lundi 12 janvier 2015

Philippe Muray : “Que soutiennent, au juste, les comités de soutien ?”


Tant qu'il y avait un risque qu'elle ne revienne jamais, on ne pouvait rien dire. Maintenant que s'est heureusement terminée la détention de Florence Aubenas, il devrait être au moins possible d'examiner les tenants et les aboutissants de cette formidable « mobilisation » qui s'est organisée en France autour de son enlèvement et en faveur de sa libération.
C'est cela le véritable événement dans toute cette affaire (l'autre événement, bien sûr, c'est l'apparition de cette jeune femme lumineuse à Villacoublay), non la question de savoir s'il y a eu remise de rançon ou pas. Il ne faut pas non plus, à propos de cette mobilisation, perdre son temps à se demander si elle a eu ou non un rôle positif, si elle a favorisé ou au contraire entravé les négociations. Il faut rejeter d'emblée ces préoccupations médiatiques, ces occupations et ces débats de médiatiques qui ne raisonnent jamais que pour durer. Il faut s'intéresser directement à la mobilisation en soi, à l'être même, pour ainsi dire, de cette mobilisation, ou à son essence. Il faut aller droit à ce phénomène qui a été présenté comme l'incarnation du Bien intégral. C'est toujours ce qui s'affirme comme le Bien, de nos jours, que l'on doit interroger, non le Mal. Dans le monde renversé qui est le nôtre, c'est là où ça fait bien qu'il faut appuyer, non plus là où ça fait mal.
D'un point de vue simplement rationnel, et pour user d'un euphémisme, on peut déjà constater que le lien entre des lâchers de ballons à Château-Thierry et le retour d'une journaliste détenue à Bagdad n'est pas évident. À moins qu'il ne rappelle celui qu'établit La Fontaine, dans sa Mouche du coche, entre la vaniteuse agitation d'une mouche et le désembourbement d'un attelage en difficulté. Pareillement, le rapport de cause à effet entre une « randonnée parisienne en rollers » et la libération de Florence Aubenas semble relever de la pensée magique. Et quand on jette au large de Marseille cent cinquante message contenus dans une bonbonne transparente, quand on joue de la corne de brume sur le parvis des Droits de l'homme du Trocadéro, quand on brandit des torches enflammées, quand on organise une marche de soutien à Lyon, une course de vélo à Montpellier ou des envols de montgolfières à Royan, c'est bien à un vaste mouvement néo-animiste que l'on assiste, au sens où l'animisme repose sur la toute-puissance des idées et que ce sentiment de toute-puissance provient, chez ceux qui en sont pénétrés, d'une estimation très exagérée de leurs propres actes.
En d'autres termes, ce qu'il convient d'emblée de dire c'est que pendant plus de cinq mois les membres des collectifs de soutien à Florence Aubenas se sont activés narcissiquement, s'offrant l'illusion de porter leur « amour » sur un autre objet qu'eux-mêmes, quand c'était bel et bien le spectacle qu'ils se donnaient qui les soulevait d'extase. Ce qu'illustre avec assez d'exactitude le slogan imprimé dès janvier sur des tee-shirts distribués par les rolléristes du vendredi soir : « Ils sont partis pour nous, ils rentreront grâce à nous. » Une telle assurance, proclamée par de purs et simples crétins à roulettes, aurait pu faire rire tant elle est au-delà de tout ridicule, et si l'on était encore dans un monde où on rit. Mais nous n'y sommes plus, et mieux vaut se protéger derrière la conclusion de La Fontaine : « Ainsi certaines gens, faisant les empressés, / S'introduisent dans les affaires : / Ils font partout les nécessaires, / Et, partout importuns, devraient être chassés. »
