mardi 26 août 2014

"Le XIXe siècle à travers les âges" de Philippe Muray (Extraits)



« C’est à travers la référence au nom de Joachim de Flore que le 19e va s’ouvrir comme un vaste concours : à celui qui l’écrira, cet évangile éternel ! Seule rivalité littéraire au fond véritable. Qui rédigera le vrai dictionnaire médical ? Hugo avec Dieu, La Fin de Satan, Les Misérables ? En tout cas, il semble bien placé. Sand avec son manuscrit de Spiridion trouvé dans un sarcophage ? Eugène Sue et ses Mystères du peuple ? Auguste Comte ? Quinet ? Michelet ? Lui, il tente le coup de force en 1864 avec La Bible de l’Humanité. Et Zola trente-cinq ans plus tard qui commence les Quatre Evangiles ! Et Nietzsche avec Zarathoustra qu’il présente en 1883 à l’éditeur Schmeitzner comme le “cinquième évangile” manquant ! La vingt-cinquième image fantôme. La Bible fantôme du genre humain… L’inspiration biblique, dans le style, réduite au principe de la répétition. Dès qu’ils se sentent patriarches, ils prennent le ton psalmodiant. Monotones vaisseaux du désert. Bosses oscillantes des dunes. Sagesse venues des millénaires… Le figement lancinant du rythme et la perte de toute fantaisie commencent par là, dans le plagiat du style biblique. Dans la volonté médicale de faire l’évangile éternel. L’évangile sans foi ni lieu, sans feu ni loi, la parure de l’effondrement du rien. Evangile des interdits disparus. De l’ennui des jours sans interdits. Allez et enseignez toutes les nations… Ils partent. Ils doivent. Ils vont écrire. Ils sont missionnés, Dieu le veut… » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 90)

« Dans l’état où il (l’homme) est réduit, il n’a pas même le triste bonheur de s’ignorer : il faut qu’il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir ; sa grandeur même l’humilie, puisque ses lumières, qui l’élèvent jusqu’à l’ange, ne servent qu’à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu’à la brute. Il cherche dans le fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver : le mal a tout souillé, et l’homme entier n’est qu’une maladie. » Joseph de Maistre (in Les Soirées de Saint-Pétersbourg, cité par Philippe Muray)

« Voilà le cas de Claudel : des pièces encore vaguement jouées, une poésie oubliée, des essais sur l’art étourdissants mais pratiquement jamais pris en compte, et surtout quinze livres exégétiques admirables. Quinze méditations bibliques à même l’hébreu du fond du Livre et ce latin cardé et recardé par sa vieille main incapable de trembler aussi bien dans la glorification liturgique que dans la supplication chancelante. Et pour salaire de ce travail, tous contre lui en même temps. Tous ! Tous les héritiers des familles du 19e menacées dans leur héritage : rationalistes rescapés, positivistes nostradamiques, surréalistes gymnosophistes, vicaires du rituel de la table rase de sacrifices, libres penseurs congestionnés, techniciens de la forme et de la langue, scientistes justiciers, curés défroqués, militants de la foi universelle, fakirs du cosmos-cathédrale et des maisons pour le peuple. Tous. Tous procureurs parce qu’associés. Tous associés parce que procureurs. Et tous exaspérés parce qu’après tout il reste quand même un doute. C’est peut-être eux, en fin de compte, qui ne sont pas tout à fait à l’échelle. Qui ne sont pas à la hauteur du monde pour lequel ils militent parce qu’ils y appartiennent trop. Et que lui, Claudel, il est peut-être celui qui les voit, qui les comprend, qui les décrit. Leur historien en quelque sorte. Et à force de s’époumoner contre lui, ils ont fini par se ressembler. En le rendant, lui, encore plus différent et plus unique que ce qu’ils imaginaient. Et eux encore plus collectifs, encore plus tas, plus stéréotype massif. C’est par là d’ailleurs que l’on pourrait se rendre compte aujourd’hui qu’il a quand même fini par gagner. Par cette furie et cette hargne qui les a égalisés contre lui. Eux si différents entre eux, que de vrais abîmes séparent, Breton, Artaud, Bernanos, il arrive un moment fugitif où soudain ils se ressemblent : cet instant où ils se jettent sur Claudel, où ils l’accusent, le traînent à la barre. Où ils obligent en somme leur adversaire à triompher contre eux. Une œuvre d’art réussie est aussi le total de tous les procès d’égalisation que l’on mène contre elle.
Un dépassement est datable lorsque, par rapport à tel ou tel événement, tout ce qui l’entoure ou le précède se met brusquement à se ressembler. Une singularité absolue qui rend sosies les singularités relatives. Le principe du sosie fonde la société en même temps qu’il en rend les membres enragés. Une société est composée de sosies à qui ça ne fait aucun plaisir d’être sosies. Il s’agit donc de montrer comment Claudel les a tous rendus semblables, au point de se faire ignorer si profondément et continûment que l’on pourrait à son propos parler sans exagérer de chef-d’œuvre jusqu’à nos jours inconnus. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 103-104)

