jeudi 19 juin 2014

La voix de François Augiéras




Pour tout lecteur passionné de François Augiéras, entendre la voix de cet écrivain à nul autre pareil est un moment d'intense émotion.

François Augiéras ou Le Théâtre des Esprits est un livre CD qui comprend deux enregistrements dans lesquels on peut entendre la voix hantée et incantatoire d'Augiéras déclamer des passages de ses livres Le Vieillard et l'Enfant ainsi que Le Voyage des morts.

Certains extraits sont inédits, Augiéras ne les ayant pas gardés pour les versions définitives de ses récits.

Sa voix craque comme du bois que l'on brûle et vous saisit le cœur à pleine main.

“Mais qui lira jamais les livres que j'ai écrits ? Dans l'obscurité où je vis, ils sont encore comme enfoncés dans le ciel noir et menacés quand ce ne serait que par ma mort.”

“Cette nuit, j'irai jusqu'à l'océan et j'emporterai ma voix.”

Pour ajouter à l'émerveillement, le lecteur pourra découvrir six petits films inédits, réalisés par François Augiéras à l'aide d'une caméra 8 mm et accompagné de son ami Paul Placet.


Il est troublant de voir François Augiéras et Paul Placet s'empoigner tous deux comme de jeunes chiens fous et lutter au sol devant l'église de St Amand de Coly ; ainsi que de voir Paul Placet tentant d'étrangler, par jeu, son ami.

Ceux qui ont lu La Chasse fantastique, petit ouvrage écrit avec Paul Placet, reconnaîtront dans ces images filmées, les moments de contemplation et de violence sourde évoqués dans ce beau livre.

À cet ouvrage, s'ajoutent de belles photographies prises par François Augiéras ; des lettres issues de ses diverses correspondances ; et last but not least, des lettres du capitaine Augiéras lui-même, l'oncle de l'écrivain, adressées à la mère de celui-ci.
Cet oncle fantasmé qui n'est autre que le fameux vieillard évoqué dans Le Vieillard et l’Enfant.

François Augiéras ou Le Théâtre des Esprits est un livre propice au recueillement et à l'exaltation.
Il permet de coller son âme à la vie qui palpitait dans le sein broussailleux de cet éternel sauvage, de ce “dernier païen”, mort dans l’indifférence générale le 13 décembre 1971 à l’âge de 46 ans. Chacun de ses livres est une pierre de feu qui nous éclabousse les yeux de lumière.
Sa tombe se trouve au cimetière de Domme (dans le Périgord Noir). C’est Paul Placet qui inscrivit sur la stèle le nom de son ami, dans une graphie presque runique :

Augi
Éra
S

Et depuis, chaque nuit le tonnerre gronde dans le ventre de la terre. Car son cœur de lave est toujours vivant : la brûlante empreinte en est gravée dans chacun de ses mots.
Par deux fois je fis pèlerinage à Domme, vers ce terreau de légendes, ce vivier dans lequel nagent les poissons fabuleux du mystère.

Ce livre CD est une mine d'or pour tous les augiérassiens (dont je fais partie) : maigre communauté d’individus solitaires, éparpillés aux quatre vents de la terre.


© Thibault Marconnet

06/12/2013

François Augiéras (1925-1971) : Une vie, une oeuvre [2000 / France Culture] :



François Augiéras


Thibault Marconnet, Tombe de François Augiéras dans le cimetière de Domme, 2012

mardi 17 juin 2014

La noblesse d'un tigre




En plein XVIIIe siècle et contre toute attente, naquit un poète aux doigts de feu. Son chant a tout bu, le ciel et la terre réunis. Aigle du verbe, il inscrivit de ses serres aiguisées sa poésie en lettres vivantes sur le parchemin de l’Eternité. Son pari (bien plus fou que celui de Pascal) : passer l’alliance aux doigts du Ciel et de l’Enfer. Autant vouloir unir l’eau et le feu sans que ces deux éléments ne s’annulent ! Mais les poètes, c’est bien connu, ne se satisfont pas des terres étroites du réel : ce sont gens de la démesure qui étirent l’imaginaire à l’infini, repoussant toujours plus loin les limites du langage.

Cet homme flamboyant, ce poète au front de comète se nommait William Blake : créature éclose d’on ne sait quelle fleur astrale, monolithe enflammé chu dans notre bas monde, il vint brûler la pâle raison tremblante au sein de sa faible bergerie. D’abord voué tout entier à la peinture, il se tourna ensuite vers cette langue de feu qu’est la poésie. Puissant tigre, il a fait sa proie de toute hypocrisie, bassesse et médiocrité. Dans sa bouche, gueule de cheminée, des braises fusaient. Homme lucide, Blake enflamma la paille moisie du mensonge, incendia la lâcheté et réduisit en cendres une morale chrétienne mortifère.

