dimanche 15 juin 2014

Georges Bernanos - La France contre les robots (Extrait)






« Ne pas comprendre ! il faudrait un peu plus de cœur que n’en possèdent la plupart des hommes d’aujourd’hui pour ressentir la détresse de ces êtres malheureux auxquels on retire impitoyablement toute chance d’atteindre le petit nombre d’humbles vérités auxquelles ils ont droit, qu’un genre de vie proportionné à leurs modestes capacités leur aurait permis d’atteindre, et qui doivent subir, de la naissance à la mort, la furie des convoitises rivales, déchaînées dans la presse, la radio. Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles. Toute la vie d’un de ces infortunés ne suffirait pas probablement à lui permettre d’assimiler la moitié des notions contradictoires qui, pour une raison ou pour une autre, lui sont proposées en une semaine. Oui, je sais que je suis presque seul à dénoncer si violemment ce crime organisé contre l’esprit. Je sais que les imbéciles dont je prends ainsi la défense n’attendent que l’occasion de me pendre, ou peut-être de me manger, car où s’arrêtera leur colère ? N’importe ! je répète que ce ne sont pas les Machines à tuer qui me font peur. Aussi longtemps que tueront, brûleront, écorcheront, disséqueront les Machines à tuer, nous saurons du moins qu’il y a encore des hommes libres, ou du moins suspects de l’être. La plus redoutable des machines est la machine à bourrer les crânes, à liquéfier les cerveaux. Oui, oui, riez tant que vous voudrez de ma colère, misérables prêtres sans cœur ! Tant que vous aurez un bout de tribune pour y menacer de l’enfer l’imbécile qui ne tire pas sa casquette au Curé, ou qui ne donne pas à la quête, vous vous vanterez de tenir en main des consciences. Mais la Machine à bourrer les crânes en aura fini depuis longtemps avec le jugement, et sans jugement, pas de conscience ! Vos menaces ne toucheront plus que les tripes, non les âmes.

Les âmes ! On rougit presque d’écrire aujourd’hui ce mot sacré. Les mêmes prêtres imposteurs diront qu’aucune force au monde ne saurait avoir raison des âmes. Je ne prétends pas que la Machine à bourrer les crânes est capable de débourrer les âmes, ou de vider un homme de son âme, comme une cuisinière vide un lapin. Je crois seulement qu’un homme peut très bien garder une âme et ne pas la sentir, n’en être nullement incommodé ; cela se voit, hélas ! tous les jours. L’homme n’a de contact avec son âme que par la vie intérieure, et dans la Civilisation des Machines la vie intérieure prend peu à peu un caractère anormal. Pour des millions d’imbéciles, elle n’est qu’un synonyme vulgaire de la vie subconsciente, et le subconscient doit rester sous le contrôle du psychiatre. Oh ! sans doute, le psychiatre ne saurait être tenu pour responsable de cette bêtise, mais il ne peut pas non plus faire grand chose contre elle. La Civilisation des Machines qui exploite le travail désintéressé du savant est moins tentée que jamais de lui déléguer la plus petite part de son magistère sur les consciences. Peut-être eut-elle été tentée de le faire au temps de la science matérialiste dont certaines théories, du moins en apparence, s’accordaient avec sa propre conception de la vie, mais la science actuelle ne se prête nullement aux grossières simplifications de la propagande.

Dans la lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure, la Civilisation des Machines ne s’inspire, directement du moins, d’aucun plan idéologique, elle défend son principe essentiel, qui est celui de la primauté de l’action. La liberté d’action ne lui inspire aucune crainte, c’est la liberté de penser qu’elle redoute. Elle encourage volontiers tout ce qui agit, tout ce qui bouge, mais elle juge, non sans raison, que ce que nous donnons à la vie intérieure est perdu pour la communauté. Lorsque l’idée du salut a une signification spirituelle, on peut justifier l’existence des contemplatifs – c’est ce que fait l’Eglise au nom de la réversibilité des mérites et de la Communion des Saints. Mais dès qu’on a fait descendre du ciel sur la terre l’idée du salut, si le salut de l’homme est ici-bas, dans la domination chaque jour plus efficiente de toutes les ressources de la planète, la vie contemplative est une fuite ou un refus. Pour employer une autre expression de l’avant-dernière guerre, dans la Civilisation des Machines tout contemplatif est un embusqué. La seule espèce de vie intérieure que le Technicien pourrait permettre serait tout juste celle nécessaire à une modeste introspection, contrôlée par le Médecin, afin de développer l’optimisme, grâce à l’élimination, jusqu’aux racines, de tous les désirs irréalisables en ce monde.