« Le baptême est la manière pas bête du tout qu’avait trouvée l’Eglise de désigner tout de suite au petit bonhomme, à travers ses parents, sa boiterie fondamentale. Pour qu’il ne perde pas trop son temps ensuite à se croire enfant trouvé. Donc à imaginer aussi que tout le genre humain l’attendait de pied ferme pour modifier les données de la société, faire table rase du passé et proposer un nouvel idéal de vie collective harmonieuse… On sait ce qui choque le plus la raison, dans cette affaire de baptême : c’est qu’il s’agit d’un sacrement administré alors que vous ne pouvez pas le refuser. Comme si on vous disait qu’au fond ça ne vous regarde pas. Humiliation, révolte, colère. On n’a pas le droit de violer les âmes ! De mépriser notre libre arbitre ! Baptême peut-être, si on y tient, mais pas avant l’âge de raison. Alors que le baptême était là pour dire qu’il valait mieux prendre les devants. Que l’âge de raison n’était jamais qu’une hypothèse. Qu’ils y avaient tant d’enfants qui restaient pour toujours des enfants… » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 184)

« Les ambitions syncrétistes, dit Chesterton, consistent à vouloir “réunir ce qu’il y a de beau dans toutes les croyances, mais elles semblent avoir rassemblé tout ce qu’il y a en elles de plus ennuyeux. Toutes les couleurs mélangées devraient, si elles étaient pures, donner un blanc parfait. Mélangées sur n’importe quelle palette humaine, elles donnent quelque chose comme de la boue, quelque chose de très semblable à beaucoup de ces religions humaines”. “Ce défaut naît de la difficulté de distinguer ce qui est réellement mauvais dans une religion donnée. Ce dilemme pèse lourdement surtout sur ceux qui ont le malheur de penser que dans une religion quelconque les parties généralement tenues pour bonnes sont mauvaises et que les parties généralement tenues pour mauvaises sont bonnes.” » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 186)

« On a des devins quand on n’a plus de prophètes, des sortilèges quand on renonce aux cérémonies religieuses, et l’on ouvre les antres des sorciers quand on ferme les temples du Seigneur. » François-René de Chateaubriand (in Génie du christianisme, cité par Philippe Muray)

« Qu’est-ce que c’est, le scandale de fond des religions du passé ? Un Dieu, un seul, qu’on l’appelle Allah ou Yahvé, qui s’adresse à un seul homme, Moïse ou Mohammed, au mépris de tous les autres. Ou pis encore : qui se parle à lui-même (Jésus). Qu’est-ce que c’est, le progrès social du spiritisme ? Tout le monde a le droit à une communication personnelle. Des âmes des morts, simples gens disparus, aux vivants, simples gens en disparition. Printemps des masses et des télécommunications. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 194-195)