Avec le phosphore de son regard félin, cet insulaire né en 1757 et grand moraliste hétérodoxe, ne pouvait que foudroyer son époque de libertins minuscules, de petits dévots sans grandeur. Nyctalope visionnaire et poète viril, il a regardé s’enfuir dans la grisaille, oreilles basses et queue entre les jambes, le troupeau des couards emperruqués qui abandonnaient le navire. Orateur prophétique, sa chaire fut l’écritoire où il traça les lettres charbonneuses de ses terribles visions. Sa plume, griffe rétractile, a creusé au sein du langage des vers d’une puissance sans égale. Égaré au milieu de vilains gnomes et de ridicules nabots poudrés, ce Titan n’hésita pas à défier la vanité de toutes les idoles. Tel un nouveau Prométhée, il s’est avancé au milieu de la poltronnerie environnante avec pour seule torche la braise de ses yeux.

Bien que le “traducteur” soit toujours un “traître” ainsi que le veut le proverbe italien : “traduttore, traditore” ; la traduction de Pierre Boutang me semble en tous points admirable : seul un poète peut transvaser dans sa propre langue la fertile semence donnée au monde par un autre habitant de la matière poétique. Car, ainsi que le disait le peintre Raphaël, cité par Ernest Hello dans L’Homme : « Comprendre, c’est égaler. »


© Thibault Marconnet
17/06/2014


Thomas Phillips, William Blake in a portrait, 1807

Fugue de mort (Paul Celan)

Anselm Kiefer, Sefer Hechaloth, 2002


Lait noir de l'aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d'or
écrit ces mots s'avance sur le seuil et les étoiles tressaillent il siffle ses grands chiens
il siffle il fait sortir ses juifs et creuser dans la terre une tombe
il nous commande allons jouez pour qu'on danse

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit
te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or
Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré

II crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous chantez jouez
il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont bleus
enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore pour qu'on danse

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d'or
tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents

II crie jouez plus douce la mort la mort est un maître d'Allemagne
il crie plus sombres les archets et votre fumée montera vers le ciel
vous aurez une tombe alors dans les nuages où l'on n'est pas serré

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi la mort est un maître d'Allemagne
nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons
la mort est un maître d'Allemagne son œil est bleu
il t'atteint d'une balle de plomb il ne te manque pas
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d'or
il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une tombe dans le ciel
il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître d’Allemagne

tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux cendre Sulamith.


Paul Celan 
(in Choix de poèmes, Pavot et mémoire © Poésie/Gallimard 1998, p. 53)
Traduction : Jean-Pierre Lefebvre



Anselm Kiefer, Il Mistero delle Cattedrali, 2010-11, Oil, acrylic, terracotta, steel, salt, wire and minerals on canvas

lundi 16 juin 2014

Trouer la bouche morte du ciel




« Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends / wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts / wir trinken und triken / wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng » (« Lait noir de l’aube nous le buvons le soir / le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit / nous buvons et buvons / nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré »). Ainsi commence Todesfuge (“Fugue de mort”) dans l’admirable traduction de Jean-Pierre Lefebvre, l’un des poèmes les plus douloureux qu’un homme ait pu écrire pour parler des camps de la mort : ces points noirs fruits d’une immonde cartographie. Cet habité du langage poétique perdit ses parents qui moururent dans un camp d’internement, après avoir creusé leur propre tombe dans le lait noir de l’aube... Cet homme, ce poète de langue allemande et d’origine roumaine ; ce juif qui échappa aux chambres à gaz grâce à un maigre sursis au sein d’un camp de travail forcé, finit pourtant par se suicider en 1970 à l’âge de 49 ans, après s’être jeté depuis le Pont Mirabeau dans la Seine, ce sale miroir couleur de boue ; son corps de plume, lourd d’une encre ténébreuse, balancé comme un boulet d’amertume dans ce Styx parisien qui lui ouvrit ses bras ainsi qu’une mère embrasse un enfant au cœur gonflé de larmes. Cet homme hanté par le sang de sa mémoire et qui avait choisi de rejoindre la cendre des siens, c’était Paul Celan : le plus grand poète de langue allemande que connut le XXe siècle.

Alors que le philosophe Theodor Adorno proclamait le fait qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare » ; de sa lance poétique, celui qui n’était alors qu’un inconnu, remua la poussière des morts pour témoigner de ce qui fut, pour qu’une parole puisse apporter un peu de présence aux absents dont la seule tombe fut l’implacable vide du ciel. Et cet homme tourmenté, traînant avec peine son âme ainsi qu’un éternel drap noir de deuil, à force de former dans sa bouche des mots de fantôme pour tenter d’exprimer l’indicible, devint à son tour un absent : la vie s’écoula de son sein comme l’eau qui file entre les doigts d’une main. Mais sa parole avait fendu la mer sanglante du passé et désormais rien ne serait plus comme avant.

