Kaddish pour Paul Celan
« Schwarze
Milch der Frühe wir trinken sie abends / wir trinken sie mittags und morgens
wir trinken sie nachts / wir trinken und triken / wir schaufeln ein Grab in den
Lüften da liegt man nicht eng » (« Lait noir de l’aube nous le buvons
le soir / le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit / nous buvons et
buvons / nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré »).
Ainsi commence Todesfuge (Fugue de mort) dans l’admirable traduction
de Jean-Pierre Lefebvre, l’un des poèmes les plus douloureux qu’un homme ait pu
écrire pour parler des camps de la mort : ces points noirs fruits d’une
immonde cartographie. Cet habité du langage poétique perdit ses parents qui moururent
dans un camp d’internement, après avoir creusé leur propre tombe dans le lait
noir de l’aube... Cet homme, ce poète de langue allemande et d’origine
roumaine ; ce juif qui échappa aux chambres à gaz grâce à un maigre sursis
au sein d’un camp de travail forcé, finit pourtant par se suicider en 1970 à
l’âge de 49 ans, après s’être jeté depuis le Pont Mirabeau dans la Seine, ce
sale miroir couleur de boue ; son corps de plume, lourd d’une encre
ténébreuse, balancé comme un boulet d’amertume dans ce Styx parisien qui lui ouvrit
ses bras ainsi qu’une mère embrasse un enfant au cœur gonflé de larmes. Cet
homme hanté par le sang de sa mémoire et qui avait choisi de rejoindre la
cendre des siens, c’était Paul Celan : le plus grand poète de langue
allemande que connut le XXe siècle.
Alors que le philosophe Theodor Adorno proclamait le
fait qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare » ; de sa lance
poétique, celui qui n’était alors qu’un inconnu, remua la poussière des morts
pour témoigner de ce qui fut, pour qu’une parole puisse apporter un peu de
présence aux absents dont la seule tombe fut l’implacable vide du ciel. Et cet
homme tourmenté, traînant avec peine son âme ainsi qu’un éternel drap noir de deuil,
à force de former dans sa bouche des mots de fantôme pour tenter d’exprimer
l’indicible, devint à son tour un absent : la vie s’écoula de son sein comme
l’eau qui file entre les doigts d’une main. Mais sa parole avait fendu la mer sanglante
du passé et désormais rien ne serait plus comme avant.
Le comédien allemand,
Ben Becker, incarne de sa voix grave et chaude la parole d’outre-tombe de ce
poète unique. Et qui mieux que l’immense clarinettiste Giora Feidman pour
l’accompagner dans cette tâche, pour attiser le feu vivant des mots de Paul
Celan avec le souffle prodigieux de sa clarinette ? Outre des poèmes issus
du recueil Pavot et mémoire, Ben
Becker déclame également des extraits de la correspondance du poète, entre
autres celle qu’il entretint avec Ingeborg Bachmann, femme tant aimée, sœur de
lait en écriture. Dans le plein silence résonne la voix du comédien. Quant à la
musique jouée par Giora Feidman et ses deux acolytes (contrebasse et guitare),
elle fait son entrée, la plupart du temps, après que soient prononcés les
derniers mots du texte. Et, par moments, musique et voix s’entremêlent sans
aucun accroc telles deux fumées blanches qui se mélangent harmonieusement.
Pour
cet hommage à Paul Celan, Giora Feidman reprend des thèmes musicaux provenant
du terreau de la féconde tradition ashkénaze ainsi que des airs de Joseph Haydn,
une composition de Chick Corea et la Gnossienne
No. 1 d’Erik Satie. Bien que je ne sache pas saisir un traître mot de la
langue allemande, il ressort de cette œuvre dans laquelle vers et musique se
croisent et s’entrecroisent avec beauté, une mélancolie qui me serre le cœur et
l’emprisonne dans des barbelés. Mais cet album, de même que la poésie de Paul
Celan, n’est pas dépourvu pour autant d’une certaine lumière qui vient
sautiller en instants de grâce ainsi que pattes d’oiseau sur un lac gelé.
Quand
la glace fondra et que l’eau reprendra ses droits, alors l’oiseau-poète s’envolera
pour trouer le silence obstiné de la bouche morte du ciel. Pour finir, je tiens
à laisser la parole à Henri Michaux, autre grand poète, qui écrivit ces vers
pour exprimer le suicide de son ami : « Partir. / De toute façon
partir. / Le long couteau du flot de l’eau arrêtera la parole. »
© Thibault Marconnet
Tracklist :
01
- Prayer
02
- Ingeborg Bachmann An Paul Celan
03
- Corona
04
- Auf Reisen
05
- Espenbaum
06
- Wolfsbohne
07
- Todesfuge
08
- Engführung
09
- Mein Lieber Eric
10
- Der Von Den Ungeschriebenen
11
- Für Eric
12
- Denk Dir
13
- Coagula
14
- Schreib Dich Nicht
15
- Psychiatrische Klinik Und »Ein Wort«
16
- 15. Mai
17
- In Eins
18
- Gisèle Celan-Lestrange An Paul Celan
19
- 14. Januar 1970
20
- Fadensonnen
21
- Sperrtonnensprache
22
- Armbanduhr
23
- Es Wird
24
- Paris, 20. März 1970
25
- Pont Mirabeau
26
- Rebleute
27
- Er Hatte In Der Stadt Paris
28
- Stimmen
29
- Worte Von Paul Celan
Giora Feidman & Ben Becker |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire