Francisco de Goya, Le Sabbat aujourd'hui, 1821-1823 |
AMER
Pendant que tu pars,
n’oublie pas de me retrouver sur la route des Trépassés.
EGO
Toujours tu te
chériras comme un narcissique invétéré.
TENDRE
Je n’ai que des lèvres
à posséder et si je les oublie, qui connaîtra le Tendre ?
MIMETISME
J’ai toujours voulu
vous ressembler et n’ai fait que vous pleurer.
FOI
Je vous ai égaré et
toujours vous m’avez pardonné en gémissant comme des veaux.
ASSASSIN
Mon crime est vôtre,
vous m’avez décanté de l’opium de vos vies.
INCANTATION
Toujours je souffre
des moutons que vous égorgez.
ESPOIR
Ma matrice n’est que
factice : apprenez à désespérer et vous connaîtrez le véritable espoir.
RAGE
Je vous ai élevé,
toujours vous ai aidé, fermentant au creux de votre ventre.
MÈRE
Toujours mon fils je
t’ai éduqué et tu voudrais prendre ma place ?
PÈRE
Jamais n’ai été celui
que l’on croit : j’ai trompé veuve et orphelin.
HISTOIRE
J’ai aimé me rire de
vous, voir comment vous m’interprétiez.
PAROLE
Je ne dirai plus rien,
je préfère vous voir me maudire quand je dis ce qui ne se pense pas.
AMOUR
Je suis servile, je
m’abaisse à vous faire aimer un faux-semblant et ensuite vous vous rendez
compte de votre inavouable erreur. Ne vous reste qu’à vous lamenter sur
vous-mêmes, pauvres sots !
IDEOLOGIE
Toujours ai voulu être
votre sang et vous rendre agneaux chétifs ; toujours m’avez suivi lorsque
j’assassinais impunément les juifs, lorsque j’étais là, bien installée dans
votre ventre, à répandre ma bave noire, à nourrir l’horreur… et vous avez tout
accepté. Je ne suis qu’Amour en somme. Et vous osez dire que je vous ai
déçus ? Que maintenant vous
vous rendez compte de votre erreur ? Alors essayez seulement de vivre sans
ma présence et, ainsi qu’un drogué au stade ultime, vous m’implorerez de venir
encore visiter vos malades veines.
PATRIE
Incessamment j’ai été
votre mère, vous nourrissant de mon lait protecteur. Et vous avez bu comme des
enfants à mes tétines nourricières. Maintenant vous prônez l’anarchie ?
Vous êtes bien ridicules mes petits : sans moi vous ne seriez rien. Je
veux bien pardonner vos faibles sursauts de révolte infantile car je sais que
toujours me reviendrez : je suis votre identité profonde et de moi vous ne
pouvez vous passer.
TERREUR
Vous aimez ce sang
frais que je vous procure. Rappelez-vous de Robespierre : vous étiez
telles des vierges à leur première nuit de noces ; vous trembliez de tout
votre être et en redemandiez encore. Des têtes tombent, n’oubliez pas, toujours
des têtes tomberont. Si ce ne sont pas les têtes qui tombent, ce seront les
idées qu’elles portent qui périront car je n’aime pas que l’on réfléchisse
trop : moi je suis primaire, instinctive et tous devant moi vous redevenez
des enfants. Lorsque vous m’êtes trop coûteux, je fais de l’espace, je coupe,
j’élague, je tranche et ensuite d’autres naissent qui boiront le sang écoulé
pour croître à leur tour.
MÈRE
Entends-tu,
fils ? Du tréfonds de ton âme ces choses t’appellent, toujours tu te
devras de les suivre et ne jamais leur déplaire car tu perdrais alors toute
crédibilité, tu serais asocial ; et nous autres, nous, la Nation, la Race
Suprême n’aimons pas les vilains petits canards : nous les enfermons dans
des douches et nous les gazons. Comprends-tu cela, toi le fruit de ma chair et
de mes viscères ? Tu ne dois pas leur déplaire. Jamais. Ton père, c’est le
dénommé Hitler. Ta mère, ce n’est pas moi, ta vraie mère c’est l’Allemagne
Nazie. Toujours tu la chériras comme lorsque petit nourrisson tu mordais dans
mon sein avec appétit. Enfant, sois serein, ton père fait tout pour notre
Patrie, il l’a engrossé d’un ordre nouveau et jamais plus nous n’aurons à
craindre les rebuts de la société. Fils, dès ce soir, va retrouver les tiens,
les nôtres et fais partie de l’élite de notre pays !