Mais ce n'est encore là qu'une part superficielle du phénomène. Ce qu'il paraît bien plus intéressant de souligner c'est que l'époque, à travers le drame vécu par une jeune femme à des milliers de kilomètres de la France, a trouvé le moyen, comme toujours, de se célébrer elle-même, de renforcer et même de sanctifier les pires de ses activités ordinaires. Il faut en effet noter que celles-ci se seraient déroulées de toute façon, même si Florence Aubenas n'avait pas été enlevée. Les maniaques à roulettes qui, chaque vendredi soir de cet hiver, se rassemblaient comme les oiseaux d'Hitchcock sur la dalle de Montparnasse et racontaient qu'ils ne se rassemblaient que pour qu'elle revienne grâce à eux, se seraient tout de même rassemblés chaque vendredi soir de cet hiver comme les oiseaux d'Hitchcock sur la dalle de Montparnasse, car ils se rassemblaient déjà avant, comme les oiseaux d'Hitchcock, tous les vendredis soirs, sur la dalle de Montparnasse, hiver comme été ; ils ne se connaissent en vérité d'autre futur enviable que de continuer à se rassembler, comme les oiseaux d'Hitchcock, tous les vendredis soirs sur la dalle de Montparnasse, et ils continueront évidemment à s'y rassembler. Car c'est de se transformer, chaque vendredi soir, hiver comme été, sur la dalle de Montparnasse, en oiseaux d'Hitchcock, qui importe pour eux, non de libérer des otages, même si les tee-shirts dont ils se parent affirment le contraire. Ce qu'ils gagnent au passage, c'est de pouvoir désormais croire et faire croire aux innombrables approuveurs de l'état actuel des choses que leurs propres rassemblements sont d'utilité publique ; et même qu'ils devraient au plus vite, puisqu'ils en ont si brillamment démontré la bienfaisance, devenir objets de vénération.
C'est aussi cet autre crime moderne qu'est le tapage qui a trouvé, à la faveur de la mobilisation pour Florence Aubenas et son guide, un moyen d'accéder au domaine enviable du sacré. « Il faut faire du bruit » : là encore, l'implacable mot d'ordre des comités de soutien était sans équivoque, mais il ne faisait que rejoindre et recouper une réalité quotidienne déjà connue ; car c'est tous les jours, et depuis longtemps, qu'il faut faire du bruit. Le bruit en tant qu'atrocité contemporaine est parfois, quoique bien mollement, stigmatisé ; mais on peut parier qu'il le sera de moins en moins, tant il a acquis ses lettres de noblesse durant les cinq mois qui viennent de s'écouler. « Samedi, des quatre coins de France, des notes de musique se sont élevées pour composer le plus inédit des messages de soutien, lancé jusqu'à Bagdad par les cuivres, les batteries, les violons, les accordéons, les chants et l'immense générosité de la dizaine de milliers de musiciens sortis dans la rue à l'appel du comité de soutien », pouvait-on lire un jour de cet hiver dans Libération. Et parce qu'aucune imposture ne peut plus se développer sans la caution de l'infantilisme, on donnait la parole à une petite Lilloise de huit ans : « Imagine qu'en Irak tout le monde se bouche les oreilles parce qu'il y a trop de bruit. Alors, ils disent : “Vite, libérez les prisonniers, sinon je vais avoir une crise cardiaque !” » Ainsi d'innombrables fanfares, toutes plus modernes et déjantées les unes que les autres, des Bigorneaux qui mordent de La Rochelle au Grand-Machin-Truc de Cahors, de la Chorale qui râle de Bordeaux à la Brigade anti-band d'Issy-les Moulineaux, ont transfiguré l'ordinaire et abominable tapage qui couvre notre époque en activité nécessaire et même messianique. « Il faut que le son traverse les mers », a-t-on répété. Et cette nuisance habituelle est devenue la morale même. Au passage, le bruit comme cataclysme de l'époque est resté cataclysme ; mais s'il n'a pas tiré une nouvelle signification de la cause qu'ils disait servir ; il s'est seulement servi de cette cause pour renforcer sa malfaisance spécifique. Et il n'avait que ce but.