Paul Celan avait su trouer le silence obstiné de la bouche morte du ciel. Pour finir, je tiens à laisser la parole à Henri Michaux, autre grand poète, qui écrivit ces vers pour exprimer le suicide de son ami : « Partir. / De toute façon partir. / Le long couteau du flot de l’eau arrêtera la parole. »


© Thibault Marconnet

16/06/2014






Anselm Kiefer, Steigend, steigend sinke nieder, 2006



Paul Celan, Passphoto, 1938

dimanche 15 juin 2014

Georges Bernanos - La France contre les robots (Extrait)






« Ne pas comprendre ! il faudrait un peu plus de cœur que n’en possèdent la plupart des hommes d’aujourd’hui pour ressentir la détresse de ces êtres malheureux auxquels on retire impitoyablement toute chance d’atteindre le petit nombre d’humbles vérités auxquelles ils ont droit, qu’un genre de vie proportionné à leurs modestes capacités leur aurait permis d’atteindre, et qui doivent subir, de la naissance à la mort, la furie des convoitises rivales, déchaînées dans la presse, la radio. Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles. Toute la vie d’un de ces infortunés ne suffirait pas probablement à lui permettre d’assimiler la moitié des notions contradictoires qui, pour une raison ou pour une autre, lui sont proposées en une semaine. Oui, je sais que je suis presque seul à dénoncer si violemment ce crime organisé contre l’esprit. Je sais que les imbéciles dont je prends ainsi la défense n’attendent que l’occasion de me pendre, ou peut-être de me manger, car où s’arrêtera leur colère ? N’importe ! je répète que ce ne sont pas les Machines à tuer qui me font peur. Aussi longtemps que tueront, brûleront, écorcheront, disséqueront les Machines à tuer, nous saurons du moins qu’il y a encore des hommes libres, ou du moins suspects de l’être. La plus redoutable des machines est la machine à bourrer les crânes, à liquéfier les cerveaux. Oui, oui, riez tant que vous voudrez de ma colère, misérables prêtres sans cœur ! Tant que vous aurez un bout de tribune pour y menacer de l’enfer l’imbécile qui ne tire pas sa casquette au Curé, ou qui ne donne pas à la quête, vous vous vanterez de tenir en main des consciences. Mais la Machine à bourrer les crânes en aura fini depuis longtemps avec le jugement, et sans jugement, pas de conscience ! Vos menaces ne toucheront plus que les tripes, non les âmes.

Les âmes ! On rougit presque d’écrire aujourd’hui ce mot sacré. Les mêmes prêtres imposteurs diront qu’aucune force au monde ne saurait avoir raison des âmes. Je ne prétends pas que la Machine à bourrer les crânes est capable de débourrer les âmes, ou de vider un homme de son âme, comme une cuisinière vide un lapin. Je crois seulement qu’un homme peut très bien garder une âme et ne pas la sentir, n’en être nullement incommodé ; cela se voit, hélas ! tous les jours. L’homme n’a de contact avec son âme que par la vie intérieure, et dans la Civilisation des Machines la vie intérieure prend peu à peu un caractère anormal. Pour des millions d’imbéciles, elle n’est qu’un synonyme vulgaire de la vie subconsciente, et le subconscient doit rester sous le contrôle du psychiatre. Oh ! sans doute, le psychiatre ne saurait être tenu pour responsable de cette bêtise, mais il ne peut pas non plus faire grand chose contre elle. La Civilisation des Machines qui exploite le travail désintéressé du savant est moins tentée que jamais de lui déléguer la plus petite part de son magistère sur les consciences. Peut-être eut-elle été tentée de le faire au temps de la science matérialiste dont certaines théories, du moins en apparence, s’accordaient avec sa propre conception de la vie, mais la science actuelle ne se prête nullement aux grossières simplifications de la propagande.

Dans la lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure, la Civilisation des Machines ne s’inspire, directement du moins, d’aucun plan idéologique, elle défend son principe essentiel, qui est celui de la primauté de l’action. La liberté d’action ne lui inspire aucune crainte, c’est la liberté de penser qu’elle redoute. Elle encourage volontiers tout ce qui agit, tout ce qui bouge, mais elle juge, non sans raison, que ce que nous donnons à la vie intérieure est perdu pour la communauté. Lorsque l’idée du salut a une signification spirituelle, on peut justifier l’existence des contemplatifs – c’est ce que fait l’Eglise au nom de la réversibilité des mérites et de la Communion des Saints. Mais dès qu’on a fait descendre du ciel sur la terre l’idée du salut, si le salut de l’homme est ici-bas, dans la domination chaque jour plus efficiente de toutes les ressources de la planète, la vie contemplative est une fuite ou un refus. Pour employer une autre expression de l’avant-dernière guerre, dans la Civilisation des Machines tout contemplatif est un embusqué. La seule espèce de vie intérieure que le Technicien pourrait permettre serait tout juste celle nécessaire à une modeste introspection, contrôlée par le Médecin, afin de développer l’optimisme, grâce à l’élimination, jusqu’aux racines, de tous les désirs irréalisables en ce monde.

