mardi 3 juin 2014

Pour toujours mes enfants

Francisco de Goya, Le Sabbat aujourd'hui, 1821-1823


AMER
Pendant que tu pars, n’oublie pas de me retrouver sur la route des Trépassés.

EGO
Toujours tu te chériras comme un narcissique invétéré.

TENDRE
Je n’ai que des lèvres à posséder et si je les oublie, qui connaîtra le Tendre ?

MIMETISME
J’ai toujours voulu vous ressembler et n’ai fait que vous pleurer.

FOI
Je vous ai égaré et toujours vous m’avez pardonné en gémissant comme des veaux.

ASSASSIN
Mon crime est vôtre, vous m’avez décanté de l’opium de vos vies.

INCANTATION
Toujours je souffre des moutons que vous égorgez.

ESPOIR
Ma matrice n’est que factice : apprenez à désespérer et vous connaîtrez le véritable espoir.

RAGE
Je vous ai élevé, toujours vous ai aidé, fermentant au creux de votre ventre.

MÈRE
Toujours mon fils je t’ai éduqué et tu voudrais prendre ma place ?

PÈRE
Jamais n’ai été celui que l’on croit : j’ai trompé veuve et orphelin.

HISTOIRE
J’ai aimé me rire de vous, voir comment vous m’interprétiez.

PAROLE
Je ne dirai plus rien, je préfère vous voir me maudire quand je dis ce qui ne se pense pas.

AMOUR
Je suis servile, je m’abaisse à vous faire aimer un faux-semblant et ensuite vous vous rendez compte de votre inavouable erreur. Ne vous reste qu’à vous lamenter sur vous-mêmes, pauvres sots !

IDEOLOGIE
Toujours ai voulu être votre sang et vous rendre agneaux chétifs ; toujours m’avez suivi lorsque j’assassinais impunément les juifs, lorsque j’étais là, bien installée dans votre ventre, à répandre ma bave noire, à nourrir l’horreur… et vous avez tout accepté. Je ne suis qu’Amour en somme. Et vous osez dire que je vous ai déçus ?  Que maintenant vous vous rendez compte de votre erreur ? Alors essayez seulement de vivre sans ma présence et, ainsi qu’un drogué au stade ultime, vous m’implorerez de venir encore visiter vos malades veines.

PATRIE
Incessamment j’ai été votre mère, vous nourrissant de mon lait protecteur. Et vous avez bu comme des enfants à mes tétines nourricières. Maintenant vous prônez l’anarchie ? Vous êtes bien ridicules mes petits : sans moi vous ne seriez rien. Je veux bien pardonner vos faibles sursauts de révolte infantile car je sais que toujours me reviendrez : je suis votre identité profonde et de moi vous ne pouvez vous passer.

TERREUR
Vous aimez ce sang frais que je vous procure. Rappelez-vous de Robespierre : vous étiez telles des vierges à leur première nuit de noces ; vous trembliez de tout votre être et en redemandiez encore. Des têtes tombent, n’oubliez pas, toujours des têtes tomberont. Si ce ne sont pas les têtes qui tombent, ce seront les idées qu’elles portent qui périront car je n’aime pas que l’on réfléchisse trop : moi je suis primaire, instinctive et tous devant moi vous redevenez des enfants. Lorsque vous m’êtes trop coûteux, je fais de l’espace, je coupe, j’élague, je tranche et ensuite d’autres naissent qui boiront le sang écoulé pour croître à leur tour.

MÈRE
Entends-tu, fils ? Du tréfonds de ton âme ces choses t’appellent, toujours tu te devras de les suivre et ne jamais leur déplaire car tu perdrais alors toute crédibilité, tu serais asocial ; et nous autres, nous, la Nation, la Race Suprême n’aimons pas les vilains petits canards : nous les enfermons dans des douches et nous les gazons. Comprends-tu cela, toi le fruit de ma chair et de mes viscères ? Tu ne dois pas leur déplaire. Jamais. Ton père, c’est le dénommé Hitler. Ta mère, ce n’est pas moi, ta vraie mère c’est l’Allemagne Nazie. Toujours tu la chériras comme lorsque petit nourrisson tu mordais dans mon sein avec appétit. Enfant, sois serein, ton père fait tout pour notre Patrie, il l’a engrossé d’un ordre nouveau et jamais plus nous n’aurons à craindre les rebuts de la société. Fils, dès ce soir, va retrouver les tiens, les nôtres et fais partie de l’élite de notre pays !

