mémoire, Ben Becker déclame également des extraits de la correspondance du poète, entre autres celle qu’il entretint avec Ingeborg Bachmann, femme tant aimée, sœur de lait en écriture. Dans le plein silence résonne la voix du comédien. Quant à la musique jouée par Giora Feidman et ses deux acolytes (contrebasse et guitare), elle fait son entrée, la plupart du temps, après que soient prononcés les derniers mots du texte. Et, par moments, musique et voix s’entremêlent sans aucun accroc telles deux fumées blanches qui se mélangent harmonieusement. 

Pour cet hommage à Paul Celan, Giora Feidman reprend des thèmes musicaux provenant du terreau de la féconde tradition ashkénaze ainsi que des airs de Joseph Haydn, une composition de Chick Corea et la Gnossienne No. 1 d’Erik Satie. Bien que je ne sache pas saisir un traître mot de la langue allemande, il ressort de cette œuvre dans laquelle vers et musique se croisent et s’entrecroisent avec beauté, une mélancolie qui me serre le cœur et l’emprisonne dans des barbelés. Mais cet album, de même que la poésie de Paul Celan, n’est pas dépourvu pour autant d’une certaine lumière qui vient sautiller en instants de grâce ainsi que pattes d’oiseau sur un lac gelé. 

Quand la glace fondra et que l’eau reprendra ses droits, alors l’oiseau-poète s’envolera pour trouer le silence obstiné de la bouche morte du ciel. Pour finir, je tiens à laisser la parole à Henri Michaux, autre grand poète, qui écrivit ces vers pour exprimer le suicide de son ami : « Partir. / De toute façon partir. / Le long couteau du flot de l’eau arrêtera la parole. »

© Thibault Marconnet

Tracklist :

01 - Prayer
02 - Ingeborg Bachmann An Paul Celan
03 - Corona
05 - Espenbaum
07 - Todesfuge
09 - Mein Lieber Eric
10 - Der Von Den Ungeschriebenen
11 - Für Eric
12 - Denk Dir
13 - Coagula
14 - Schreib Dich Nicht
15 - Psychiatrische Klinik Und »Ein Wort«
16 - 15. Mai
17 - In Eins
18 - Gisèle Celan-Lestrange An Paul Celan
19 - 14. Januar 1970
20 - Fadensonnen
22 - Armbanduhr
23 - Es Wird
24 - Paris, 20. März 1970
25 - Pont Mirabeau
26 - Rebleute
27 - Er Hatte In Der Stadt Paris
28 - Stimmen
29 - Worte Von Paul Celan



Giora Feidman & Ben Becker

samedi 17 janvier 2015

Léon Bloy : “L'Âme de Napoléon”





« Napoléon n’était pas la multitude. Il était seul, absolument, terriblement seul, et sa solitude avait un aspect d’éternité. Les anachorètes fameux de l’antiquité chrétienne avaient, dans leurs déserts, la conversation des Anges. Ces saints hommes étaient isolés, mais non pas uniques ; ils se voyaient entre eux quelquefois, et leur dénombrement est difficile. Napoléon, semblable à un monstre qui aurait survécu à l’abolition de son espèce, fut vraiment seul, sans compagnons pour le comprendre ou l’assister, sans anges visibles et, peut-être aussi, sans Dieu ; mais cela, qui peut le savoir ?
N’ayant pas d’égaux ni de semblables, il fut seul au milieu des rois qui ressemblaient à des domestiques aussitôt qu’ils s’approchaient de sa personne ; il fut seul au milieu de ses pauvres soldats qui ne pouvaient lui donner que leur sang et qui n’en furent point avares. Il fut seul à Sainte-Hélène au milieu des rats de Longwood et des dévouements rongeurs qui prétendaient le consoler. Il fut seul enfin et surtout au milieu de lui-même, où il errait tel qu’un lépreux inabordable dans un palais immense et désert. Seul à Jamais, comme la Montagne ou l’Océan !... » Léon Bloy (in L’Âme de Napoléon p. 47)

« Quand viendra-t-il, Celui-là qui doit venir et qui ne fut, sous Napoléon, que pressenti par le tremblement universel des peuples ? Il viendra, sans doute, en France, comme il convient, Notre-Dame de Compassion ayant pleuré à la Salette en parlant de Lui… Il viendra pour Dieu ou contre Dieu, on n’en sait rien. Mais il sera certainement l’Homme attendu par les bons et par les méchants, Missionnaire surnaturel de joie et de désespoir que tant de prophètes ont annoncé, que les cris des bêtes craintives ou féroces ont prévu, aussi bien que le chant limpide ou mélancolique des oiseaux, la clameur des gouffres ou l’épouvantable exhalaison des charniers, - depuis la Désobéissance du Patriarche de l’Humanité.
Ce jour-là, on saura enfin la vraie forme de la terre et pourquoi elle se nomme l’Escabeau des Pieds du Seigneur. » Léon Bloy (in L’Âme de Napoléon p. 79)

« Reste à savoir ce que devint son âme, sa trop grande âme, dans cet effroyable tourbillon d’iniquités. Âme d’un lycéen sublime, emportée par le Souffle de Dieu à des hauteurs inconnues, ne voyant presque plus la petitesse humaine, incorrigiblement amoureuse de tout ce qui paraissait avoir de la générosité ou de la grandeur et, à cause de cela, malgré le plus somptueux génie, désignée, beaucoup plus qu’une âme ordinaire, à toutes les souffrances de la Déception.
Il y a, dans les plus humbles églises de France, une pauvre lampe allumée la nuit et le jour, devant le Saint-Sacrement de l’Autel. Il me vient cette idée, absurde peut-être, que cette lampe est quelque chose comme la confiance de Napoléon. » Léon Bloy (in L’Âme de Napoléon p. 106)

« Ce qu’il fallait à ce Personnage extraordinaire, c’était l’ange gardien du petit enfant abandonné sur la route du monde, un modeste protecteur pour éloigner de lui les chiens vagabonds, pour le guider parmi les ronces ou les cailloux qui eussent pu l’offenser, un humble et quasi timide ange gardien pour le plus grand de tous les hommes ! Un très doux ami invisible, déférent et grave, pour lui dire au fond du cœur :
Pardonne souvent, mais ne pardonne pas toujours. Dieu t’a fait le père de cinquante millions de ses créatures qui ne peuvent pas savoir qui tu es puisque tu ne le sais pas toi-même. Ne dévore pas ces malheureux qui sont à la Ressemblance de Dieu et à ta propre ressemblance. On te permet d’enchaîner les rois et de les fouler à tes pieds parce qu’ils sont vomis de l’Esprit-Saint que tu signifies peut-être. Seulement ne sois pas trop habile et n’entreprends pas de supprimer les montagnes qui appartiennent à Dieu. Jusque-là tu seras invincible, mais pas plus loin et tu t’en apercevrais aussitôt. La neige et le déluge sont sur leurs cimes ; ne les force pas à en descendre.” » Léon Bloy (in L’Âme de Napoléon p. 122-123)


Léon Bloy

Georges Bernanos : “Les enfants humiliés” et “Lettre aux Anglais”







« […] il faut beaucoup de prodigues pour faire un peuple généreux, beaucoup d’indisciplinés pour faire un peuple libre, et beaucoup de jeunes fous pour faire un peuple héroïque. » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés)

« […] c’est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale. Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents. » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés)

« Je n’ai pas perdu mon pays, je ne pourrais le perdre à demi, je le perdrais s’il ne m’était plus nécessaire, s’il ne m’était plus nécessaire de me sentir français. Le reste importe peu à mes yeux. Certaine nostalgie des déracinés m’inspire même plus de dégoût que de compassion. Ils pleurent les habitudes perdues, ils geignent sur des moignons d’habitudes encore vifs et sanguinolents, ils ont mal à la France comme le manchot au pouce de sa main amputée. Rien ne fera jamais de moi un déraciné, je ne vivrais pas cinq minutes les racines en l’air, je ne serai déraciné que de la vie. Tant que je vivrai je tiendrai au pays comme à l’enfance, et lorsque la sève ne montera plus, toutes les feuilles tomberont d’un seul coup. Ils me font rigoler avec leur nostalgie des paysages français ! Je n’ai pas revu ceux de ma jeunesse, j’en ai préféré d’autres, je tiens à la Provence par un sentiment mille fois plus fort et plus jaloux. Il n’en est pas moins vrai qu’après trente ans d’absence – ou de ce que nous appelons de ce nom – les personnages de mes livres se retrouvent d’eux-mêmes aux lieux que j’ai cru quitter. Ici ou ailleurs, pourquoi aurais-je la nostalgie de ce que je possède malgré moi, que je ne puis trahir ? Pourquoi évoquerais-je avec mélancolie l’eau noire du chemin creux, la haie qui siffle sous l’averse, puisque je suis moi-même la haie et l’eau noire ? » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés, p. 27-28)