Imbéciles ! Vous vous fichez éperdument de la vie intérieure, mais c’est tout de même en elle et par elle que se sont transmises jusqu’à nous des valeurs indispensables, sans quoi la liberté ne serait qu’un mot. Vous vous fichez non moins éperdument de ces valeurs ? Soit ! Ce que j’écrivais il y a un instant sur les gaillards qui se sont à peu près libérés de leur âme ne vous intéresse pas davantage ? Tant pis. Je me permettrai pourtant de revenir sur ce type si parfaitement représentatif, en un sens, de l’ordre et de la civilisation des machines, l’aviateur bombardier. À ce mot, les imbéciles recommencent à se gratter ; je devrai donc vous ouvrir une parenthèse. Il est d’usage, pour essayer de distinguer entre eux les imbéciles, de les classer en imbéciles de droite et en imbéciles de gauche. Les imbéciles de gauche n’auront pas tort de dire que la guerre totale est une invention des fascistes. Mais supposons, par exemple, qu’au temps de la guerre espagnole, les vaillantes armées russes aient envahi l’Allemagne. Existe-t-il, à droite ou à gauche, un imbécile assez imbécile pour oser me démentir si je dis que les aviateurs du Maréchal Staline auraient pu se comporter exactement comme le firent, quatre ans plus tard, les aviateurs du Maréchal Goering, sans encourir le moindre blâme de leurs amis ? Ces messieurs, en se grattant plus énergiquement que jamais, auraient invoqué les impitoyables nécessités de la guerre, comme dix ans plus tôt ils invoquaient, pour excuser les milliers de cadavres de l’épuration léniniste, les nécessités non moins sacrées de la révolution communiste. Imbéciles de droite et de gauche, chiens que vous êtes, si vous vous grattez si furieusement, c’est que vous vous sentez, au fond, tous d’accord, vous savez tous très bien qu’à la Civilisation des Machines doit logiquement correspondre la guerre des machines. Assez de grimaces, hypocrites ! Torchez-vous une dernière fois les yeux, et revenons si vous le voulez bien à l’aviateur bombardier. Je disais donc que le brave type qui vient de réduire en cendres une ville endormie se sent parfaitement le droit de présider le repas de famille, entre sa femme et ses enfants, comme un ouvrier tranquille sa journée faite. « Quoi de plus naturel ! » pense l’imbécile, dans sa logique imbécile, « ce brave type est un soldat, il y a toujours eu des soldats ». Je l’accorde. Mais le signe inquiétant, et peut-être fatal, c’est que précisément rien ne distingue ce tueur du premier passant venu, et ce passant lui-même, jusqu’ici doux comme un agneau, n’attend qu’une consigne pour être tueur à son tour, et, devenant tueur, il ne cessera pas d’être un agneau. Ne trouvez-vous pas cela étrange ? Un tueur d’autrefois se distinguait facilement des autres citoyens, non seulement par le costume, mais par sa manière de vivre. Un vieux routier espagnol, un lansquenet allemand, ivrogne, bretteur et paillard, se mettaient, comme d’eux-mêmes, en dehors, ou en marge de la communauté. Ils agissaient ainsi par bravade sans doute, mais nous savons que la bravade et le cynisme sont toujours une défense, plus ou moins consciente, contre le jugement d’autrui, le masque d’une honte secrète, une manière d’aller au-devant d’un affront possible, de rendre terreur pour mépris. Car le routier espagnol, le lansquenet allemand se jugeaient, eux aussi, de simples instruments irresponsables entre les mains de leurs chefs, mais ils n’en étaient pas fiers. Ils préféraient qu’on les crût plutôt criminels que dociles. Ils voulaient que leur irresponsabilité parût venir plutôt de leur nature, de leurs penchants, de la volonté du Bon Dieu, auquel ils croyaient en le blasphémant. Le bombardier d’aujourd’hui, qui tue en une nuit plus de femmes et d’enfants que le lansquenet en dix ans de guerre, ne souffrirait pas qu’on le prît pour un garçon mal élevé, querelleur. « Je suis bon comme le pain, dirait-il volontiers, bon comme le pain et même, si vous y tenez, comme la lune. Le grincement de la roulette du dentiste me donne des attaques de nerfs et je m’arrêterais sans respect humain dans la rue pour aider les petits enfants à faire pipi. Mais ce que je fais, ou ne fais pas, lorsque je suis revêtu d’un uniforme, c’est-à-dire au cours de mon activité comme fonctionnaire de l’Etat, ne regarde personne. » Georges Bernanos (in La France contre les robots, p. 99-103)


Georges Bernanos (1888 - 1948)

Ernst Jünger - La guerre comme expérience intérieure (Extraits)