PÈRE
Fils, m’entends-tu ? Pourquoi suis-tu ces ombres vacillantes ? Ne vois-tu pas comme elles essayent de te tromper ? Elles se font douces et racoleuses pour mieux t’emmener. Ne va pas pénétrer de ton sexe le Sexe de cette Nation maudite. Elle est la pourriture même. Fils, je m’en vais dès ce soir rejoindre la Résistance. Réfléchis bien, tu peux encore me suivre si tel est ton désir. Mais si tu suis ta mère et le bourreau de l’Allemagne, n’espère plus me recroiser un jour. Ou alors lorsque je serais mort, bouche ouverte ainsi qu’une plaie, corps tout entier sanguinolent. Là, ne me regarde pas, détourne ton regard car si tu poses tes yeux sur ma dépouille, mon passage dans l’au-delà n’en sera que plus douloureux. Enfant, remarque donc leurs feintes, leurs histoires factices, leurs discours haineux et ne t’en va pas dès lors les suivre dans cette nuit de boue et de sang.

MENSONGE
Enfant de ma gorge, n’écoute pas ton père, il distille ce que je lui ai enseigné. Notre père à tous, tu ne peux plus l’ignorer, est le Führer dont tu dois suivre les préceptes. C’est lui qui m’a créé. Il m’a enfanté pour que je fasse parler les dissidents et qu’il puisse mieux que jamais les écraser sous sa botte vengeresse.

FÜHRER
Enfant de ma forge nazie, ne t’en va pas écouter ton père, ce pitre, ce lâche : il est d’ores et déjà sur ma liste de futurs défunts. Veux-tu mourir pour une idée qui se fane ? Qu’est-ce que la Liberté et la Justice ? Des mots creux, des coquilles vides. Mon idéologie est l’Amour même, tu l’as déjà entendu de sa propre bouche alors pourquoi donc suivre des principes impies ? Viens vers moi, approche-toi que je te soulève du sol et te conduise à la première place, siéger à ma gauche.

JEUNESSES HITLERIENNES
Suis-nous, enfant de la beauté, viens te complaire parmi nous, étripe les vierges juives de cette communauté maudite, déicide et fais brûler les barbes de leurs pères. Viens chanter avec nous, faire vibrer tes cordes vocales au diapason de la mort et repais-toi avec nous du sang des communistes et de leurs alliés.

PÈRE
Fils… Que jamais plus ne te recroise dans cette vie ou dans une autre…

MÈRE
Mon enfant, je me tuerai dès cette nuit dans les flammes ainsi qu’un livre banni. Je ne veux plus faire peser sur tes choix l’amour maternel et m’en vais de ce pas dans le caveau mortuaire, en ma dernière demeure. Les Allemands n’ont pas de fosse commune comme ces chacals de juifs : belles tombes, splendides sanctuaires sont les leurs et toi aussi quand tu seras mort, tes ossements reposeront tranquillement à l’abri de nos impériaux cimetières.

JUSTICE
Va, enfant de mes os, pars soulever les gravats de l’Histoire, tu verras que la raison n’est qu’un hochet qui n’appartient qu’aux plus forts. Nous sommes les maîtres et personne ne peut s’opposer à nous.

IDEOLOGIE
Suis-moi, viens te lover dans mes bras puissants, n’écoute pas les rameaux incendiés des préceptes humanistes. Sois avec les autres, branchage de notre ordre, pilier de nos idées et de nos conceptions. Cesse de jouer du Chopin et fais plutôt tes gammes sur notre croix.

FÜHRER
Semence de mon sexe fertile, viens dès lors à mes côtés, ton père est mort déjà qui tombe en poussière et moi, ton divin créateur je suis là, qui t’attends. Tu n’as qu’à enfouir tes pleurs dans mon sein d’aigle et tu seras guéri à jamais de la faiblesse de l’humanité bien pensante.

MÈRE
Mon fils, je te contemple de ma tombe lumineuse : je suis bien, je ne pourris pas, je suis comme Ponce Pilate à son premier procès. Va, je suis tes pas, ne pleure pas sur ma dépouille, j’ai agi pour le bien de notre Patrie, de notre Race Suprême et il ne fallait pas que la peur que je puisse mourir t’empêche d’agir et d’œuvrer pour le nazisme. Je suis fière de toi, mon fils. Dès à présent, suis ton véritable père : il te conduira là ou personne n’a jamais pu aller, au plus loin de l’horreur sacrée.