« Je ferme chaque soir ce cahier, résolu à ne plus l’ouvrir, du moins avant longtemps. Et chaque matin, je reviens m’asseoir à l’ombre vite rétrécie du mur, sous un manguier desséché dont les fruits pendent au bout d’un pédoncule mort, et qui tombent un à un, rebondissent sur le sol durci. Un autre mur me fait face, criblé de taches lumineuses immobiles, écaillé, râpé, pelé par le soleil, atteint de cette gale solaire qui restera toujours pour moi comme le signe presque abstrait de l’extrême misère, de la misère sans remède et sans espérance. Au fond de cette courette de soixante pieds de large la chaleur se dépose ainsi qu’une eau dormante par couches successives, horizontales, d’une température sans doute inégale, et que le vent trop faible pousse lentement vers le canal flamboyant de la route qui roule vers le fleuve liquide un autre fleuve d’air embrasé. La feuille tombée de l’arbre craque déjà sous le doigt, se brise comme verre, et la journée ne s’achèvera pas qu’elle ne soit un débris à peine distinct des autres ordures, car le soleil égalise tout et ses fumiers austères, sans couleur et sans odeur, sont plus lugubres que les plus dégoûtantes créations de la pluie, de la neige et de la boue. D’un coin de terre sordide, d’une courette lépreuse ouverte sur un ciel en apparence inflexible mais que l’approche du soir verdit d’un seul coup, il fait un lieu solitaire, comme si la chaleur et la lumière invariables maintenaient la vie au point fixe, dans un équilibre étrange qui donne l’illusion – ou peut-être la réalité – du silence alors que la maison derrière mon dos – comme d’habitude, comme toujours, oh ! mes amis ! – retentit de cris, de disputes, d’injures proférées en trois langues auxquelles répondent gravement les aras excentriques, les grands clowns peints de jaune, de bleu, d’écarlate et de vert Véronèse, mais qui font danser nerveusement d’une patte sur l’autre les urubus noirs à tête écailleuse, les charognards aussi familiers que des poules. Je tire la table à moi, je cale mes reins au dossier de la chaise et le dossier de la chaise au mur, car je sais que cette part d’ombre m’est mesurée, qu’il me faudra l’échanger tout à l’heure contre une autre ombre plus malsaine, sous l’arbre troué comme une écumoire. Je n’ai pas choisi cette place et elle ne m’a pas été imposée davantage, je m’y traîne aisément sur mes deux cannes, voilà tout. Le temps est passé pour moi d’aller plus loin, où irais-je ? Ce qui seul importe à mon âge, c’est de ne plus reculer. Je n’écris nullement cela par gloriole, Dieu le sait ! L’idée du recul m’inspire, hélas ! un autre sentiment que celui d’une noble indignation. Elle me fait peur. Si je marche à ma fin, comme tout le monde, c’est le visage tourné vers ce qui commence, qui n’arrête pas de commencer, qui commence et ne se recommence jamais, ô victoire ! Chaque pas en arrière me rapproche de la mort, ou de ce qu’il est à peine permis d’appeler de ce nom, la seule que puisse redouter un homme libre, dont le Christ a brisé les chaînes – la fatalité des vies manquées, perdues, le destin, fatum – toutes les fatalités ensemble, celles du sang, de la race, des habitudes, et celles encore de nos erreurs ou de nos fautes, la Fatalité à quoi nul n’échappe qu’en se jetant en avant. Je ne me suis pas plus souvent jeté en avant qu’un autre, bien sûr, mais je n’ai jamais cru être arrivé, je me trouve peut-être plus loin que je ne pense. Et maintenant, pris ainsi entre la table et le mur, je suis toujours certain de ne pas reculer d’un pouce… Alors j’avance la main vers mon cahier, faute de mieux, faute d’une autre prise possible, afin de ne pas la refermer dans le vide. Mon travail d’hier ne valait sans doute pas grand-chose, mais celui d’aujourd’hui n’a d’issue que la brèche déjà faite. Partout ailleurs qu’en ce pays absolument étranger à mon âme, je serais tenté de remettre à demain. Mais je suis un exilé de trop fraîche date, je n’ai pas encore réussi à me faire un nouveau demain – me le ferai-je un jour, me ferai-je un demain du Brésil, est-ce possible ? – Mon demain reste un demain français, il a la couleur, il a l’odeur des matins de l’enfance, il ne peut me servir ici. Ici le temps m’est mesuré comme l’ombre. » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés, p. 84-87)

« J’ignore pour qui j’écris, mais je sais pourquoi j’écris. J’écris pour me justifier. – Aux yeux de qui ? – Je vous l’ai déjà dit, je brave le ridicule de vous le redire. Aux yeux de l’enfant que je fus. Qu’il ait cessé de me parler ou non, qu’importe, je ne conviendrai jamais de son silence, je lui répondrai toujours. Je veux bien lui apprendre à souffrir, je ne le détournerai pas de souffrir, j’aime mieux le voir révolté que déçu, car la révolte n’est le plus souvent qu’un passage, au lieu que la déception n’appartient déjà plus à ce monde, elle est pleine et dense comme l’enfer. » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés, p. 164)

« Si loin que je remonte vers le passé, je ne me souviens pas d’avoir eu beaucoup d’illusions. L’illusion, c’est le rêve à bon marché, fil et coton, le rêve trop souvent greffé sur une expérience précoce, le rêve des notaires futurs. J’ai fait des rêves, oui, mais je savais bien qu’ils étaient des rêves. L’illusion est un avorton de rêve, un rêve nain, proportionné à la taille de l’enfance, et moi, mes rêves, je les voulais démesurés – sinon, à quoi bon les rêves ? Et voilà précisément pourquoi ils ne m’ont pas déçu. Si je recommençais la vie, je tâcherais de les faire encore plus grands, parce que la vie est infiniment plus grande et plus belle que je n’avais cru, même en rêve, et moi plus petit. J’ai rêvé de saints et de héros, négligeant les formes intermédiaires de notre espèce, et je m’aperçois que ces formes intermédiaires existent à peine, que seuls comptent les saints et les héros. Les formes intermédiaires sont une bouillie, un magma – qui en a pris au hasard une poignée connaît tout le reste, et cette gelée ne mériterait pas même de nom, si les saints et les héros ne lui en donnaient un, ne lui donnaient leur nom d’homme. Bref, c’est par les saints et les héros que je suis, les héros et les saints m’ont jadis rassasié de rêves et préservé des illusions. Je n’ai jamais pris, par exemple, les bigots pour des chrétiens, les militaires pour des soldats, les grandes personnes pour autre chose que des enfants monstrueux, couverts de poils. À qui servent-ils ? me demandais-je. Au fond je me le demande encore. Le fait est qu’ils ne m’ont servi à rien. Car voilà justement de quoi faire tiquer les réalistes conseilleurs, voilà ce qui donne à ma pauvre vie un sens – par ailleurs si plate et si bête… On me pressait de devenir un garçon pratique sous peine de crever de faim. Or, ce sont mes rêves qui me nourrissent. Les bigots, les militaires et les grandes personnes en général ne m’ont absolument servi à rien, j’ai dû trouver d’autres patrons, Donissan, Menou-Segrais, Chantal, Chevance, – c’est dans la main de mes héros que je mange mon pain. » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés, p. 167-169)

« “ Oh ! Mère, est-ce la fin ? disait à sa prieure la petite Sainte Thérèse de Lisieux à l’agonie. Comment vais-je faire pour mourir ? Jamais je ne vais savoir mourir !... ” C’est à de telles paroles, et non à celles des héros de Plutarque, que frémiront toujours, d’âge en âge, les étendards de la Patrie. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 28)

« Les élites déplorent que le peuple ne les comprennent plus. Mais ce n’est pas aux peuples à les comprendre ; c’est à elles de se faire comprendre des peuples. Qui prétend jouer le rôle d’éducateur se condamne lui-même lorsqu’il se plaint de n’être ni respecté, ni cru, ni aimé. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 121)

