lundi 16 juin 2014

Trouer la bouche morte du ciel




« Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends / wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts / wir trinken und triken / wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng » (« Lait noir de l’aube nous le buvons le soir / le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit / nous buvons et buvons / nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré »). Ainsi commence Todesfuge (“Fugue de mort”) dans l’admirable traduction de Jean-Pierre Lefebvre, l’un des poèmes les plus douloureux qu’un homme ait pu écrire pour parler des camps de la mort : ces points noirs fruits d’une immonde cartographie. Cet habité du langage poétique perdit ses parents qui moururent dans un camp d’internement, après avoir creusé leur propre tombe dans le lait noir de l’aube... Cet homme, ce poète de langue allemande et d’origine roumaine ; ce juif qui échappa aux chambres à gaz grâce à un maigre sursis au sein d’un camp de travail forcé, finit pourtant par se suicider en 1970 à l’âge de 49 ans, après s’être jeté depuis le Pont Mirabeau dans la Seine, ce sale miroir couleur de boue ; son corps de plume, lourd d’une encre ténébreuse, balancé comme un boulet d’amertume dans ce Styx parisien qui lui ouvrit ses bras ainsi qu’une mère embrasse un enfant au cœur gonflé de larmes. Cet homme hanté par le sang de sa mémoire et qui avait choisi de rejoindre la cendre des siens, c’était Paul Celan : le plus grand poète de langue allemande que connut le XXe siècle.

Alors que le philosophe Theodor Adorno proclamait le fait qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare » ; de sa lance poétique, celui qui n’était alors qu’un inconnu, remua la poussière des morts pour témoigner de ce qui fut, pour qu’une parole puisse apporter un peu de présence aux absents dont la seule tombe fut l’implacable vide du ciel. Et cet homme tourmenté, traînant avec peine son âme ainsi qu’un éternel drap noir de deuil, à force de former dans sa bouche des mots de fantôme pour tenter d’exprimer l’indicible, devint à son tour un absent : la vie s’écoula de son sein comme l’eau qui file entre les doigts d’une main. Mais sa parole avait fendu la mer sanglante du passé et désormais rien ne serait plus comme avant.

Paul Celan avait su trouer le silence obstiné de la bouche morte du ciel. Pour finir, je tiens à laisser la parole à Henri Michaux, autre grand poète, qui écrivit ces vers pour exprimer le suicide de son ami : « Partir. / De toute façon partir. / Le long couteau du flot de l’eau arrêtera la parole. »


© Thibault Marconnet

16/06/2014






Anselm Kiefer, Steigend, steigend sinke nieder, 2006



Paul Celan, Passphoto, 1938

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