« Que servait de répandre sur les plus proches du sable et de la chaux, de jeter sur eux une toile de tente pour échapper au spectacle constant des visages noirs et enflés. Il y en avait trop ; partout la bêche heurtait de la chair ensevelie. Tous les mystères du tombeau s’étalaient dans une hideur à faire pâlir les rêves les plus fous. Les cheveux tombaient des crânes par touffes, comme le feuillage pâli des arbres à l’automne. Plus d’un se défaisait en verdâtre gelée de poisson qui luisait dans les nuits sous les lambeaux des uniformes. Quand on marchait sur eux, le pied laissait des traces phosphorescentes. D’autres se desséchaient en momies calcifiées qui se desquamaient lambeau par lambeau. Chez d’autres encore, les chairs coulaient des os en gélatine brun rougeâtre. Dans les nuits lourdes, des cadavres boursouflés s’éveillaient à une vie de fantôme lorsque les gaz comprimés s’échappaient des blessures à grands sifflets et gargouillis. Mais le plus terrifiant était le grouillement frénétique où se dissolvaient les corps qui ne se composaient plus que de vers innombrables.
À quoi bon ménager vos nerfs ? Ne sommes-nous pas restés une fois, quatre jours de suite, dans un chemin creux entre des cadavres ? N’étions-nous pas tous, morts et vivants, recouverts d’un épais tapis de grandes mouches bleu sombre ? Peut-on encore aller plus loin ? Oui : plus d’un gisait là avec qui nous avions partagé mainte veille nocturne, mainte bouteille de vin, maint quignon de pain. Qui peut parler de la guerre, qui n’a point été dans nos rangs ?
Lorsque après de telles journées le soldat du front traversait les villes de l’arrière, en colonnes grises et muettes, voûté, dépenaillé, sa vue parvenait à figer sur place l’insouciant train-train des écervelés de ces lieux. “On les a sortis des cercueils”, chuchotaient-ils à l’oreille de leur bonne amie, et tous ceux qu’effleuraient le vide des yeux morts se mettaient à trembler. Ces hommes étaient saturés d’horreur, ils eussent été perdus sans l’ivresse. Qui peut mesurer cela ? Un poète seul, un poète maudit dans le voluptueux enfer de ses rêves. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p. 47-48)



Otto Dix, Assaut sous les gaz, 1924



« Une autre fois, alors que je tuais le temps interminable d’une veille nocturne en compagnie d’un vieux briscard, dans l’angle sombre d’un épaulement, je m’enquis, au cours d’une conversation chuchotée, de son expérience la plus horrible. Sa cigarette rougeoyait à brefs intervalles sous le casque d’acier, inondant le visage décharné d’un rouge éclat. Il raconta :
“Au début de la guerre, nous avons pris d’assaut une maison qui avait été une auberge. Nous avons envahi la cave barricadée, luttant dans le noir comme des bêtes qui se prennent à la gorge, alors que déjà la maison brûlait au-dessus. Soudain, déclenché sans doute par la chaleur de l’incendie, on entendit là-haut le piano mécanique qui démarrait comme un automate. Jamais je n’oublierai, mêlés aux rugissements des hommes aux prises et aux râles des mourants, les flonflons insouciants de cette musique de danse.”
Il y aurait encore beaucoup à raconter : ces hommes qui n’arrêtaient pas de pousser des rires stridents, alors qu’un projectile venait de leur fracasser le crâne ; cet autre qui, en pleine bataille d’hiver, se dépouilla de son uniforme et courut ricanant par les champs de neige rougie ; l’humour satanique des grands postes de secours, et bien d’autres choses. Mais nous autres, fils de ce temps, nous avons bien soupé des faits bruts. Tellement soupé.
Et ce ne sont pas tant les faits que précisément l’incertain, l’indescriptible, les sourds pressentiments dont le feu jaillit parfois au grand jour comme la fumée d’un incendie qui couvait au creux d’un navire. Peut-être tout cela n’est-il qu’élucubration. Et pourtant c’était tellement palpable, pesant sur les sens d’un tel plomb, lorsqu’une troupe abandonnée sous la voûte de la nuit patrouillait en terre inconnue, dans le fracas des masses de métal qui s’écrasaient lointaines et proches. Si tout à coup, en plein milieu, un jet de feu s’arrachait à la terre, on entendait jaillir dans l’infini le cri bouleversant d’une prise de conscience intégrale. Peut-être, dans les derniers feux de ces cerveaux, le noir rideau de l’horreur s’était-il envolé à fins bruissements : mais ce qui restait tapi derrière, la bouche pétrifiée ne pouvait plus en donner le message. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p. 51-52)