PÈRE
Fils,
m’entends-tu ? Pourquoi suis-tu ces ombres vacillantes ? Ne vois-tu
pas comme elles essayent de te tromper ? Elles se font douces et
racoleuses pour mieux t’emmener. Ne va pas pénétrer de ton sexe le Sexe de
cette Nation maudite. Elle est la pourriture même. Fils, je m’en vais dès ce
soir rejoindre la Résistance. Réfléchis bien, tu peux encore me suivre si tel
est ton désir. Mais si tu suis ta mère et le bourreau de l’Allemagne, n’espère
plus me recroiser un jour. Ou alors lorsque je serais mort, bouche ouverte
ainsi qu’une plaie, corps tout entier sanguinolent. Là, ne me regarde pas,
détourne ton regard car si tu poses tes yeux sur ma dépouille, mon passage dans
l’au-delà n’en sera que plus douloureux. Enfant, remarque donc leurs feintes,
leurs histoires factices, leurs discours haineux et ne t’en va pas dès lors les
suivre dans cette nuit de boue et de sang.
MENSONGE
Enfant de ma gorge,
n’écoute pas ton père, il distille ce que je lui ai enseigné. Notre père à
tous, tu ne peux plus l’ignorer, est le Führer dont tu dois suivre les
préceptes. C’est lui qui m’a créé. Il m’a enfanté pour que je fasse parler les
dissidents et qu’il puisse mieux que jamais les écraser sous sa botte
vengeresse.
FÜHRER
Enfant de ma forge
nazie, ne t’en va pas écouter ton père, ce pitre, ce lâche : il est d’ores
et déjà sur ma liste de futurs défunts. Veux-tu mourir pour une idée qui se
fane ? Qu’est-ce que la Liberté et la Justice ? Des mots creux, des
coquilles vides. Mon idéologie est l’Amour même, tu l’as déjà entendu de sa
propre bouche alors pourquoi donc suivre des principes impies ? Viens vers
moi, approche-toi que je te soulève du sol et te conduise à la première place,
siéger à ma gauche.
JEUNESSES HITLERIENNES
Suis-nous, enfant de
la beauté, viens te complaire parmi nous, étripe les vierges juives de cette
communauté maudite, déicide et fais brûler les barbes de leurs pères. Viens
chanter avec nous, faire vibrer tes cordes vocales au diapason de la mort et
repais-toi avec nous du sang des communistes et de leurs alliés.
PÈRE
Fils… Que jamais plus
ne te recroise dans cette vie ou dans une autre…
MÈRE
Mon enfant, je me tuerai
dès cette nuit dans les flammes ainsi qu’un livre banni. Je ne veux plus faire
peser sur tes choix l’amour maternel et m’en vais de ce pas dans le caveau
mortuaire, en ma dernière demeure. Les Allemands n’ont pas de fosse commune
comme ces chacals de juifs : belles tombes, splendides sanctuaires sont
les leurs et toi aussi quand tu seras mort, tes ossements reposeront
tranquillement à l’abri de nos impériaux cimetières.
JUSTICE
Va, enfant de mes os,
pars soulever les gravats de l’Histoire, tu verras que la raison n’est qu’un
hochet qui n’appartient qu’aux plus forts. Nous sommes les maîtres et personne
ne peut s’opposer à nous.
IDEOLOGIE
Suis-moi, viens te
lover dans mes bras puissants, n’écoute pas les rameaux incendiés des préceptes
humanistes. Sois avec les autres, branchage de notre ordre, pilier de nos idées
et de nos conceptions. Cesse de jouer du Chopin et fais plutôt tes gammes sur
notre croix.
FÜHRER
Semence de mon sexe
fertile, viens dès lors à mes côtés, ton père est mort déjà qui tombe en
poussière et moi, ton divin créateur je suis là, qui t’attends. Tu n’as qu’à
enfouir tes pleurs dans mon sein d’aigle et tu seras guéri à jamais de la
faiblesse de l’humanité bien pensante.
MÈRE
Mon fils, je te
contemple de ma tombe lumineuse : je suis bien, je ne pourris pas, je suis
comme Ponce Pilate à son premier procès. Va, je suis tes pas, ne pleure pas sur
ma dépouille, j’ai agi pour le bien de notre Patrie, de notre Race Suprême et
il ne fallait pas que la peur que je puisse mourir t’empêche d’agir et d’œuvrer
pour le nazisme. Je suis fière de toi, mon fils. Dès à présent, suis ton
véritable père : il te conduira là ou personne n’a jamais pu aller, au
plus loin de l’horreur sacrée.
MIMETISME
Mon nom est Staline.