Imbéciles ! Vous vous fichez éperdument de la vie intérieure, mais c’est tout de même en elle et par elle que se sont transmises jusqu’à nous des valeurs indispensables, sans quoi la liberté ne serait qu’un mot. Vous vous fichez non moins éperdument de ces valeurs ? Soit ! Ce que j’écrivais il y a un instant sur les gaillards qui se sont à peu près libérés de leur âme ne vous intéresse pas davantage ? Tant pis. Je me permettrai pourtant de revenir sur ce type si parfaitement représentatif, en un sens, de l’ordre et de la civilisation des machines, l’aviateur bombardier. À ce mot, les imbéciles recommencent à se gratter ; je devrai donc vous ouvrir une parenthèse. Il est d’usage, pour essayer de distinguer entre eux les imbéciles, de les classer en imbéciles de droite et en imbéciles de gauche. Les imbéciles de gauche n’auront pas tort de dire que la guerre totale est une invention des fascistes. Mais supposons, par exemple, qu’au temps de la guerre espagnole, les vaillantes armées russes aient envahi l’Allemagne. Existe-t-il, à droite ou à gauche, un imbécile assez imbécile pour oser me démentir si je dis que les aviateurs du Maréchal Staline auraient pu se comporter exactement comme le firent, quatre ans plus tard, les aviateurs du Maréchal Goering, sans encourir le moindre blâme de leurs amis ? Ces messieurs, en se grattant plus énergiquement que jamais, auraient invoqué les impitoyables nécessités de la guerre, comme dix ans plus tôt ils invoquaient, pour excuser les milliers de cadavres de l’épuration léniniste, les nécessités non moins sacrées de la révolution communiste. Imbéciles de droite et de gauche, chiens que vous êtes, si vous vous grattez si furieusement, c’est que vous vous sentez, au fond, tous d’accord, vous savez tous très bien qu’à la Civilisation des Machines doit logiquement correspondre la guerre des machines. Assez de grimaces, hypocrites ! Torchez-vous une dernière fois les yeux, et revenons si vous le voulez bien à l’aviateur bombardier. Je disais donc que le brave type qui vient de réduire en cendres une ville endormie se sent parfaitement le droit de présider le repas de famille, entre sa femme et ses enfants, comme un ouvrier tranquille sa journée faite. « Quoi de plus naturel ! » pense l’imbécile, dans sa logique imbécile, « ce brave type est un soldat, il y a toujours eu des soldats ». Je l’accorde. Mais le signe inquiétant, et peut-être fatal, c’est que précisément rien ne distingue ce tueur du premier passant venu, et ce passant lui-même, jusqu’ici doux comme un agneau, n’attend qu’une consigne pour être tueur à son tour, et, devenant tueur, il ne cessera pas d’être un agneau. Ne trouvez-vous pas cela étrange ? Un tueur d’autrefois se distinguait facilement des autres citoyens, non seulement par le costume, mais par sa manière de vivre. Un vieux routier espagnol, un lansquenet allemand, ivrogne, bretteur et paillard, se mettaient, comme d’eux-mêmes, en dehors, ou en marge de la communauté. Ils agissaient ainsi par bravade sans doute, mais nous savons que la bravade et le cynisme sont toujours une défense, plus ou moins consciente, contre le jugement d’autrui, le masque d’une honte secrète, une manière d’aller au-devant d’un affront possible, de rendre terreur pour mépris. Car le routier espagnol, le lansquenet allemand se jugeaient, eux aussi, de simples instruments irresponsables entre les mains de leurs chefs, mais ils n’en étaient pas fiers. Ils préféraient qu’on les crût plutôt criminels que dociles. Ils voulaient que leur irresponsabilité parût venir plutôt de leur nature, de leurs penchants, de la volonté du Bon Dieu, auquel ils croyaient en le blasphémant. Le bombardier d’aujourd’hui, qui tue en une nuit plus de femmes et d’enfants que le lansquenet en dix ans de guerre, ne souffrirait pas qu’on le prît pour un garçon mal élevé, querelleur. « Je suis bon comme le pain, dirait-il volontiers, bon comme le pain et même, si vous y tenez, comme la lune. Le grincement de la roulette du dentiste me donne des attaques de nerfs et je m’arrêterais sans respect humain dans la rue pour aider les petits enfants à faire pipi. Mais ce que je fais, ou ne fais pas, lorsque je suis revêtu d’un uniforme, c’est-à-dire au cours de mon activité comme fonctionnaire de l’Etat, ne regarde personne. » Georges Bernanos (in La France contre les robots, p. 99-103)


Georges Bernanos (1888 - 1948)

1 commentaire:

  1. Visionnaire d'un monde qui avance sans réfléchir aux conséquences à long terme de son aveuglement.

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