Otto Dix, Le soldat blessé, 1924



« La tranchée. Le travail, l’horreur et le sang ont riveté le mot en tour d’acier pesant sur cerveaux anxieux. Rempart et bastion entre mondes qui se combattent, mais pas seulement cela : rempart et antre de ténèbres pour les cœurs qu’elle aspirait et rejetait en incessante alternance. Moloch brûlant qui lentement réduit en scories la jeunesse des peuples, réseau de veines recouvrant de ses entrelacs ruines et champs avilis, d’où le sang des hommes a coulé dans la terre à fort giclement.
Même de loin, elle restait emprise d’un poing glacé, lors des réglages d’armes et des beuveries dans les villages aux rives de l’horreur, là où le combattant reprenait pied, recommençait à trimer le jour et dormir la nuit. Sans trêve les fenêtres tressautaient comme des enclumes quand le char de l’écrasement grondait à longueur de front, broyant tout de son indifférence. Chez nous autres blasés du sanglant, personne ou presque ne l’entendait plus. Parfois seulement, lorsque l’œil rouge de l’âtre béait stupide sur la chambre obscurcie, et qu’au cerveau vagabondant s’ouvraient toutes les fleurs du monde, à force couleurs vives et parfums entêtants, mégalopoles en marées de lumière, rivages du Midi ourlés de ressacs bleus et d’écumes perlantes, femmes gainées de soie, reines du boulevard : c’est alors que ça se mettait à tinter, tout doux, mais bien coupant comme une lame de sabre, et que la menace bruissait noire à travers les vitres. C’est là qu’on frissonnait, et qu’on criait d’apporter de la lumière et du vin.
Parfois aussi tout se mettait à bouillir, lave cuisant en chaudrons gigantesques ; à l’ouest, une rougeur sombre entamait les brouillards matinaux, ou c’étaient des écharpes de fumée sale qui flottaient devant un soleil en déclin. Alors tous, jusque bien avant dans les terres, se tenaient prêts à bondir, colons du bas pays dans l’angoisse du mascaret rugissant. Tout comme on bourre de madriers et de sacs de sable la gueule des digues éclatées, on lançait bataillons et régiments dans la brèche en flamme des tranchées rompues. Quelque part, un homme était au téléphone, visage de granit au-dessus du col écarlate, et proférait le nom d’un tas de ruines qui avait été un village. Suivait le cliquetis des ordres et du métal des harnachements, et une fièvre sombre tremblait dans des milliers de prunelles.
Et même lorsque le laminoir de la guerre allait moins fort, toujours le poing osseux de la camarde restait suspendu sur les espaces dévastés. Dans le large ourlet de terrain de part et d’autre des tranchées, elle régnait avec rigueur, et point ne valaient jeunesse, humilité ni talent lorsque son martinet de plomb faisait pleuvoir les coups sur la chair et les os. Parfois même il semblait qu’elle ménageât avec prédilection l’insolent qui tendait la main, le rire à la bouche, vers son masque qu’il prétendait arracher. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p. 52-53-54)



Otto Dix, Cadavre dans les barbelés, 1924



« La bravoure est comparable à la danse. La personne du danseur est forme, est accessoire, seul compte ce qui sous le voile de ses mouvements se hausse et retombe. La bravoure n’est jamais que l’expression d’un savoir ancré au plus profond des consciences : l’être humain se sait réceptacle de valeurs éternelles et indestructibles. Comment sinon y’en aurait-il un seul pour marcher sciemment à la rencontre de la mort ? » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p. 91-92)

« Une autre fois, alors que la petite ville de Combles s’écroulait sous une canonnade écrasante, dans une averse de pierres et d’acier, nous vîmes deux hommes courir parmi les décombres tournoyants, affublés de robes de femmes, des ombrelles rouges à la main. Ces gens étaient de la même trempe que le groupe de choc qui remonta toute une tranchée à coups de chopines vides, que les Ecossais d’une troupe d’assaut montant à l’attaque en poussant leur ballon de football vers les lignes ennemies, ou que le sous-lieutenant allemand dont on racontait sur le front qu’il avait trouvé une manière de faire exploser les grenades à manche au-dessus de sa tête, droites comme une torche, sans qu’un seul éclat le touchât.
Libre à d’aucuns de se signer devant de tels exemples de divine insolence ; pour moi, je serais chagrin de m’en priver. C’est justement aux heures où le poids terrifiant des choses menaçait de ramollir l’âme de ses coups de masse que des hommes se trouvaient pour aller leur chemin sans y prendre garde, d’un pas dansant comme sur des vétilles. Et cette seule idée qui convienne à des hommes : que la matière n’est rien et que l’esprit est tout, cette idée sur laquelle repose tout entière la grandeur humaine, ils l’exaspéraient jusqu’au paradoxe. On sentait bien alors que ces mousqueteries accumulées, ces orages d’acier mugissants qui se cabraient jusqu’aux nues pour dévorer tout n’étaient jamais que machinerie, que décors de théâtre, qu’il leur fallait pour prendre sens le jeu que l’humain jouait sur ce fond de scène.
Il est profondément significatif que ce soit justement l’existence la plus forte qui se sacrifie le plus volontiers. Mieux vaut s’abîmer comme un météore, dans une gerbe d’étincelles, que s’éteindre à petit feu vacillant. Le sang des lansquenets ne cessait d’écumer sous les pales tournoyantes de la vie, et pas seulement lorsque l’ivresse de fer du combat les emportait sur la crête des vagues. Il leur fallait exprimer et façonner une vie sauvage et violente, telle qu’elle sourdait continûment en eux depuis les profondeurs. Si jeunesse et virilité leur tenaient lieu d’ivresse et de flamme, le combat, le vin et l’amour les chauffaient à blanc, jusqu’à courir follement à la mort. Chaque heure exigeait d’être remplie, les jours leur coulaient entre les doigts colorés et brûlants, comme les perles d’un chapelet de feu qu’il leur fallait égrener jusqu’au bout pour remplir leur propre mesure. Tout l’être jaillissait flamboyant d’une seule et même source, qu’il se reflétât dans un verre rempli, dans les yeux fous de l’adversaire ou le doux sourire d’une fille. L’ivresse réveillait leur âme de vainqueurs, les cimes de la bataille leur versaient l’ivresse, dans les bras de l’amour tous deux ne leur étaient plus qu’un.
Comme d’autres dans l’art ou dans la vérité, ils cherchaient leur accomplissement dans la lutte. Nos voies sont diverses, chacun porte en son cœur une autre boussole. Pour chacun, vivre veut dire autre chose, pour l’un le chant du coq au matin clair, pour l’autre l’étendue qui dort au midi, pour un troisième les lueurs qui passent dans les brumes du soir.
Pour le lansquenet, c’était le nuage orageux qui couvre au loin la nuit, la tension qui règne au-dessus des abîmes. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p. 104-106)