« Personne n’a envie de disparaître. Ça se comprend, c’est humain. Ni, côté théorie, dans les morts philosophiques de l’homme ou les histoires du sujet divisé ; ni, côté bien plus concret, dans la masse rayons X, les collectivités sondées, le manteau d’Arlequin des foules, l’anonymat des statistiques. D’où le besoin de plus en plus pressant, pathétique, de communication universelle. Effusion sociale générale. Transmission de personne à personne, c’est la définition de la télépathie. Qui n’est pas près de finir. Elle ne fait même que commencer. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 197)

« L’occultisme devient scientifique en même temps que le socialisme. Et dans les mêmes proportions. On tripote beaucoup le spiritisme dans les milieux révolutionnaires. Jusqu’à Lénine qui pratique les tables tournantes durant son exil à Paris. Jusqu’aux guérisseuses géorgiennes des vieillards moribonds du Kremlin. Si on se décide à faire l’expérience de ne pas prendre a priori l’anecdote occultiste pour un fatras de délires imbéciles, si on renonce au moins un temps à penser qu’il s’agit de régressions, si on se décide bien plutôt à traiter ça comme des informations tordues sur la marche silencieuse au progrès, on comprend les raisons de ces naissances communes, de ces développements parallèles, de ces rencontres plus ou moins discrètes et de ces croisements au fond des courants. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 199-200)

« Comprendre les structures des sectes : première condition pour comprendre les structures des masses et le phénomène totalitaire. Contrairement à ce qu’on raconte pour faire surnager autant que possible l’idée que les régimes socialistes auraient trahi leur programme primitif pour verser dans une sorte de religion d’Etat terroriste, il ne s’agit pas de science finissant par se métamorphoser au terme d’une série d’erreurs et de déviations en religion, mais bien d’une religion au commencement et de la même à la fin. Projet occulto-policier en amont ; régime policier-occulte en aval. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 200)

« En tout cas, au milieu de l’évangélisme ambiant, du nouveau christianisme libérateur, il (Baudelaire) sait exactement, lui, la raison, la seule et unique, pour laquelle, de temps en temps, en fonction d’humeurs personnelles et de données biographiques particulières, on peut trouver la révolution délectable. Il ne le dit à personne, il l’écrit pour lui : la révolution c’est Satan. C’est le “goût de la destruction” qui submerge. Le vieux Prince du Monde qui se met à inscrire ses lois directement à même le monde. Un goût, exactement, un style. Une préférence de l’instant. “Goût légitime si tout ce qui est naturel est légitime.” Satan-naturel ? Satan-nature ? Voilà de quoi faire s’entrechoquer les bénitiers occulto-socialistes. L’inamnistiable Nature… Qu’ils veulent pourtant tous consacrer, asperger, sanctifier, sauver. Rappeler d’exil. Réintégrer dans le clan pour l’offrir en invitée surprise à la maîtresse de maison, la “Femme-Messie”, la Dieue, la Goddess, la Divine Matter-Substance. Ou Dieux (Père-Mère). Ou Dieu-Demain. Enfin, l’un de ces innombrables nouveaux noms divins auxquels la tradition hébraïque a eu le tort immense de ne pas penser. Les nouveaux mots de la tribu. Sa nouvelle légitimité. Baudelaire, comme on sait et comme on ne le lui a pas pardonné, a ensuite choisi définitivement l’illégitimité. L’enfer, l’éternité des peines, le péché aux origines. La “pure doctrine catholique” contre la doctrine séraphique. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 205-206)