Je vous le révèle chacals russes de dissidents. Je suis le père de toute une
nation qui me voue un amour incomparable. Et pourquoi ? Parce que j’ai
aidé leur Rage et leur révolte à croître. Ils se sont libérés d’un trop lourd
étau dans l’orgasme régénérateur de la révolte bolchevique. La révolution était
une femme qu’ils ont violée. Ils se sentent apaisés maintenant. Leur petite mort
est douce. Ils ne pourront plus briser à nouveau l’ordre établi : il faut
d’abord qu’ils se remettent du premier ébat et, pendant ce temps, mon devoir
est de les exploiter, de sucer toute leur force, d’être la sangsue qui se
repaît de leur sang. Il me faut les faire souffrir car telle est la rançon de
l’Amour.
MORT
Jamais aux côtés des
bourreaux vous ne mourrez vraiment car en suivant leurs préceptes, vous serez
éternels et à tous une plaque administrative sera assignée, au nom des services
rendus, qu’ils soient communistes ou nazis.
PÈRE
Enfant mort-né de mon
être, je suis mort à présent mais j’ai défendu le droit humain à la liberté et
au respect de l’Homme : je suis fier de nous, de ce que la Résistance a
entrepris. Nous avons lutté et jamais ne nous sommes détournés de la véritable
voie humaine. Mes compagnons sentent encore la chaleur du plomb ; leurs
plaies toutes fumantes, ce sont eux les plus beaux. Le vois-tu ? Le rictus
qui s’est figé sur leurs lèvres est un éternel crachat à la face des bourreaux.
Nous sommes exemptés de toute idée de meurtre. Nous n’avons tué que pour une
cause que nous savions juste au plus profond de nous. Et toi, toi cadavre
putrescent, tu veux tuer pour la Haine ? Disparais de ma vue, ne viens
pas, n’ose pas poser sur mon corps meurtri ton regard de damné.
HAINE
Homme, tu as combattu,
dis-tu, pour une noble cause ? Mais une cause noble exige-t-elle que l’on
tue un autre homme ? Je ne crois pas. Tu t’es laissé tout bonnement
prendre au piège de mes préceptes car toi aussi, oui, toi aussi tu as haï du
plus profond de ton ventre ; et ton cadavre de pantin gît, pantois et
ridicule. Tu n’as rien changé au cours inéluctable des événements. Homme, ou
plutôt devrais-je te nommer souillure, sache que tu es mort pour rien, retiens
bien ceci : ton rictus n’est que la grimace d’un sanglot d’avorton. Tu as
voulu vaincre et voilà que tu pleures. Pauvre idiot, tu ne ressembles plus à
rien. Pense donc un peu à Lénine, lui qui fût momifié. Les corps de nos victimes
nazies le sont également : taxidermisés dans le gaz. Même morts, ils sont
resplendissants de force et de puissance alors que toi tu n’es que plaie tout
entière et ton visage écrasé est déformé par ta petitesse.
MEURTRE
De tous temps, les
hommes m’aiment, ils ne vivent que pour moi : meurtre des corps, meurtre
des consciences, meurtre moral, etc. Et il faudrait maintenant qu’ils
m’abandonnassent ? Non, c’est
totalement incohérent. Ils ne peuvent se passer de moi, regardez : en
famille le dimanche, ils aiment à s’assassiner de paroles traîtres et rances.
Et le tueur qui pénètre dans le logis d’une vieille femme pour écrabouiller sa
face à coups de hache ; et l’enfant qui en blesse durement un autre avec
des paroles haineuses… Voilà toute mon œuvre, mes enfants de l’abandon. On dit
que je suis fruit de la pauvreté. Mais ne sont-ce pas les plus nantis d’entre
vous qui me pratiquent, en gants blancs ? Il y aurait beaucoup d’exemples
à sortir de ma besace sanglante mais je n’ai pas que ça à faire, je dois aller
me pencher sur le berceau d’un nouveau-né pour lui insuffler un peu de mon âme
afin qu’un jour, sans qu’il sache pourquoi, il décide à son tour de tuer.
HUMAIN
Si j’avais su que
j’étais à ce point manipulé et manipulable, j’aurai mis fin depuis longtemps à
ma misérable existence.
FÜHRER
Humain, pourquoi
vouloir mettre fin à ton existence ? Il n’y a que moi qui puisse en
décider : je suis la balance éternelle qui te soupèse et qui décide de ton
sort.
CŒUR
Toujours en ton antre,
je m’agite, je palpite et, en somme, tu n’as plus que moi. Ton cerveau n’existe
déjà plus, je suis le seul vestige restant de ton être. On dit d’un homme bon
qu’il a du cœur mais je dirais plutôt qu’il est froid comme un mort et que
c’est sa stupide raison imprégnée de répugnante bonté qui le fait agir ainsi.