Otto Dix, Machine Gunners Advancing, 1924



« Que l’on tue des hommes, cela n’est rien, il faut bien qu’ils meurent un jour, mais on n’a pas le droit de les nier. Non, on n’en a pas le droit. Le plus terrible, pour nous, ce n’est pas qu’ils veuillent nous tuer, c’est qu’ils ne cessent pas de déverser sur nous des flots de haine, qu’ils ne sachent nous nommer autrement que boches, Huns, barbares. Cela rend amer. C’est pourtant vrai, tout peuple a son sale type, et c’est justement celui-là que les voisins aiment à prendre pour norme. Nous ne sommes pas meilleurs que les autres, tout Anglais nous est un Shylock, tout Français un marquis de Sade. On en rira peut-être dans cent ans, à moins qu’on ne soit encore en guerre, pour changer. A toute contemplation, il faut du recul. Du recul dans l’espace, dans le temps, dans l’esprit. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p.107)



Otto Dix, Meal Time In the Trenches, 1924



« Oui, j’ai passé des heures, hier encore, à fixer tel un paquet de nerfs pétrifié la paroi de glaise en train de s’ébouler en face de moi. Je l’ai encore très précisément devant les yeux, cette paroi brune, parsemée de silex noirs et de blocs de craie, dont le bas tournait en bouillie d’où émergeaient des douilles et des têtes rouillées de grenades à manche. Il y avait aussi un mort dont on ne voyait qu’une jambe. Il devait être couché là depuis longtemps. Le pied n’avait pu soutenir la lourde botte et s’était détaché à hauteur de la cheville. On voyait distinctement l’os dégagé de sa gangue de chair brune et gangrenée. Puis venaient le caleçon de grossier tricot et le pantalon gris que la pluie avait déjà lavé de sa glaise.
À vrai dire, il y a beau temps qu’on devrait être couché de la sorte. Avec un crâne de nègre tout noir, dont la pluie a arraché les cheveux par touffes, et de petits yeux de poisson, desséchés dans leurs orbites cireuses. Quelque part à se faire manger les chairs, par les corbeaux en terrain libre, par les rats puants d’un abri éboulé, par les essaims de balles qui ne cessaient de fouailler le no man’s land. Ça n’est jamais tombé bien loin. Hier encore. Chaque jour où je respire encore est un don, un grand don, divin, immérité, dont il faut jouir à longs traits enivrés, comme d’un vin de prix. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p.109-110)



Otto Dix, Crâne, 1924



« Au régiment qui nous flanque à gauche, une tempête de feu se déchaîne. C’est une manœuvre de diversion pour déconcerter l’artillerie adverse et disperser ses feux. Ça va être à nous tout de suite. À présent il faut se concentrer. Certes, c’est peut-être dommage pour nous. Peut-être aussi nous sacrifions-nous pour quelque chose d’inessentiel. Mais notre valeur à nous, on ne peut pas nous la prendre. L’essentiel n’est pas ce pour quoi nous nous battons, c’est notre façon de nous battre. Droit sur l’objectif, jusqu’à vaincre ou rester sur le carreau. L’esprit combatif, l’engagement de la personne, et quand ce serait pour l’idée la plus infime, pèse plus lourd que toute ratiocination sur le bien et le mal. Cela commande le respect, confère l’auréole du saint, même chez le Chevalier de la Triste Figure. Nous allons montrer ce que nous avons dans le ventre, et dussions-nous tomber, nous aurons vécu notre soûl. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p.123-124)