« Mais d’abord maintenant, ici même, où en sommes-nous exactement ? Comment en sommes-nous arrivés à ce monde-ci d’après le monde, ce 19e d’après le 20e, plus vrai, plus réel que le 20e ? Un post-monde devenu arrière-monde ? Les événements terminés avant d’être arrivés, roulant à l’intérieur d’eux-mêmes toutes les utopies de post qu’on voudra, postidées et postsocial, postféminismes, postromantismes, postoccultismes, post-avant-gardes, postmodernité, postprogressisme. Postmortem et postface. Avec cette bizarre impression d’une postsynchronisation générale et légèrement ratée, décalée. Un doublage mal ajusté des corps aux voix, des voix aux bouches en mouvement, des bouches à l’intérieur des têtes et des têtes aux réflexes qui les traversent, aux sensations, aux affects, aux proclamations, aux prises de position, aux confidences en tête à tête derrière ces prises de position. Inutile d’en dire plus là-dessus. Jour par jour les médias diffusent pour détailler le phénomène, rappeler que nous ne sommes plus que l’addition statistique mobile d’opinions personnelles imperceptibles. Un ensemble d’intentions de vote déjà connues et avalées bien avant le jour de scrutin. Les fantômes de nous-mêmes ont une formidable longueur d’avance sur nous à présent. Notre armée de spectres, de simulacres, de doubles, de simulations de sondage ; avec la batterie de mesures préventives, de protections et sécurités qui nous précèdent désormais. Le projectile humain a des difficultés avec les frottements de l’air, les résistances, il est moins rapide que le fantôme, c’est bien normal. Nos doubles vivent nos aventures. Difficile de les rattraper. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 228-229)

« Occulte pour cacher le socialisme. Socialisme pour cacher l’occulte. Mais occulte pour cacher que le socialisme n’est qu’un mot advenu pour cacher la fin de tout social. Et socialisme pour cacher que l’occulte est un mot pour aider à croire que quelque chose est encore caché. Vides se camouflant mutuellement. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 229) 

« En ces temps lointains où de grands esprits étaient persuadés que les comètes et la lune, le soleil et les étoiles exerçaient leur influence sur les êtres à la manière dont le beau temps ou la pluie règlent le destin des récoltes, on était déjà en route, encore maladroitement certes, encore bien silencieusement, vers l’affirmation de cette chose capitale, inséparable de tout progressisme, qui consiste à vouloir absolument que l’histoire de la petite famille humaine ait un sens et même une valeur, et même peut-être une beauté. En elle-même et pas au-delà. Dans sa propre finitude. Le reste, l’existence de la société et les conséquences de cette existence, les déterminations de classe, les injustices à liquider, les inégalités, l’influence des rapports de force économiques, tout cela est d’invention plus récente que l’illusion d’influence de la voûte céleste sur le genre humain. Du point de vue de la structure pourtant c’est exactement la même chose. Le délire astrologique annonce le culte sociolâtrique. Pour parler comme Auguste Comte qui avait d’ailleurs également une ère astrolâtrique. Il imaginait que les âges théologique, métaphysique et positiviste étaient en succession, sur une ligne rigoureusement droite. Que l’arrivée de l’un chassait l’autre. Il aurait eu énormément de mal à imaginer qu’ils pouvaient aussi bien coexister, rentrés télescopiquement en un seul homme, un seul cerveau, un seul drame de nerfs et d’organes sous une seule identité : la sienne, par exemple. Le culte sociolâtrique général, naturel – sans comtisme – revient à faire exister quelque chose qui n’existe pas forcément mais à quoi tout le monde se sent tout de même forcé de croire par solidarité, par solitude, par vanité un peu aussi, et qui est la société. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 237-238) 

« En tout cas, personne n’ignore plus combien les socialismes ont toujours des embêtements avec la réalité qu’ils entreprennent de corriger. L’obstination des faits économiques. Les mauvaises habitudes de la nature humaine vicieuse. Les goûts dépravés individualistes. Les égoïsmes, les cynismes. L’amour de l’argent pour lui-même. Que voulez-vous, c’est toujours la même affaire dès qu’une religion vraie se mêle de vouloir rétablir la vérité chez les vivants. Les socialismes ont des difficultés avec les faits. Ils s’énervent d’être contredits. Ils finissent par conspirer contre ces faits. Comme disait fort précisément Proust : “Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances.” Oui, mais quand nos croyances veulent faire leur percée dans le monde criblé par les faits ? » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 239) 