« Il n’y a pas de véritable unité entre les peuples comme entre les individus sans une idée commune, et il faut que cette idée commune soit placée le plus haut possible, afin qu’elle puisse se voir de plus loin. En la mettant trop bas, sous prétexte de la rendre plus accessible, on avilit les meilleurs et on ne fait que confirmer les médiocres dans leur médiocrité. Une idée haute n’a pas besoin d’être comprise pour chaque citoyen pris à part ; il suffit qu’elle soit dans l’air, qu’elle agisse directement ou indirectement sur les consciences. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 157)

« La solidarité des privilèges économiques, en dépit des apparences, est inflexible comme l’enfer. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 164)

« Tout le monde parle de restaurer les valeurs spirituelles, la formule est à la mode. On ne restaurera jamais les valeurs spirituelles aussi longtemps que le profit sera honoré, alors qu’il ne devrait être que toléré et contrôlé. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 166)

« Lorsqu’on réfléchit sans prétention aux grands mouvements de l’histoire, on comprend très bien qu’ils ont été des vagues de fond, et les hommes de génie qui apparaissent à la surface furent tirées par elles des abîmes, jetés comme des flèches à la crête écumante, d’où ils nous semblent commander à la mer… » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 168)

« Je veux seulement dire que la Chevalerie n’est pas née d’une crise d’optimisme ; elle a fleuri sur l’égoïsme, la férocité, le désespoir du monde. Et demain, peut-être… » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 170)

« Le coq est un oiseau stupide et il est absurde d’en faire l’emblème d’une nation dont le blason millénaire porte trois fleurs de lis sur champ d’azur. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 27)

« Il est vrai que la nuit s’est faite sur mon pays, et peut-être n’en verrai-je pas la fin, mais je n’ai pas peur de la nuit, je sais bien qu’en allant jusqu’au bout de la nuit on retrouve une autre aurore. Que je la connaisse ou non, à vrai dire, cela m’importe peu maintenant. La grande affaire de ma vie n’a pas été de voir, mais de croire. Ce que nous voyons nous est seulement prêté, ce que nous croyons nous est donné. Par la foi seule, je possède. Qu’est-ce que ma pauvre expérience m’a fait connaître de mon pays ? Peu de chose. Un petit nombre de vivants, dont beaucoup sont déjà morts. Des lambeaux d’histoire qui ont échappé à la dent des rats, ou à celle des cuistres, mille fois plus destructeurs que les rats. Des paysages dont l’image intransmissible que j’en garde ne survivra pas à mon regard. De bien des manières mon pays reste pour moi une énigme, et le mot de cette énigme est au plus profond de moi-même. Qu’il y reste ! Ce sont les peuples subalternes, – comme par exemple, l’italien – les races envieuses et mal nées, pour lesquelles la haine et le mépris sont des toniques nécessaires qui cherchent éternellement à se définir afin de mieux cacher qu’elles se chercheront toujours, qu’elles ne se réaliseront jamais. Ma race est trop vieille et trop illustre pour se définir ; elle se nomme. Je porte son nom, je porte le nom qu’elle m’a donné. Je ne le porte pas comme une plume à un feutre, comme un galon sur la manche, ou comme un titre de comte du pape. Je ne l’ai ni mérité, ni payé ; il n’est d’ailleurs pas distinct de moi-même, lui et moi ne faisons qu’un. J’essaie de le porter comme je porte celui de catholique, avec humilité, c’est-à-dire avec naturel, le plus naturellement et le plus simplement que je puis. Être humble ne signifie nullement rechercher les humiliations, ce qui ne va pas sans beaucoup d’imprudence et d’orgueil ; il suffit d’être ce qu’on est, ni plus ni moins, sous le regard de Dieu. Ce que le nom de France a signifié avant moi, ce qu’il signifiera dans l’avenir, ce qu’il signifie aujourd’hui pour les autres, tout cela ne doit pas me détourner de mon but. Quand j’aurai travaillé jusqu’au bout, jusqu’au bout fait face, alors peut-être me sera-t-il donné de mieux comprendre, alors peut-être je verrais, après avoir cru. Comme tous ceux de ma race qui m’ont précédé en ce monde, je ne saurai que dans l’autre ce que c’est que la France, mais avant d’aller les rejoindre, ma modeste tache accomplie, je saurai – oui, je saurai ce que c’est qu’un Français. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 19-20)

« La liberté de pensée, par exemple, est une grande chose. Mais si les citoyens profitent de ce que cette liberté leur est garantie par la Constitution pour ne plus penser du tout, c’est-à-dire pour justifier leur conformisme, pour adopter successivement toutes les opinions favorables au développement de leurs affaires, la liberté de pensée ne sera bientôt plus qu’une formule exploitée dans les meetings par des imposteurs. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 177)

« […] nous en avons réellement plein le dos d’entendre dénoncer l’individualisme comme la cause de tous nos maux, alors que depuis cent cinquante ans la société moderne n’a cessé de fabriquer en série des types d’hommes de moins en moins susceptibles d’être distingués les uns des autres. Il ne suffit pas de donner à des pauvres bougres le nom de citoyens pour les grandir à la mesure des anciens Romains de Rome. Ces citoyens des démocraties modernes mériteraient beaucoup plus le nom d’administrés. On aura beau dire qu’il est préférable d’être simple administré qu’esclave de M. Hitler. Je répondrai qu’une dictature mène à l’autre, que des contribuables habitués à trembler devant un guichet ou à déchiffrer avec angoisse, la sueur au front, les ukases incompréhensibles d’un tas de führers anonymes font, un jour ou l’autre, d’excellent bétail pour les troupeaux totalitaires. J’ajouterai même que par haine de la dictature hypocrite des bureaux, il arrive que des hommes violents rêvent de se donner un maître, un maître vivant, dans les veines duquel coule du sang et non de l’encre. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 183)

« Qui obéit indifféremment à tout le monde ne sait plus ce que c’est que servir. Qui respecte n’importe qui, n’importe quoi, démontre qu’il a perdu le sens d’une des plus nobles vertus humaines, celle de la vénération. En déplorant que le monde n’ait plus son compte d’indociles, je ne trahis nullement la cause de l’ordre. Aucun chef digne de ce nom n’a jamais souhaité diriger un peuple de subalternes ; ce sont là des rêveries de pions ou de dévotes, on ne s’appuie que sur ce qui résiste. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 193)

« J’en appelle à l’Esprit de révolte, non par une haine irréfléchie, aveugle, contre le conformisme, mais parce que j’aime encore mieux voir le monde risquer son âme que la renier. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 197)

« Il semble généralement acquis que le diable est l’Esprit de révolte – opinion très favorablement accueillie par les conservateurs, puisqu’elle les autorise à mettre en enfer tous les mécontents, et au paradis tous les gendarmes. Que le diable soit révolté pour son propre compte, je ne le nie pas. Mais rien ne prouve qu’il ait formé le dessein de séduire les hommes de la même manière qu’il a séduit les anges. L’expérience démontrerait plutôt qu’il juge moins facile de nous perdre par l’esprit de révolte que de nous avilir par l’esprit de servitude, et que, loin de se proposer de nous élever à la dignité satanique d’anges rebelles, sa haine clairvoyante médite de nous faire descendre à la condition des bêtes. Si une telle hypothèse vous scandalise, tant pis ! Car enfin, parmi les quelques pécheurs, un petit nombre, que le Christ a maudits dans l’Evangile, est-ce que vous trouvez beaucoup de révoltés, de réfractaires ? Je n’y vois guère, moi, que des conformistes, des gens asservis à une foi sans générosité, à une discipline sans amour. L’amour, voilà le mot qui conclut. L’homme libre, seul, peut aimer. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 200-201)

« Comme je l’ai répété bien des fois au cours de ces pages, ce n’est pas la société qui court à présent le plus grand péril, c’est l’homme, et sans doute en a-t-il toujours été ainsi ; mais une telle vérité trouve peu d’apôtres, car la défense de la société est assurément d’un plus grand profit que la défense de l’homme… Bref, l’homme n’est pas fait pour vivre seul, et les membres dispersés du troupeau finiront infailliblement par se rejoindre. Au lieu que, si l’homme fait un jour le sacrifice des droits de la personne à une collectivité, il ne les retrouvera jamais plus, car cette collectivité ne cessera de s’accroître en puissance et en efficacité matérielle. Oh ! je sais bien ce que vous allez me répondre. Vous allez me répondre que la collectivité démocratique ne portera jamais atteinte aux droits sacrés de la personne. Eh ! pardon, qui m’en assure ? Pourquoi la majorité ne m’imposerait-elle pas demain sa propre morale, si la mienne s’oppose à ses profits ? » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 202-203)