Par extension, c'est aussi n'importe quelle activité plus ou moins sportive ou ludique qui s'est métamorphosée en geste héroïque de mobilisation. « Les visages de Florence et Hussein ornent l'invitation au prochain Tour de Picardie, comme le site Internet de la ville, le journal municipal ou la façade de la médiathèque » (à Château-Thierry). « Dimanche, près mille femmes marcheront et courront pour Florence et Hussein à l'invitation de la ligue Nord-Pas-de-Calais d'athlétisme » (à Lille). « Le millier de participants de la course annuelle organisée par la ville et baptisée “Tous à vélo ” roulera avec un brassard violet pour Florence et Hussein » (à Montpellier). Mais il faut noter, là encore, que ces animations et bien d'autres se seraient déroulées de toute façon, même sans l'enlèvement de Florence Aubenas, dont elles n'ont usé que pour redorer leur blason et effacer quelque peu leur propre insignifiance. À ce compte, d'ailleurs, c'est n'importe quelle occupation de n'importe qui, n'importe où, qui aurait pu, durant ces jours, être placée sous ce signe prestigieux. Ainsi aurait-on pu rentrer chez soi en RER « pour Florence et Hussein ». De même aurait-on pu faire du ski, manger une pizza, résoudre une équation du second degré, regarder la télévision, faire des mots fléchés, aller chez le dentiste « pour Florence et Hussein ». 
Il est curieux que les comités de soutien n'y aient pas songé, mais sans doute y penseront-ils lors d'un prochain enlèvement. Cette fois, ils se sont surtout souciés de faire approuver les plus coupables des exactions du temps en les justifiant par une cause exaltante. Ce n'est pas d'abord une journaliste dans la détresse qu'ils ont soutenue, c'est l'époque elle-même dans ce qu'elle a de plus effrayant.
© Philippe Muray
(in Exorcismes spirituels IV)



Ps : Le regard lucide, aiguisé et furieusement drôle de Philippe Muray nous fait bien défaut par les temps qui courent. Notre société occidentale est engluée jusqu'au cou dans la pensée magique.

Philippe Muray

1 commentaire:

  1. Bonsoir Chris,
    Je suis content que ce texte t'ait mis du rire aux lèvres ! Je le trouve prodigieusement drôle. Oui, cette pensée qui se déjoue des carcans du politiquement correct est, je le crois, plus que jamais salutaire.
    Ce que je nomme “pensée magique”, c'est cette croyance qu'a l'Homme dans l'amplitude de ses actes, surtout les plus puérils. La pensée magique, c'est croire que l'on pourra infléchir le cours des événements par des concerts donnés pour soutenir une cause telle que la libération de Florence Aubenas et de son guide, Hussein. Et Philippe Muray nous montre bien toute la sottise contente d'elle-même que procure ce sentiment irrationnel. Cela étant dit, il y a de belles pensées magiques qui sont personnelles, de l'ordre de l'intime. Ce fut le cas, par exemple, du cinéaste Werner Herzog qui, à l'annonce de la mort imminente de son amie, Lotte Eisner, décida de faire à pied le trajet de la Bavière jusqu'à Paris (où cette femme vivait), avec, chevillée au corps, la pensée que Lotte Eisner ne mourrait pas s'il accomplissait cela jusqu'au bout. Après maintes embûches, il parvint à Paris et son amie, qui aurait dû trépasser depuis longtemps, était encore en vie. Quelques mois plus tard, c'était toujours le cas. Alors, elle lui dit : “Werner, je veux mourir. S'il te plaît, laisse-moi partir maintenant.” (Je cite de mémoire.) Et, peu de temps après lui avoir adressé cette requête, Lotte Eisner mourut. Tu pourras, si tu le désires, retrouver cette histoire vraie et merveilleuse dans le livre que Werner Herzog a écrit : “Sur les chemins de glace” (aux éditions Payot). Chaque fois que je l'évoque, cette histoire me bouleverse au plus profond...

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