Un homme véritable est celui qui ne suit que ce que notre maître nous ordonne
de faire, qui ne vibre qu’à l’appel de sa voix éraillée et pleine de fiel.
DROGUE
Je suis la pilule
abortive de votre conscience et, regardez-vous, tous ensemble à baver sur ma matière
qui se régurgite peu à peu à l’intérieur de votre carne. Vous vomissez à
l’intérieur même de votre corps. Vous devenez de pâles copies de vous-mêmes. Je
vous aime tels quels : vous êtes mes enfants du plaisir consommable,
prenez-moi encore, je suis à jamais supérieure, capable de vous faire
instantanément rire ou pleurer. Déniaisez ma petite vertu qui n’en est plus une
à vrai dire et devenez ma petite engeance de zombies mortifères.
ASSASSIN
J’ai toujours pris de
cette substance. Serait-ce à dire que c’est elle qui m’a poussé à tuer de sang
froid ? Quand j’en prenais, tout au contraire, j’avais le sang chaud. Les
criminologues ne comprennent rien à rien. Parfois, ils disent que c’est à cause
de mon enfance, une autre fois que cela vient de mon revenu mensuel trop maigre
ou encore parce que je n’ai rien d’autre à faire et que je m’ennuie. Ils se
trompent tous ! Je fais cela parce que j’aime le faire. Je pourrais tout
aussi bien faire le Père Noël à la sortie des écoles pour amuser les enfants ou
bien être magasinier ou alors mineur dans une usine d’adolescents prépubères.
Mais je n’ai pris ni l’un ni l’autre de ces choix. En toute conscience, j’ai
décidé de devenir un assassin. Est-ce pour autant que je doive en éprouver des
remords ? Pas le moins du monde. Je perpétue mon ouvrage sanglant à
travers tous les âges de la raison et du corps. Je ne suis plus mortel :
mon éternité est inscrite en lettres d’or dans tous les livres d’Histoire.
HISTOIRE
Toujours nous nous
repaissons de la vie des grands meurtriers. Ils sont notre source première,
notre heure de gloire : sans eux nous n’existerions pas. Qu’à tout jamais
le meurtre puisse perdurer, telle est notre prière !
VIE
Ah ! mes enfants
quelle grande douleur vous me causez ! Moi qui vous ai vu grandir,
procréer… Maintenant c’est un être façonné de meurtre et de sang que vous
suivez ? Soyez bien certains qu’une telle ordure n’est jamais sortie de
mon berceau ! Jamais n’aurai pu enfanter consciemment une telle moisson de
boue !
MENSONGE
Ne l’écoute pas,
enfant de ma tombe : la Vie est comme moi, bien mensongère. Elle ne sait
plus quoi dire pour rallier des créatures boiteuses à sa cause déjà perdue
d’avance. Moi, la mienne est toute tracée, je suis la source même des êtres
pensants. Qui pense, ment. Qui ment, pense à la façon de déguiser habilement
son mensonge. Je vivrai bien au-delà de ce siècle et perdurerai encore durant
l’Eternité.
MÈRE
Fils ! tu n’as
que trop tardé ! Décide-toi !
PÈRE
Enfant, je te renie…
Va rejoindre ta mère dans son caveau de moisissure.
MÈRE
N’écoute pas ce mort en
putréfaction, fils ! Viens, prends ma main osseuse et rejoins les milices
de l’horreur sacralisée.
PÈRE
Adieu enfant, jamais
plus ne souhaite te recroiser…
MÈRE
Tais-toi donc, vieille
loque humaine ! Tu l’empêches de prendre sa décision. Mais… mon fils…!
... pourquoi ce couteau dans ton cœur si pur…? Comment as-tu pu… oh non !
Seigneur…!
EGLISE
Mère, pour toujours tu
souffriras et que le fruit pourri de tes entrailles soit béni !
Rideau
FIN
© Thibault Marconnet
2002-2003
Francisco de Goya, Deux hommes qui luttent, 1819-1823 |
Il faut de la "bravitude" pour affronter cet océan d'amertume.
RépondreSupprimerEn effet, Keith, ce texte est "dur" (et encore, ceci n'est qu'un euphémisme).
SupprimerJ'ai pu remettre la main dessus il y a peu de temps. Je t'avoue avoir pas mal hésité avant de le partager sur mon blog. Ceci dit, je pense qu'il entre assez bien en résonance avec une sinistre mais véritable recrudescence des idéologies, des fanatismes de tous ordres.