« L’Homme libre n’a qu’un ennemi, c’est l’Etat païen, de quelque nom qu’on le nomme, qu’il s’affirme dans un tyran ou qu’il se dissimule au plus épais de la foule jouisseuse et lâche. Contre sa puissance matérielle nous ne pouvons rien : il dispose déjà de notre travail et de nos vies. La nouvelle organisation économique a prodigieusement favorisé sa croissance, et l’immense effort de la guerre a mis sous son contrôle toute la machinerie. De ce qu’il a pris, nous savons qu’il ne rendra rien ou ne rendra que l’apparence. Et d’ailleurs j’ai honte de parler de ce dieu, comme s’il existait par lui-même, alors qu’il n’est que la somme effrayante de nos ignorances, de nos paresses, de nos lâchetés, de nos terreurs et de nos convoitises. Les hommes qui prétendent se décharger sur la collectivité de leurs devoirs ou de leurs risques se condamnent à lui abandonner aussi leurs droits. Aujourd’hui même, en face de la plus grande catastrophe de toutes les histoires, vous n’entendez presque jamais ces malheureux dire qu’ils s’efforceront demain de changer, qu’ils seront meilleurs. Ce n’est pas eux qu’ils rêvent d’améliorer, c’est la Constitution, c’est l’Etat. Ils espèrent trouver enfin une législation miraculeuse qui sera juste et raisonnable à leur place, qui leur permettra de rester ce qu’ils sont, de s’enrichir et de jouir, non seulement sans risques, mais sans remords. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 203-204)

« L’Eglise en armes, c’est l’Eglise debout, et les saints au premier rang. Il est vrai que l’Eglise ne se lève qu’au dernier moment – autant dire qu’elle ne se bat que le dos au mur, quand il lui est devenu impossible de reculer d’un pouce, parce qu’elle perdrait alors d’un seul coup le spirituel et le temporel, les apparences et les réalités, les vertus et les prestiges, le ciel et la terre, comprenez-vous ? Lorsque l’esprit de Munich s’empare d’elles, j’ignore absolument jusqu’où les démocraties se laisseront entraîner par la panique, au lieu que l’Histoire m’enseigne le point précis où, coûte que coûte, l’Eglise devra tenir bon. Car elle peut bien laisser se relâcher le lien qui la relie à ses saints, mais elle ne saurait permettre qu’il soit rompu, sous peine de mort. Et vous avez beau vous faire des saints une image ridicule, je vous dis, moi, qu’il n’y a pas, pour les maîtres du monde, de type humain plus coriace. Ce sont des gens qui rendent à César ce qui appartient à César mais qui se feraient couper en morceaux plutôt que de lui donner autre chose. Or, c’est précisément à ce qui ne lui appartient pas que César tient le plus ; mais il se garde bien de le dire d’abord, et ces gens-là ne se laissent pas entraîner dans les controverses et les marchandages, ils mettent doucement et fermement dans la main tendue de l’Etat ce qui lui revient, ils ajouteraient même volontiers un petit pourboire pour arrondir la somme, et puis, c’est tout, ils n’y pensent plus. Ils n’y pensent plus, parce que rien de ce que possède César ne saurait leur faire envie. J’affirme que cette indifférence courtoise est un scandale mille fois plus contraire aux prétentions de César que les injures et les défis des anarchistes, parce qu’elle est terriblement contagieuse, qu’elle est un objet d’émulation pour les grandes âmes, en même temps que l’espérance et la consolation des humiliés. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 206-207)

« On comprendra trop tard alors que les régimes totalitaires n’avaient fait que parcourir en peu d’années le même chemin que les démocraties réalistes et matérialistes devaient parcourir en un siècle ou deux. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 209)

« Si incroyable que cela paraisse, il est parfaitement exact de dire que nous nous tenons, nous chrétiens, pour seuls réellement responsables de la liberté humaine, parce que nous en sommes responsables devant Dieu ; non pas responsables des Droits de l’homme, remarquez-le, mais du principe de légitimité sur lequel on les fonde. Vous faites bon marché des principes, je le sais, vous les remplacez volontiers par des signes ; mais il arrive un moment où ces signes n’ont absolument pas plus de valeur que les billets de banque à la fin d’une période d’inflation. Les Rois de France étaient de puissants seigneurs, dès le XIIème siècle. Et cependant que restait-il, en 1429, au dauphin Charles ? Ni ses juges, ni ses gendarmes, ni ses clercs n’eussent pu lui rendre ce qu’il avait perdu. Mais, dans son tranquille bon sens, la sage petite Lorraine comprit très bien par où il fallait commencer : contre la volonté même des gens d’Eglise, elle exigea qu’ils fissent d’abord de ce jeune prince un roi consacré. Lorsque l’homme aura tout perdu, nous réclamerons aussi pour lui, bon gré mal gré, l’Onction qui le divinise, nous lui ouvrirons la route du Sacre. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 210-211)


Georges Bernanos sur sa moto

Maurice G. Dantec : “BLOY EST VIVANT ET NOUS SOMMES MORTS”

