Roman policier d’Imre Kertész est, ainsi qu’il le dit
lui-même, son seul livre qui soit entièrement fictionnel. Cet auteur hongrois
dont l’œuvre brûle le cœur, les yeux et les mains de qui la lit, a accompli ici
une sorte de livre de commande. Pour la première fois de sa vie, il n’a pas
fait état de souvenirs personnels, il s’est engagé tant bien que mal dans la
fiction et, comme il le confie au lecteur, cette tâche d’invention lui a été
extrêmement difficile et éprouvante.
Ce Roman policier, malgré ce que son titre
pourrait nous faire penser, n’en est pas un au sens premier du terme : nulle
enquête véritable n’est menée (si ce n’est sous des prétextes fallacieux et
purement criminels) et ce n’est pas un roman de gare, on s’en doute, que
l’auteur de Kaddish pour l’enfant qui ne
naîtra pas nous livre ici. Si ce roman est policier, c’est en ce sens qu’il
décrit un état totalitaire où chaque être peut devenir la proie de “policiers”
aux méthodes sanguinaires et inhumaines dont la cause première n’est plus du
tout de protéger les citoyens. Bien au contraire, on se demande qui pourrait
bien protéger ces derniers des coups sans vergogne que donnent en toute
quiétude ces parfaits petits bureaucrates du crime et de l’abjection. C’est la
peinture d’une société où même le prestige et l’argent ne garantissent aucun
citoyen contre la brutalité la plus outrancière. Les personnages principaux
auront d’ailleurs à en payer l’amer tribut.
Ce livre fait mal, il ronge
l’âme du lecteur et nous plonge dans une Amérique du Sud soumise aux manigances
politiciennes, au veau d’or de l’argent sale ainsi qu’à la barbarie d’un
système policier tyrannique. L’auteur l’annonce en préambule : cette
Amérique du Sud n’est qu’un miroir de sa Hongrie natale, un portrait en creux
des années les plus sombres de ce pays. Imre Kertész opère ici une
distanciation tant spatiale que temporelle. Et c’est ce recul, aussi bien géographique
qu’émotionnel qui crée l’atrocité même du récit qui nous est conté. Car, dès
lors, cette histoire n’a plus de frontières établies : elle a pour scène
de théâtre le monde entier.
Dans sa narration, ce
livre tient presque du procès-verbal et laisse toujours hors-champ les
actes de torture : c’est à demi-mot qu’il nous les suggère afin de les rendre d’autant
plus insoutenables. Ceux qui les commettent semblent d’ailleurs les accomplir
comme en dehors d'eux-mêmes et dans une parfaite absence de conscience morale.
Fonctionnaires zélés et dénués de toute forme de compassion, rien ne leur pèse
et surtout pas la souffrance qu’ils infligent à autrui. Dès lors, la cruauté exposée
n’en est que plus cinglante et douloureuse. Le personnage principal, petit bleu
parmi ses collègues tortionnaires de la police du pays, nous relate la sinistre
aventure qui l’a conduit en prison.
Avec une écriture au
scalpel, Kertész nous dresse le portrait sans concessions d’un pauvre type, simple
rouage d’une machine meurtrière, pris dans un engrenage dont il n’a même pas
idée. Ce dernier, en livrant son témoignage, semble n’éprouver aucun remords :
jusqu’au bout, il demeure totalement étranger à lui-même ainsi qu’à ses actes
et à ceux qu’il a laissé faire sans broncher.
On ne ressort pas sans
peine d’une telle lecture. Bien souvent, un terrible sentiment d’impuissance et
une persistante nausée s’emparent du lecteur.
Ainsi que l’écrivait
Georg Büchner : « L’homme est un gouffre. Il est pris de vertige
celui qui y plonge le regard ».
© Thibault Marconnet
14/06/2014
Vincent Van Gogh, La ronde des prisonniers, 1890 |
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