MIMETISME
Mon nom est Staline. Je vous le révèle chacals russes de dissidents. Je suis le père de toute une nation qui me voue un amour incomparable. Et pourquoi ? Parce que j’ai aidé leur Rage et leur révolte à croître. Ils se sont libérés d’un trop lourd étau dans l’orgasme régénérateur de la révolte bolchevique. La révolution était une femme qu’ils ont violée. Ils se sentent apaisés maintenant. Leur petite mort est douce. Ils ne pourront plus briser à nouveau l’ordre établi : il faut d’abord qu’ils se remettent du premier ébat et, pendant ce temps, mon devoir est de les exploiter, de sucer toute leur force, d’être la sangsue qui se repaît de leur sang. Il me faut les faire souffrir car telle est la rançon de l’Amour.

MORT
Jamais aux côtés des bourreaux vous ne mourrez vraiment car en suivant leurs préceptes, vous serez éternels et à tous une plaque administrative sera assignée, au nom des services rendus, qu’ils soient communistes ou nazis.

PÈRE
Enfant mort-né de mon être, je suis mort à présent mais j’ai défendu le droit humain à la liberté et au respect de l’Homme : je suis fier de nous, de ce que la Résistance a entrepris. Nous avons lutté et jamais ne nous sommes détournés de la véritable voie humaine. Mes compagnons sentent encore la chaleur du plomb ; leurs plaies toutes fumantes, ce sont eux les plus beaux. Le vois-tu ? Le rictus qui s’est figé sur leurs lèvres est un éternel crachat à la face des bourreaux. Nous sommes exemptés de toute idée de meurtre. Nous n’avons tué que pour une cause que nous savions juste au plus profond de nous. Et toi, toi cadavre putrescent, tu veux tuer pour la Haine ? Disparais de ma vue, ne viens pas, n’ose pas poser sur mon corps meurtri ton regard de damné.

HAINE
Homme, tu as combattu, dis-tu, pour une noble cause ? Mais une cause noble exige-t-elle que l’on tue un autre homme ? Je ne crois pas. Tu t’es laissé tout bonnement prendre au piège de mes préceptes car toi aussi, oui, toi aussi tu as haï du plus profond de ton ventre ; et ton cadavre de pantin gît, pantois et ridicule. Tu n’as rien changé au cours inéluctable des événements. Homme, ou plutôt devrais-je te nommer souillure, sache que tu es mort pour rien, retiens bien ceci : ton rictus n’est que la grimace d’un sanglot d’avorton. Tu as voulu vaincre et voilà que tu pleures. Pauvre idiot, tu ne ressembles plus à rien. Pense donc un peu à Lénine, lui qui fût momifié. Les corps de nos victimes nazies le sont également : taxidermisés dans le gaz. Même morts, ils sont resplendissants de force et de puissance alors que toi tu n’es que plaie tout entière et ton visage écrasé est déformé par ta petitesse.

MEURTRE
De tous temps, les hommes m’aiment, ils ne vivent que pour moi : meurtre des corps, meurtre des consciences, meurtre moral, etc. Et il faudrait maintenant qu’ils m’abandonnassent ?  Non, c’est totalement incohérent. Ils ne peuvent se passer de moi, regardez : en famille le dimanche, ils aiment à s’assassiner de paroles traîtres et rances. Et le tueur qui pénètre dans le logis d’une vieille femme pour écrabouiller sa face à coups de hache ; et l’enfant qui en blesse durement un autre avec des paroles haineuses… Voilà toute mon œuvre, mes enfants de l’abandon. On dit que je suis fruit de la pauvreté. Mais ne sont-ce pas les plus nantis d’entre vous qui me pratiquent, en gants blancs ? Il y aurait beaucoup d’exemples à sortir de ma besace sanglante mais je n’ai pas que ça à faire, je dois aller me pencher sur le berceau d’un nouveau-né pour lui insuffler un peu de mon âme afin qu’un jour, sans qu’il sache pourquoi, il décide à son tour de tuer.

HUMAIN
Si j’avais su que j’étais à ce point manipulé et manipulable, j’aurai mis fin depuis longtemps à ma misérable existence.

FÜHRER
Humain, pourquoi vouloir mettre fin à ton existence ? Il n’y a que moi qui puisse en décider : je suis la balance éternelle qui te soupèse et qui décide de ton sort.