Léon Bloy


Un jour, pour la première fois de ma vie, j’ai lu un livre de Léon Bloy.
Le jour d’avant je ne le connaissais pas, sinon – comme on dit – de réputation.
Le jour d’après, je n’étais plus le même homme.
Le hasard – pour ceux qui croient à ce dieu d’horloger helvétique ‑ voulut que ce livre fut sa fameuse Éxégèse des lieux communs, alors que j’en étais venu, dans un travail parallèle à celui de romancier, à redécouvrir par moi-même, et avec toutes les tragiques erreurs dont l’autodidacte est capable ‑ par l’inconscience des limites et donc sans la peur ancestrale qui s’y adjoint ‑, l’usage ô combien martial de l’aphorisme et du court texte critique.
Cette année là, nul ne peut dire ce que je serais devenu sans cette lecture, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que comme tous les hommes vivant en Occident à cette époque, j’étais déjà un Bourgeois.
Je vois d’un coup se cabrer la pensée ténébreuse qui, tel un centaure fulminant sorti du volcan dans lequel Empédocle se jeta, fait entendre son hennissement furieux, et stupéfait. Comment ? Un auteur, qui plus est étiqueté cybermachin ou réactionneur métatronique par la presse aux ordres du langage publicitaire, un auteur, un écrivain francais ose s’affubler lui-même du pire costume jamais taillé en ce bas monde pour recevoir le crachat salutaire de la foule ?
Voilà une introduction pour le moins suicidaire, et qui ne risque pas de porter chance à un homme dont le plus grand mérite semble être de s’attirer le mépris haineux et fort constant des chiens de garde de la critique contemporaine.
Mais même si de beaux esprits iront jusqu’à se fendre de je ne sais quel hystérique tressautement de bedaine qu’ils osent parer du nom de « rire », ils ne pourront empêcher les écrivains de poursuivre leur petit manège promo-contestataire, et ils ne pourront empêcher ce fait incontestable que eux, comme nous, et comme tous les autres, nous sommes des Bourgeois.
Car nous sommes tous des Bourgeois. Et tout particulièrement nous, les « écrivains », qu’on me pardonne de rappeler encore une fois cette méchante évidence. Quelque soit au demeurant notre « succès », ou notre « talent » c’est-à-dire, soyons clairs, dans ce monde qui est en effet dominé par l’esprit tutélairede la marchandise, notre «  chiffre de ventes », nous ne pouvons échapper à l’implacable ontologie qui fait de nous ce que sommes.
Nous sommes tous des Bourgeois. Car nous sommes tous des Produits de la Bourgeoisie. Et il est rare que nous osions ne pas nous en féliciter.
Il y a un siècle, Léon Bloy avait très justement su saisir et définir le Bourgeois non pas comme le représentant différencié d’une classe sociale particulière, mais comme une nouvelle typologie générale de l’humanité, comme le moment même où l’humanité pouvait se réduire à cette typologie.
En cela, et toute l’Exégèse est fondée sur cette intuition de voyant : sans en avoir le moins du monde conscience, le Bourgeois profère, à chacun des lieux communs qui encombrent son langage dominé par l’économie, une vérité fondamentale sur la nature humaine, et mieux encore sur la Nature Divine.
La cause de cette étonnante glossolalie à laquelle le Bourgeois se livre quotidiennement se résume précisément, et c’est tout le génie de Bloy d’avoir su mettre la chose en évidence grâce à sa haute connaissance de la Tradition scripturale, au fait essentiel que l’Argent n’est autre chose que l’image réelle de la Seconde Personne de la Trinité, l’Argent est le Sang des Pauvres, le Sang du Christ, il est à la fois l’outil du sacrifice et son but, il est – comme le dira Klossowski quelques décennies plus tard ‑ la Monnaie Vivante, l’Argent, ou plutôt l’Or, dont il n’est que la face matérielle, la face correspondant à l’Adam de la Chute, est l’incarnation secrète du Crucifié dans le Monde : « Il est probable, cependant, que ce mendiant était Jésus-Christ dont c’est le travestissement ordinaire et qui est signifié symboliquement par l’argent dans les divines Écritures ‑ c’est moi qui suis l’Argent, te dira-t-il un jour, et je ne te connais pas. »
Les marxistes croyaient alors que le prolétariat était la substance et l’avenir des « masses sociales ». Comme en ce qui concerne les autres points de leur doctrine, ils se trompaient lourdement là dessus. C’est le « moyen-bourgeois semi-pauvre » qui est devenu le futur de l’humanité, c’est à dire la substance de notre époque. Et cet apocalyptique fatum, Léon Bloy, bien des années avant la guerre de 14-18 – qui allait  confondre une première fois la démocratie, la confondre mais non pas l’inculper ‑ , Bloy disais-je, en avait deviné l’asphyxiante réalité, il en avait indiqué les termes : Le Bourgeois  achevé, nul autre que le « dernier homme » nihiliste de Nietzsche, est à ce point dominé par la Technique et ses métaphysiques, qu’en lui « le langage s’est réduit à quelques locutions patrimoniales qui lui suffisent » et « dont le nombre ne va guère au-delà de quelques centaines ».
Mais Bloy s’empresse d’ajouter aussitôt : « Ah si on était assez béni pour lui ravir cet humble trésor, un paradisiaque silence tomberait aussitôt sur notre globe consolé ! »
Il signifie bien par-là que cette terminaison du langage humain, telle qu’elle se révèle dans le langage « économique » du Bourgeois, n’a d’autre alternative qu’un « paradisiaque silence », autant dire le Silence initial de Dieu, le Silence de l’Abîme tel qu’à partir de lui Dieu put concevoir tous les Noms, dont le Sien.
Aussi le cliché du Bourgeois est bien évidemment l’expression révélatrice d’une forme de génie, comme tout cliché (Baudelaire nous rappelle fort à propos cette évidence oubliée que le génie c’est l’invention du cliché). Mieux encore, il est le cliché suprême puisqu’il surgit du langage réduit à sa fonction « économique », technique, immanente, cliché des clichés il masque en fait la terrible absence paradoxale de Dieu, cette Présence Ineffable, il révèle par sa simple « existence » l’irréfragable et monodésique lumière des Vérités ultimes, qui consumeraient les cerveaux de ceux qui les profèrent si jamais ces derniers se trouvaient dans la capacité de savoir qu’ils le font :
« Quant un employé d’administration ou un fabricant de tissus fait observer par exemple : « qu’on ne se refait pas; qu’on ne peut pas tout avoir; que les affaires sont les affaires, que la médecine est un sacerdoce; que Paris ne s’est pas bâti en un jour; que les enfants ne demandent pas à venir au monde; etc, etc, etc, », qu’arriverait-il si on lui prouvait instantanément que l’un ou l’autre de ces clichés centenaires correspond à quelque Réalité divine, a le pouvoir de faire osciller les mondes et de déchaîner des catastrophes sans merci ? ».
Dans son éxégèse LXVII, intitulée  « je ne suis pas un domestique qu’ on nourrit », Bloy ose commettre un crime impardonnable à l’encontre de l’homme de gauche déjà universel de son époque, cet acte tabou consiste à dégonfler la baudruche de la contestation socialiste, c’est-à-dire néo-bourgeoise; il ose en effet y affirmer, avec la force de conviction qu’on lui connaît, contre tous les préjugés de sa société, et contre tout ce qu’on pouvait attendre de lui, que le bourgeois n’est pas le représentant d’une classe sociale déterminée mais un modèle humain universel, ou plutôt le moment où ce modèle devient l’Universel, voici ce qu’il dit à ce sujet :
« J’étais impatient d’y venir. C’est à ce Lieu commun que viennent aboutir tous les filaments, toutes les filandres de pensées ou de sentiments dont se constitue l’âme du Bourgeois pauvre. C’est à ce signe qu’on peut reconnaître le monstre. Car il existe, sorti de la vase, lui aussi, pour dévorer le Bourgeois riche, aussitôt que prendra fin la septième semaine d’abondance. »
Et il ajoute, non sans une jouissive méchanceté :
« Il a le genre de laideur de Barrès auquel il ressemble avec une addition de crasse. Bonne éducation belge et muflisme aigu. En outre, prétentions à la pensée et à une sorte d’omniscience. »
Le Bourgeois pauvre c’est déjà le Bourgeois-artiste que Bloy carbonise avec bonheur dans plusieurs autres éxégèses (comme XXVIII, « être poète à ses heures », CII, « encourager les Beaux-Arts », CIX, « petit à petit l"oiseau fait son nid ») ce Bourgeois à mi-temps, ce Bourgeois vacataire, ce Bourgeois de troisième type, ce Bourgeois-à-la-pige, ce Bourgeois anti-Bourgeois, ce Bourgeois-rebelle, ce Bourgeois-poète, peintre ou écrivain, et bientôt cinéaste, musicien, plasticien, ce Bourgeois intellectuel par intérim, journaliste du dimanche, philosophe de salles de bains (je reste suave et poli), nous l’avons tous reconnu, c’est nous-mêmes, ce qui n’était encore qu’une tendance socio-politique parmi d’autres à l’époque de Bloy est devenu l’instance suprême du monde démocratique post-moderne, sa substance et son télos.
Voyons de plus près comment Bloy achève son portrait à coups de trique verbale :
« On est informé tout de suite qu’il sait assez de grec pour traduire au besoin le code civil ou la table des logarithmes en vers asclépiades ou choliambiques. Il ne sait pas moins d’hébreu et le syriaque n’a guère de secrets pour lui. Quand au sanskrit, c’est plutôt sa langue. Il ne fait, d’ailleurs, aucun usage de ces connaissances précieuses et on s’en étonne. Mais il ne veut pas éblouir, c’est assez qu’on sache qu’il les possède. »
Le Bourgeois pauvre, ou semi-pauvre, ce Bourgeois cultivé et instruit, armé de toute la philosophie allemande contemporaine, et de morceaux de langages, de langages en morceaux, ce Bourgeois devenu parasite social de la Bourgeoisie, n’en était alors qu’à sa gestation, ou disons à sa toute récente parturition, mais  au cours du XXe siècle il finirait par se rendre maître de la planète, en l’ayant transformée à son image : un immense réseau de signes et de marchandises, un corps réduit à son état de prothèse technique potentielle (clonage, mutations transgéniques, biocybernétique), un cerveau concu comme « siège de l’esprit » et comme « machine cognitive » (telle une intelligence artificielle fonctionnant au silicium et aux algèbres booléens), le monde devenu un simulateur de pointe. Le projet révolutionnaire est désormais assumé pleinement par la démocratie technicienne, et s’offrant comme tel au regard de l’Homme, il lui indique que l’expérience biopolitique moderne n’en est qu’à ses prémisses : bienvenue dans l’eugénisme cool, avortement de masse et clonage réplicatif au service d’une « société » complètement dissociée, puisque non seulement le christianisme y est dissous depuis longtemps, mais parce que il ne s’écoule pas une demi-génération pour qu’un nouvel humanisme (aujourd’hui le « post-humanisme ») chasse le précédent (l’humanisme structuraliste et psychanlytique qui lui même s’était subsitué à l’humanisme moderne, marxiste, ou libéral), à la manière dont les avant-gardes artistiques artistiques et manifestatoires (tels Breton et Debord) se sont chassées les unes les autres tout au long du XXe siècle.
Au moment où Bloy commence à s’en prendre à elle, la République Universelle des Droits de l’Homme n’est pas encore pleinement installée aux commande de l’orbicule terrestre, mais, dans sa faconde prométhèenne, elle a d’ores et déjà décrété que telle serait sa charge désormais, produire un citoyen démocratique mondial techniquement globalisé, car tel est le destin de l’humanité.
L’humanisme moderne triomphait au sommet d’un siècle qui avait précisément été surnommé le « siècle bourgeois » par excellence, le siècle de la pensée bourgeoise, le siècle de la vie bourgeoise, le siècle de l’univers bourgeois, à tel point que les prolétaires en révolte contre le Moloch démocratique – mais pour le compte d’un autre Moloch, encore plus démocratique – ne surent quoi faire de leur prétendue « liberté » retrouvée, comme à Munich, ou durant la Commune de Paris, et que lorsqu’il parvinrent à prendre le pouvoir en renversant l’ancienne autorité, ainsi à Petrograd en 1917, ils ne purent qu’imiter, en l’exaltant, la pensée bureuacratique et pompière de la bourgeoisie dont ils recréaient, multipliées à l’infini, les aberrations rationalistes sur les charniers et les famines collectivisées par le Parti Communiste.

