mardi 20 janvier 2015

Giora Feidman & Ben Becker - Paul Celan / Zweistimmig [2013]



Kaddish pour Paul Celan

« Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends / wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts / wir trinken und triken / wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng » (« Lait noir de l’aube nous le buvons le soir / le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit / nous buvons et buvons / nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré »). Ainsi commence Todesfuge (Fugue de mort) dans l’admirable traduction de Jean-Pierre Lefebvre, l’un des poèmes les plus douloureux qu’un homme ait pu écrire pour parler des camps de la mort : ces points noirs fruits d’une immonde cartographie. Cet habité du langage poétique perdit ses parents qui moururent dans un camp d’internement, après avoir creusé leur propre tombe dans le lait noir de l’aube... Cet homme, ce poète de langue allemande et d’origine roumaine ; ce juif qui échappa aux chambres à gaz grâce à un maigre sursis au sein d’un camp de travail forcé, finit pourtant par se suicider en 1970 à l’âge de 49 ans, après s’être jeté depuis le Pont Mirabeau dans la Seine, ce sale miroir couleur de boue ; son corps de plume, lourd d’une encre ténébreuse, balancé comme un boulet d’amertume dans ce Styx parisien qui lui ouvrit ses bras ainsi qu’une mère embrasse un enfant au cœur gonflé de larmes. Cet homme hanté par le sang de sa mémoire et qui avait choisi de rejoindre la cendre des siens, c’était Paul Celan : le plus grand poète de langue allemande que connut le XXe siècle. 

Alors que le philosophe Theodor Adorno proclamait le fait qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare » ; de sa lance poétique, celui qui n’était alors qu’un inconnu, remua la poussière des morts pour témoigner de ce qui fut, pour qu’une parole puisse apporter un peu de présence aux absents dont la seule tombe fut l’implacable vide du ciel. Et cet homme tourmenté, traînant avec peine son âme ainsi qu’un éternel drap noir de deuil, à force de former dans sa bouche des mots de fantôme pour tenter d’exprimer l’indicible, devint à son tour un absent : la vie s’écoula de son sein comme l’eau qui file entre les doigts d’une main. Mais sa parole avait fendu la mer sanglante du passé et désormais rien ne serait plus comme avant. 

Le comédien allemand, Ben Becker, incarne de sa voix grave et chaude la parole d’outre-tombe de ce poète unique. Et qui mieux que l’immense clarinettiste Giora Feidman pour l’accompagner dans cette tâche, pour attiser le feu vivant des mots de Paul Celan avec le souffle prodigieux de sa clarinette ? Outre des poèmes issus du recueil Pavot et mémoire, Ben Becker déclame également des extraits de la correspondance du poète, entre autres celle qu’il entretint avec Ingeborg Bachmann, femme tant aimée, sœur de lait en écriture. Dans le plein silence résonne la voix du comédien. Quant à la musique jouée par Giora Feidman et ses deux acolytes (contrebasse et guitare), elle fait son entrée, la plupart du temps, après que soient prononcés les derniers mots du texte. Et, par moments, musique et voix s’entremêlent sans aucun accroc telles deux fumées blanches qui se mélangent harmonieusement. 

Pour cet hommage à Paul Celan, Giora Feidman reprend des thèmes musicaux provenant du terreau de la féconde tradition ashkénaze ainsi que des airs de Joseph Haydn, une composition de Chick Corea et la Gnossienne No. 1 d’Erik Satie. Bien que je ne sache pas saisir un traître mot de la langue allemande, il ressort de cette œuvre dans laquelle vers et musique se croisent et s’entrecroisent avec beauté, une mélancolie qui me serre le cœur et l’emprisonne dans des barbelés. Mais cet album, de même que la poésie de Paul Celan, n’est pas dépourvu pour autant d’une certaine lumière qui vient sautiller en instants de grâce ainsi que pattes d’oiseau sur un lac gelé. 

Quand la glace fondra et que l’eau reprendra ses droits, alors l’oiseau-poète s’envolera pour trouer le silence obstiné de la bouche morte du ciel. Pour finir, je tiens à laisser la parole à Henri Michaux, autre grand poète, qui écrivit ces vers pour exprimer le suicide de son ami : « Partir. / De toute façon partir. / Le long couteau du flot de l’eau arrêtera la parole. »

© Thibault Marconnet

Tracklist :

01 - Prayer
02 - Ingeborg Bachmann An Paul Celan
03 - Corona
05 - Espenbaum
07 - Todesfuge
09 - Mein Lieber Eric
10 - Der Von Den Ungeschriebenen
11 - Für Eric
12 - Denk Dir
13 - Coagula
14 - Schreib Dich Nicht
15 - Psychiatrische Klinik Und »Ein Wort«
16 - 15. Mai
17 - In Eins
18 - Gisèle Celan-Lestrange An Paul Celan
19 - 14. Januar 1970
20 - Fadensonnen
22 - Armbanduhr
23 - Es Wird
24 - Paris, 20. März 1970
25 - Pont Mirabeau
26 - Rebleute
27 - Er Hatte In Der Stadt Paris
28 - Stimmen
29 - Worte Von Paul Celan



Giora Feidman & Ben Becker

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