Otto Dix, La Guerre, 1929-1932




« Oui, le soldat, dans son rapport à la mort, dans le sacrifice de sa propre personne pour une idée, ignore à peu près tout des philosophes et de leurs valeurs. Mais en lui, en ses actes, la vie trouve une expression plus poignante et plus profonde qu’elle ne peut l’avoir dans aucun livre. Et toujours, de tout le non-sens d’un processus extérieur parfaitement insensé, ressort une vérité rayonnante : la mort pour une conviction est l’achèvement suprême. Elle est proclamation, acte, accomplissement, foi, amour, espérance et but ; elle est, en ce monde imparfait, quelque chose de parfait, la perfection sans ambages. La cause n’y fait rien, tout est dans la conviction. On peut bien mourir enfoncé dans une erreur indubitable : c’est ce que l’on pouvait faire de plus grand. L’aviateur de Barbusse peut bien voir, loin au-dessous de lui, deux armées harnachées prier un Dieu unique pour la victoire de leur juste cause, l’une ou l’autre, à coup sur, et probablement les deux, arborent une erreur sur leurs drapeaux ; et pourtant Dieu les accueillera toutes deux d’une même étreinte en son être. La folie et le monde ne font qu’un, et qui mourut pour une erreur n’en reste pas moins un héros. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p. 160)

Traduction : François Poncet


Félix Vallotton, Verdun, 1917

samedi 14 juin 2014

L'insoutenable cruauté de l'être humain



Roman policier d’Imre Kertész est, ainsi qu’il le dit lui-même, son seul livre qui soit entièrement fictionnel. Cet auteur hongrois dont l’œuvre brûle le cœur, les yeux et les mains de qui la lit, a accompli ici une sorte de livre de commande. Pour la première fois de sa vie, il n’a pas fait état de souvenirs personnels, il s’est engagé tant bien que mal dans la fiction et, comme il le confie au lecteur, cette tâche d’invention lui a été extrêmement difficile et éprouvante.

Ce Roman policier, malgré ce que son titre pourrait nous faire penser, n’en est pas un au sens premier du terme : nulle enquête véritable n’est menée (si ce n’est sous des prétextes fallacieux et purement criminels) et ce n’est pas un roman de gare, on s’en doute, que l’auteur de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas nous livre ici. Si ce roman est policier, c’est en ce sens qu’il décrit un état totalitaire où chaque être peut devenir la proie de “policiers” aux méthodes sanguinaires et inhumaines dont la cause première n’est plus du tout de protéger les citoyens. Bien au contraire, on se demande qui pourrait bien protéger ces derniers des coups sans vergogne que donnent en toute quiétude ces parfaits petits bureaucrates du crime et de l’abjection. C’est la peinture d’une société où même le prestige et l’argent ne garantissent aucun citoyen contre la brutalité la plus outrancière. Les personnages principaux auront d’ailleurs à en payer l’amer tribut.

Ce livre fait mal, il ronge l’âme du lecteur et nous plonge dans une Amérique du Sud soumise aux manigances politiciennes, au veau d’or de l’argent sale ainsi qu’à la barbarie d’un système policier tyrannique. L’auteur l’annonce en préambule : cette Amérique du Sud n’est qu’un miroir de sa Hongrie natale, un portrait en creux des années les plus sombres de ce pays. Imre Kertész opère ici une distanciation tant spatiale que temporelle. Et c’est ce recul, aussi bien géographique qu’émotionnel qui crée l’atrocité même du récit qui nous est conté. Car, dès lors, cette histoire n’a plus de frontières établies : elle a pour scène de théâtre le monde entier.

Dans sa narration, ce livre tient presque du procès-verbal et laisse toujours hors-champ les actes de torture : c’est à demi-mot qu’il nous les suggère afin de les rendre d’autant plus insoutenables. Ceux qui les commettent semblent d’ailleurs les accomplir comme en dehors d'eux-mêmes et dans une parfaite absence de conscience morale. Fonctionnaires zélés et dénués de toute forme de compassion, rien ne leur pèse et surtout pas la souffrance qu’ils infligent à autrui. Dès lors, la cruauté exposée n’en est que plus cinglante et douloureuse. Le personnage principal, petit bleu parmi ses collègues tortionnaires de la police du pays, nous relate la sinistre aventure qui l’a conduit en prison.

Avec une écriture au scalpel, Kertész nous dresse le portrait sans concessions d’un pauvre type, simple rouage d’une machine meurtrière, pris dans un engrenage dont il n’a même pas idée. Ce dernier, en livrant son témoignage, semble n’éprouver aucun remords : jusqu’au bout, il demeure totalement étranger à lui-même ainsi qu’à ses actes et à ceux qu’il a laissé faire sans broncher.

On ne ressort pas sans peine d’une telle lecture. Bien souvent, un terrible sentiment d’impuissance et une persistante nausée s’emparent du lecteur.
Ainsi que l’écrivait Georg Büchner : « L’homme est un gouffre. Il est pris de vertige celui qui y plonge le regard ».


© Thibault Marconnet

14/06/2014


Vincent Van Gogh, La ronde des prisonniers, 1890