Déjà, à l’époque où Bloy avait décidé de se porter volontaire pour la Sainte Croisade contre la Bêtise Universelle, déjà, en cet âge funeste qui enfanta le nôtre tel un monstre gravide de toutes les perversions futures, oui, déjà, alors qu’on inventait la lampe à incandescence, le téléphone, et la mitrailleuse lourde, déjà, une colonie de madrépores infects baignant dans l’eau croupie de la néo-pensée universitaire et journalistique empestaient l’atmosphère au demeurant fort viciée de la Capitale de tous les miasmes convolutés leur tenant lieu d’ « opinions » et, bavant leurs idiomes souffreteux, répétaient tels des coucous d’horloge l’aphorisme terrible d’un philosophe allemand auquel ils ne comprenaient rien, et qu’ils ne comprennent toujours pas cent ans plus tard, l’impérissable «  Dieu est mort » de Friedrich Nietzsche.
Déjà à l’époque, ces soudards mercenaires de la pensée bourgeoise, plongés qu’ils étaient dans l’urinoir recueillant les effluves qu’exécraient leur vessie, gonflée comme une outre de tous les graves problèmes engendrés par leur ascension sociale, s’étaient crûs autorisés à manipuler le langage hautement dangereux du danseur métaphysique de Sils Maria, comme si l’on pouvait confier du plutonium à un instituteur de la République, ou à un journaliste de Technikart, déjà à l’époque l’incompréhension et l’effroi devant ces trois mots terribles avaient conduit certaines de ces raclures de vomitoire à les considérer, avec l’aplomb qui caractérise le cuistre impotent, comme l’expression d’on ne sait trop quel « dandysme athée » et à les assimiler frauduleusement avec la quinquaillerie romantique, voire, pour les plus irrécupérables crétins, à l’hédonisme libertin !
Pour l’époque qui avait tué Nietzsche (il faut tuer une pensée si l’on veut pouvoir s’en nourrir, comme le pense le mécaniste vampire démocrate, alors que toute authentique pensée se nourrit de vous, vous aspire de l’intérieur et vous vide), pour le Bourgeois de 1900 donc, le Bourgeois républicain, radical-socialiste ou « conservateur » positiviste, et plus encore pour le néo-Bourgeois socialiste, ou anarchiste, l’assertion de Nietzsche ne pouvait être entendue qu’au crible morveux présenté par leurs misérables circonvolutions cérébrales à cet oriflamme de la Vérité, Dieu est mort : sous-entendez : tant mieux ! Enfin débarassés de ce patriarche encombrant ! Et maintenant, chacun pour soi.
Déjà, à l’époque, personne n’avait voulu ou su lire les pages du Gai Savoir ou de Zarathoustra qui pourtant ne laissent aucune place au moindre doute. Si Nietzsche conclut 25 siècles de métaphysique occidentale en dégageant comment, et pourquoi, le nihilisme est le moment historial qui caractérise l’avénement de l’homme-pour-lequel-Dieu-est-mort, et s’il démontre que du nihilisme passif peut encore surgir une force de dépassement qui conduit au nihilisme actif, à un dépassement de la métaphysique par ses fondations présocratiques (ce qu’on pourrait appeler une ontologie concrète), il n’en reste pas moins vrai qu’à chaque fois qu’il fera allusion à ce concept de la mort de Dieu, il témoignera pour lui de l’avénement d’une immense tragédie, de la dernière tragédie à laquelle l’homme se trouve confronté et dont les conséquences pèsent sur tout son développement futur . Jamais, pour Nietzsche, comme il le fait dire à son Zarathoustra, jamais un malheur plus grand n’est survenu sur la Terre.
Et c’est très exactement ce que disait le très catholique Léon Bloy à la même époque, lui qui épuisa sa vie entière à faire jaillir de son écriture la Vérité de l’Écriture au milieu de l’infâmie générale qui déjà programmait les immenses abattoirs industriels de la modernité absolue, lui qui consuma son existence dans la pauvreté et le travail, et qui, touchant des salaires de misère comme professeur de boxe, ou mendiant quelques sous à son entourage, afin d’élever une famille, et l’enfant d’une femme terrassée par la folie, parvenait, à l’heure où le Bourgeois dort, à produire les plus hautes pages de style francais de tout son siècle.