CŒUR
Toujours en ton antre, je m’agite, je palpite et, en somme, tu n’as plus que moi. Ton cerveau n’existe déjà plus, je suis le seul vestige restant de ton être. On dit d’un homme bon qu’il a du cœur mais je dirais plutôt qu’il est froid comme un mort et que c’est sa stupide raison imprégnée de répugnante bonté qui le fait agir ainsi. Un homme véritable est celui qui ne suit que ce que notre maître nous ordonne de faire, qui ne vibre qu’à l’appel de sa voix éraillée et pleine de fiel.

DROGUE
Je suis la pilule abortive de votre conscience et, regardez-vous, tous ensemble à baver sur ma matière qui se régurgite peu à peu à l’intérieur de votre carne. Vous vomissez à l’intérieur même de votre corps. Vous devenez de pâles copies de vous-mêmes. Je vous aime tels quels : vous êtes mes enfants du plaisir consommable, prenez-moi encore, je suis à jamais supérieure, capable de vous faire instantanément rire ou pleurer. Déniaisez ma petite vertu qui n’en est plus une à vrai dire et devenez ma petite engeance de zombies mortifères.

ASSASSIN
J’ai toujours pris de cette substance. Serait-ce à dire que c’est elle qui m’a poussé à tuer de sang froid ? Quand j’en prenais, tout au contraire, j’avais le sang chaud. Les criminologues ne comprennent rien à rien. Parfois, ils disent que c’est à cause de mon enfance, une autre fois que cela vient de mon revenu mensuel trop maigre ou encore parce que je n’ai rien d’autre à faire et que je m’ennuie. Ils se trompent tous ! Je fais cela parce que j’aime le faire. Je pourrais tout aussi bien faire le Père Noël à la sortie des écoles pour amuser les enfants ou bien être magasinier ou alors mineur dans une usine d’adolescents prépubères. Mais je n’ai pris ni l’un ni l’autre de ces choix. En toute conscience, j’ai décidé de devenir un assassin. Est-ce pour autant que je doive en éprouver des remords ? Pas le moins du monde. Je perpétue mon ouvrage sanglant à travers tous les âges de la raison et du corps. Je ne suis plus mortel : mon éternité est inscrite en lettres d’or dans tous les livres d’Histoire.

HISTOIRE
Toujours nous nous repaissons de la vie des grands meurtriers. Ils sont notre source première, notre heure de gloire : sans eux nous n’existerions pas. Qu’à tout jamais le meurtre puisse perdurer, telle est notre prière !

VIE
Ah ! mes enfants quelle grande douleur vous me causez ! Moi qui vous ai vu grandir, procréer… Maintenant c’est un être façonné de meurtre et de sang que vous suivez ? Soyez bien certains qu’une telle ordure n’est jamais sortie de mon berceau ! Jamais n’aurai pu enfanter consciemment une telle moisson de boue !

MENSONGE
Ne l’écoute pas, enfant de ma tombe : la Vie est comme moi, bien mensongère. Elle ne sait plus quoi dire pour rallier des créatures boiteuses à sa cause déjà perdue d’avance. Moi, la mienne est toute tracée, je suis la source même des êtres pensants. Qui pense, ment. Qui ment, pense à la façon de déguiser habilement son mensonge. Je vivrai bien au-delà de ce siècle et perdurerai encore durant l’Eternité.

MÈRE
Fils ! tu n’as que trop tardé ! Décide-toi !

PÈRE
Enfant, je te renie… Va rejoindre ta mère dans son caveau de moisissure.

MÈRE
N’écoute pas ce mort en putréfaction, fils ! Viens, prends ma main osseuse et rejoins les milices de l’horreur sacralisée.

PÈRE
Adieu enfant, jamais plus ne souhaite te recroiser…

MÈRE
Tais-toi donc, vieille loque humaine ! Tu l’empêches de prendre sa décision. Mais… mon fils…! ... pourquoi ce couteau dans ton cœur si pur…? Comment as-tu pu… oh non ! Seigneur…!

EGLISE
Mère, pour toujours tu souffriras et que le fruit pourri de tes entrailles soit béni !


Rideau

FIN


© Thibault Marconnet

2002-2003


Francisco de Goya, Deux hommes qui luttent, 1819-1823

2 commentaires:

  1. Il faut de la "bravitude" pour affronter cet océan d'amertume.

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    Réponses
    1. En effet, Keith, ce texte est "dur" (et encore, ceci n'est qu'un euphémisme).
      J'ai pu remettre la main dessus il y a peu de temps. Je t'avoue avoir pas mal hésité avant de le partager sur mon blog. Ceci dit, je pense qu'il entre assez bien en résonance avec une sinistre mais véritable recrudescence des idéologies, des fanatismes de tous ordres.

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