Un jour, j’ai lu Léon Bloy.
Je venais à l’époque de m’installer au Canada. L’Exégèse des lieux communs m’avait happé, et en quelques semaines je dévorais la quasi totalité de son oeuvre. J’arpentais les bouquinistes, je hantais les librairies, je traquais les incunables. Tel l’insecte héliotrope je me dirigeais droit vers la lumière qui devait me consumer.
Il est sans doute imprudent d’oser déterminer la provenance de la Grâce, quand elle tombe sur vos épaules comme le souffle lumineux d’une étoile alors invisible. Il n’est pas dans mes cordes de statuer sur la profondeur du phénomène, sur son intensité propre, sur son horizon destinal ou sur sa singularité initiale, justement parce que ce processus est toujours en cours à l’heure où j’écris ces pauvres lignes, et que déjà il me condamnait au silence à ce sujet, mais s’il faut appeler les choses par leur nom, et pour un instant déchirer le Saint Voile du Temple, il est tout à fait évident que Léon Bloy eut une importance décisive pour tout ce qui concerne ma conversion au christianisme.
Je ne sais si des écrivains de ma génération peuvent prétendre avoir découvert leur « vocation » littéraire par un auteur tel que lui, je suis dans l’incapacité de citer un écrivain francais contemporain que je pourrais d’une facon ou d’une autre rattacher au Mendiant Ingrat, je veux dire et que l’on comprenne bien ici l’évidence : au-delà des postures et impostures littéraires. Car chez Léon Bloy, le feu du style est animé par une unique énergie : il est animé par la foi.
Par la foi en la Sainte Église Apostolique et Romaine, par la foi en Jésus-Christ.
Fustiger le « Bourgeois », y compris en se servant des sublimes « clichés » que seul un authentique génie comme Bloy pouvait inventer, ne revêt strictement aucun sens tant que l’on reste soi-même un Bourgeois. Et il ne peut subsister aucun doute à ce sujet : En cette époque, la nôtre, où tout le monde a fait des études, où tout le monde est athée, ou tout le monde est positiviste, et républicain (socialiste ou conservateur), où tout le monde gagne, a gagné ou gagnera de l’argent, où tout le monde consomme et produit avant tout des « biens culturels » - notez cette juxtaposition, je vous prie – où tout le monde pense que la morale est une « question de choix individuel », ou tout le monde pense que l’homme n’est soumis qu’à ces propres lois, ou tout le monde pense que tout le monde a des « droits », et les mêmes de surcroît, bref, pour le Bourgeois de notre époque incomparable, pour le Bourgeois-de-classe-moyenne-universel, c’est toujours l’autre le Bourgeois.
Notre époque se hait, et déjà se méprise, avec raison. Le Bourgeois se déteste, et se snobe. Nous nous éxécrons les uns les autres.
Car nous ne voyons en l’autre que l’image réticulaire de nous mêmes, nos différences ontologiques sont niées par la métaphysique de l’égalité et bientôt par les « technologies du vivant » - notez cette juxtaposition, je vous prie – et bien sûr cette indifférenciation générale produit son lot de vipérins avortons expulsés en masse par nos cerveaux malades, parmi eux l’idée que nous pouvons, aujourd’hui, par la seule prétention de notre volonté, donc en se représentant le monde comme une dialectique entre Je et l’Autre, être en mesure de nous abstraire de la matrice de programmation sociale qui est le Monde, ce qui est une pure aberration.
La Matrice Sociale Universelle n’est pas parfaite,  certes, par définition, humaine, trop humaine, elle ne peut prétendre rivaliser avec Celui dont elle a pris la place, et pourtant jamais les sociétés n’auront visé à ce point la perfection. la perfection d’elles-mêmes, comme machineries sociales soi-disant autonomes, et non pas, comme il est inutile de le rappeler, la recherche de la perfection par les hommes qui la composent.
Car qui dit recherche de la perfection pour l’homme, dit mise en place d’une éducation qui privilégie la seule vraie liberté humaine, celle de se soumettre à Dieu, car seul un homme libre peut remettre sa liberté à une souveraineté plus haute, et à la plus haute des souverainetés. Seul un homme libre peut s’en remettre au Christ, au Dieu vivant, pour s’affranchir de la mort. Car il faut être libre pour s’agenouiller devant un Dieu crucifié par et pour les hommes.
Aussi un homme libre ne peut se résoudre à n’être qu’une machine pensante, une « machine cognitive » comme disent les universitaires de lAn 2000.
Un homme libre est par définition l’antithèse du Bourgeois terminal que nous sommes tous devenus, en ce début de XXIe siècle, un homme libre ne désire pas être un produit de la Technique comme les autres, il refuse d’être « administré » comme du « capital vivant », il se met au travers de l’asservissement général, en oblique par rapport à la tension  qu’induit la division infinie du travail, il reste insoumis au régne absolu de l’Homme sans Dieu.
Il est donc chrétien.
Et dans le cas qui nous occupe, catholique.
Il croit en la Sainte Économie Divine, et non pas en la démoniaque économie marchande, ce « spectre » vaudou auquel même le marxisme voua un culte imbécile, il croît donc aux Miracles, il croît aux apparitions de La Salette, au grand désespoir des catholiques francais de son temps, déjà contaminés par le poison rationaliste, et sous les quolibets des autres écrivains de sa triste époque, le plus souvent républicains bons teints, ou bien socialistes ou, dans le « meilleur des cas », positivistes, quand ils n’ont pas sombré dans la théosophie et l’occultisme spirite.
Il va consacrer des années de sa vie à tenter, en vain, de faire canoniser Christophe Colomb par une Papauté sourde et aveugle aux manifestations de la Grâce, et déjà prête à se laisser corrompre par le modernisme idéologique, pour se transformer en congrégation protestante de plus.
Cela Léon Bloy le voit, il le sait. Religio depopulata : il invoque les Saintes Écritures et la foudre vous tombe sur la tête lorsque, un siècle après que sa voix eut résonné dans le silence stupéfait qui rive l’incompréhension à la bêtise, vous examinez l’état des lieux dans la communauté catholique d’aujourd’hui. En un éclair vous comprenez la prédiction de cet entrepreneur en Démolitions qui, comme toutes les prédictions prophétiques, s’appuie sur la science scripturale : Les derniers Papes seront ceux qui causeront, ceux qui planifierons la désertification des églises, et la chute de la religion catholique elle-même.
Le modernisme humanitaire avait besoin, dès le XIXe siècle, de faire taire cette voix discordante et réactionnaire qu’était l’Église de Rome alors qu’on réglait, en Occident tout du moins, le concert enchanteur des peuples et des nations en route vers l’avenir du progrès humain. L’église catholique de l’époque avait alors, par à-coups, tenté de répliquer à l’incroyable prolifération des sciences et des techniques que le libéralisme bourgeois favorisait, par quelques encycliques mal fagotées qui ne répondaient plus aux abîmes que la Technique marchande ouvrait sous les pieds de l’Homme. Très vite l’Église fut submergée par les opinions démocratiques de toute la société, elle tenta d’esquiver les coups, et tout aussi vite, elle se trouva piégée dans les mauvaises dialectiques que l’ennemi avait installé tout autour d’elle.
Elle tenta une dernière fois de répondre sur le terrain de l’adversaire, après qu’une première boucherie générale eût pourtant consumé les rêves grandioses du progrès humain, mais comme, fort étrangement, le socialisme sortait grand vainqueur de l’épreuve qu’il avait suscitée dans sa ferveur nationaliste, pour le catholicisme, cette guerre civile européenne que fut la Première Guerre Mondiale ne fut ni plus ni moins que le début de la fin. Le processus allait se voir intensifié d’autant plus après la Seconde Guerre Mondiale, continuité par l’absurde et la démence criminelle de cette Guerre Civile européenne qui avait commencé en 14, il allait aboutir au Concile de Vatican II, soit à l’autodissolution de l’Église catholique par l’Église catholique, à l’extermination de la foi catholique, en douceur, sans même lui donner l’occasion d’établir contre la démocratie universelle un véritable martyrologue.
 Déjà, en 1900, Léon Bloy prévoyait la funeste évolution post-concilaire des années soixante et soixante-dix : la « modernisation des mentalités », qui provoqua la fin de la foi et de l’Église Romaine, ne résulterait pas d’un affrontement frontal entre celle-ci et l’idéologie techno-économique, mais en la progressive dissolution, de l’intérieur, de la première, au bénéfice du simple et terrible pouvoir dissolvant, désormais sans plus la moindre contrainte, qu’est la seconde.
En 2003, il est devenu impossible de trouver un prêtre pouvant vous parler des trois conditions nécessaires au salut, les Églises sont le théâtre de spectacles d’expression corporelle et de défilés de pancarte contre la mondialisation, il est impossible de différencier le langage d’un Lustiger (je ne parle pas des Gaillot et consorts, qui ont déjà institutionnalisé la dévolution interne de la Sainte Église) de celui de la première secte protestante ou new-age cool venue.
On comprend mieux pourquoi des populations entières se soient alors converties au bouddhisme, à la Golden Dawn, au trotskisme, à l’Islam, à Raêl, à l'internationale Situationniste ou aux Dieux du Foot-Ball, il semble en effet y avoir plus de liturgie dans les combats de gladiateurs des grands stades modernes, ou dans les luttes intestines aux avant-gardes esthético-politiques, que dans les rites désacralisées de l’Église post-concilaire qui ont officialisé, au coeur même de l’Office, l’auto-dissolution du catholicisme : plus de langue sacrée – interdiction du latin (il faut le faire !) ‑, messes en langues profanes ne respectant plus le Missel Romain, Eucharistie bidon puisque la Messe n’est plus un sacrifice depuis les années soixante, prêtre officiant face au public, comme un simple pasteur presbytérien, etc, etc.
Aujourd’hui on imagine assez bien les épithètes qu’on verrait fleurir sur le fumier de la Presse et de l’Opinion libérales et socialistes  ‑ et la multitude effrénée de toutes leurs chapelles autonomes, rivales, et même en guerre les unes contre les autres, incapables de dégager un principe unique et fondateur, très antique preuve de l’hérésie déjà mise en lumière par Saint Irénée de Lyon ‑, oui, on imagine assez bien la nature pestilentielle de ces borborygmes qu’on aurait vus flottant mollement à la bouche de leur séides, tels des étrons à la surface d’un bain de siège sémantique aux émanations tout-à-fait irrespirables, sous la coupole grise et marbrée d’infections de ces Water-Closets en forme de Monde où l’écho de leur bavardages logorrhéiques se perd, d’où il provient, où il retourne, on imagine assez bien, donc, la consistance visqueuse et purulente des slogans adjectivaux proférés à l’encontre de sa personne, si la Providence avait voulu que Bloy, tel quel, fut né vers 1950 ou 1960 plutôt que 1846, et que ses premiers textes soient publiés de nos jours. Intégriste, réactionnaire, fasciste, raciste ? Allez savoir.
Pour peu qu’on revendique haut et fort son attachement à une certaine lignée de penseurs et d’écrivains, comme par hasard tous chrétiens romains, la menace n’est pas loin qu’un supplétif racé des surveillants du grand Parc-à-Thèmes bioculturel, modèle dobermann de journal, qu’on reconnaît grâce aux jappements caractéristiques qu’il produit avec la régularité automatique et glacée d’une oeuvre d’art contemporaine– dans un timbre de pet foireux – et qui animent périodiquement la litanie neuroprogrammée de la foule devenue souveraine, vous accuse d’être un collaborateur dans l’âme, un pétainiste qui, au mieux, s’ignore, puis qu’un Comité d’Épuration de la Nouvelle Société Démocratique Universelle vous fasse connaître, par huissier de justice accompagné de la Maréchaussée, sa sentence.

Il faut donc, encore et toujours, oser nommer le danger, oser identifier la dangerosité extrême des écrits de Léon Bloy, 85 ans après sa mort. Il faut prendre toute la mesure de la menace qu’il fait peser sur le monde de la Bourgeoisie, sa métaphysique  pour commencer : car la métaphysique du Bourgeois est celle du Néant, sa métaphysique est un syncrétisme néo-gnostique paré de toute la quinquaillerie philosophique du XVIIIe siècle (mais peut-on parler d’une philosophie du XVIIIe siècle ?); dans le monde de la Bourgeoisie Universelle toutes les métaphysiques sont produites par la seule mécanique organisationnelle du monde, toutes les transcendances sont rapportées à l’immanence horizontale du soi-disant « monde objectif », sur lequel la Bourgeoisie assoit son emprise, et en contrepartie, parce que toutes les valeurs de la Bourgeoisie sont désormais celles du « renversement des valeurs » nihiliste, toutes les subjectivités deviennent objectives dans un Monde qui devient simplement le Processus de la Publicité Générale, le Processus où la métaphysique devient monde objectif, et où les subjectivités « individuelles » deviennent les seules sources et destinations de la transcendance immanente au monde objectif. Le piège gnostique s’est refermé sur l’homme du XXe siècle, sur son langage, sa pensée.
C’est pour cela que la dangerosité de Léon Bloy n’est pas feinte, il ne s’agit nullement ici en effet de ma part d’un jugement esthétique, d’une appréciation littéraire, du fruit d’une reflexion critique sur son oeuvre, Bloy lui-même n’avait que faire de ces catégories de la pensée bourgeoise cultivée. Pour lui, l’essentiel était le Catholicisme. Sa prose n’a pas eu d’autre  ambition que d’enflammer la Cité Moderne, la Cité Républicaine et Laïque, par le feu grégeois de son verbe, dont il savait qu il lui fallait d’abord le taire, pour que s’inscrive en lui l’ardente lumière du Verbe divin.
Bloy ne prétendait aucunement maîtriser le Langage, à l’inverse des armadas de crétins qui, hier comme aujourd’hui, commettent en toute impunité ces crimes hideux contre la pensée. Il savait qu’on ne peut rien faire d’autre que, dans le meilleur des cas, se mettre à Son Service et que le vocabulaire – qui chez lui s’apparente à un authentique arsenal linguistique – n’est rien s’il n’est pas fait de l’acier dont on forge le Glaive de la Vérité.
Et de Vérité, faut-il le rappeler, il n’y en a qu’Une, bien sûr.

Comme tous les authentiques dandys de la littérature francaise, tel Barbey d’Aurevilly, ou Ernest Hello, qu’il côtoya longuement tous deux, Bloy était pauvre, et chrétien. Ou dirais-je pauvre, car chrétien ? Car dans le monde de la Bourgeoisie Industrielle triomphante, la seule aristocratie concevable, la seule noblesse possible ne consiste pas à imiter Châteuabriand ou Lamartine, ni toute cette infâmie qu’on nomma la noblesse d’Empire, la seule alternative décente, la seule ligne de fuite pouvant conduire à un autre horizon destinal que l’asservissement général à la marchandise et à la Grande-Mère Technique, la seule porte de sortie valable réside dans les valeurs chrétiennes les plus antiques, les plus traditionnelles, dans la foi catholique, et dans une inévitable pauvreté économique (y comprise au sens relatif, Barbey d’Aurevilly n’était pas exactement misérable, mais il est mort sans laisser d’héritage financier notable, car il ne gagnait que fort peu d’argent), conséquence de ce que l’Argent, le Sang des Pauvres, est désormais propriété du Bourgeois d’affaires ou d’administration et qu’il n’est plus, du coup, le symbole vivant du Verbe incarné, maintenu comme tel par une hiérarchie écclésiale et politique dévouée à Son Service.
Pourtant Bloy ne cesse d’insister là-dessus : L’Argent, en dépit des manipulations que la Bourgeoisie (concue comme néo-typologie humaine) lui impose, en dépit de son détournement diabolique (dia-bolein, la Technique est une opération ontologique, une opération de division dynamique infinie), ou plutôt en dépit du fait que la Bourgeoisie est parvenue, grâce à son Pacte avec la Technique Séparée, à créer un Monde dans lequel la face matérielle de l’Or est intronisée Démiurge, en dépit du fait que le faux monde que la technique bourgeoise a élaboré est précisément concu à partir de cette vision démiurgique et crypto-gnostique de l’Homme, que le XVIIIe siècle aura imposé à une Église déja impotente, l’Argent, donc, en dépit de tout cela, reste, de facon immuable, par-delà les murs du sommeil de l’hypnose générale, le paradoxal symbole concret du Corps du Christ.
C’est que le faux monde de la bourgeoisie, presque analogue à celui des Manifestations Divines (mais seulement presque) peut bien s’intercaler entre ces dernières et nous, à la manière d’un .écran quadridimensionnel,  de toute l’apparente puissance que des forces occultes lui ont prodiguées, il n’en reste pas moins que le seul Monde Réel, le Monde de la Création, persiste, immuable, de l’autre côté de l’écran, en cohérence avec ses propres Lois, qui continuent d’articuler en secret les dialectiques oiseuses ayant remplacé dans nos crânes les antiques constellations, car de tous temps ces Lois leur ont été supérieures, transcendantes, transfinies. Le Diable n’existe qu’en tant qu’Illusion Suprême, car si Ange il a été créé, Ange il reste, mais Ange déchu dans l’Ordre de la matière, donc simple spectre, dont les seuls pouvoirs proviennent de tous ceux que l’Homme, sa proie, son écologie, lui concède, en échange de la même illusion dont cependant Satan reste le maître.

Voici donc pourquoi votre fille est muette, voici pourquoi Léon Bloy est vivant :
Léon Bloy est vivant parce que la Mort n’existe pas.
Peu lui importe, je crois, de savoir que ces livres seront à nouveau lus par une clique de journalistes culturels en panne d’icônes vachement tendance ni que des oxymorons sentencieux fleurissent  autour de sa tombe, redécouverte par quelque magazine littéraire sous la mauvaise herbe des idéologies, et la rouille du siècle. Peu lui importe, j’en suis sûr, les jugements d’une critique bourgeoise dont il disait ceci, dans son éxégèse CLXX, la critique est aisée mais l’art est difficile : « Je ne suis pas sûr que le Bourgeois se ferait couper en morceaux pour soutenir que l’Art est difficile, mais je sais qu’il veut que la critique soit aisée, et même la chose du monde la plus aisée… et si jamais un critique fut à son aise, n’est ce pas lorsque la Providence lui accorda de déposer son crottin sur l’auteur de ces humbles pages ? »
Peu lui importe, en effet, de croiser, par une tragicomique fatalité de l’Histoire, la même race de cuistres pédants et de ruminateurs stériles que celle qu’il supporta du mieux qu’il put « de son vivant », car puisque précisément il est vivant, il assiste en même temps à l’incroyable miracle que sa littérature opère dès maintenant sur l’esprit de quelques explorateurs inconscients, ou tempéraments téméraires, qui ont crû qu’en empruntant avec lui le Sentier qui mène à la Montagne Terrible, on ne risquait pas grand chose, et en tout cas pas le plus important.
Le Golgotha, c’est le contre-pôle christique du Sinaï. Sur l’un, Dieu descendit sous la forme d’un buisson ardent et donna aux hommes le Langage de la Loi., il leur ouvrit les portes du Logos, mais leur fit conserver un Voile occultant le Saint des Saints.
Sur l’autre, Dieu retourna au Ciel sous la forme du Christ ressuscité dans Sa Gloire, le Voile du Temple en tomba, déchiré, le Logos fut depuis lors le plus grand risque jamais pris par Dieu au sujet de l’Homme, et le plus grand risque jamais pris par l’Homme au sujet de Dieu.
À l’heure où j’écris ces lignes, alors que ma faim et ma soif demeurent toujours inassouvis, alors que j’erre dans un Monde non seulement sans Dieu, mais sans plus la moindre Église, je parle ici d’une institution sacrale et métapolitique capable de continuer à donner un sens à l’Homo Universalis plongé dans l’Abîme de la Technique, Dieu soit loué il reste encore les traces matérielles du christianisme romain : les églises, les nefs, les vitraux et les icônes de la Vierge Marie, alors donc qu’on a fait de moi, comme Joyce le disait à son propos, un catholique errant, je sais fort bien pourquoi j’ai la preuve que Bloy est vivant : si une poignée de livres sont capables, à un siècle de distance, d’embraser la conscience d’un homme qui ignorait alors jusqu’au premier atome de Vérité Principielle, et qui bien sûr l’ignorait, si ces livres, parce qu’ils sont bien le face à face de deux esprits par delà l’espace et le temps, ont pu transporter le Feu du Logos d’un cerveau à un autre, alors il faut bien se rendre à l’évidence qu’aucun de ces cerveaux ne peut se prétendre plus vivant que l’autre, ou plus exactement : que si l’un peut effectivement prétendre à ce titre, ce n’est pas celui auquel on pense d’un premier abord.

Montréal, le 6 juin 2003

Maurice G. Dantec


Maurice G. Dantec