« On sait ce que disait Bebel, parlant du socialiste antisémite Toussenel : l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles… Délicat pour Marx, non ? Inutile de s’étonner que tout le monde achoppe sur cette question du socialisme dans ses rapports à l’antisémitisme. Tant que l’on n’aura pas vraiment admis que l’universel désir d’Harmonie, de fusion obligatoire des jouissances égalisées, entraîne obligatoirement la folie de liquidation d’un seul ou de quelques-uns, on n’aura pas beaucoup avancé du coté des véritables Lumières… L’antisémitisme de Marx est bien connu, mais celui de Jaurès ? Qui a jamais lu cet article du moins doctrinaire, du plus humanitaire, du plus généreux et du plus panthéonisé des progressistes français (ce texte date de 1895, Dreyfus a été condamné l’année précédente à la détention perpétuelle, Jaurès dans La Dépêche de Toulouse commente en ces termes une récente explosion antisémite des colons français en Algérie) : “Sous la forme un peu étroite de l’antisémitisme se propageait en Algérie un véritable esprit révolutionnaire”, commence-t-il. Un peu étroite ? Oui, vous avez bien lu. Mais voici la suite : “Pourquoi n’y a-t-il pas eu en Algérie un mouvement antijuif sérieux tant que les Juifs appliquaient, surtout au peuple arabe, leurs procédés d’extorsion et d’expropriation ?” Jaurès ne reproche pas aux colons leur antisémitisme, il le trouve simplement trop égoïste, narcissique, trop étroit comme il dit, pas assez universalisé… On croit chaque jour avoir tout lu sur le sujet, ne plus rien avoir à apprendre. On n’en finira pas, en réalité. On n’en finira jamais. On n’explorera jamais assez les tripes puantes de l’antisémitisme, son mystère d’infamie sans mesure. La bonne conscience générale en a fait une passion “de droite” pour bloquer l’enquête. C’est vrai, mais bien entendu à cinquante pour cent. L’antisémitisme “de gauche”, lui, reste encore dans le brouillard. Archives planquées, illusions. La férocité antijuive inouïe de Luther commence à peine à émerger. “Luther inspirateur de Hitler” est une formule qui va sûrement mettre encore beaucoup de temps à être digérée. “Luther influenceur du socialisme” rencontre encore plus de résistances. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 252) 

« L’Eglise qui a longtemps résisté à la croyance populaire au diable (résistance bien entendu ignorée de tout le monde puisqu’il fallait au 19e faire de Satan la victime type de l’Eglise oppressive en le réhabilitant pour mettre en relief l’oppression catholique) a fini par céder. Le diable devenu une personne s’est vite confondu avec le “Juif”. Lequel, cornu, poilu, doué de la supervirilité dont se sentaient privés les mâles ou alors affligé de menstrues interminables où se projetaient les désirs masculins de devenir des femmes cornues et poilues, a vite été gratifié de tous les talents du démon. Sorcier en chef, magicien noir. Maître des illusions, c’est-à-dire des armées du sous-monde occulte. Circonciseur-castrateur de l’Esprit et en même temps esclave de la Lettre. Prestidigitateur des signifiants. Bref, Prince de ce monde. Donc des simulacres et des semblants. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 255) 

« Ah, cet argent qui enfin au 19e devient l’homonyme de Dieu puisqu’il n’y a plus de Dieu. Qui remplit, avec cette différenciation hallucinatoire qu’il établit entre les hommes, la place laissée vide par le droit divin aboli des rois. Qui est la forme nouvelle de la transcendance, plus cachée, plus alarmante et tourmentante, plus affolante que le vieux Dieu imprononçable et irreprésentable des Juifs ou des chrétiens… Point d’épouvante et d’angoisse de la religion du progrès. Point de mire de la haine sociale qui se convertit en une furieuse passion catéchuménique dirigée vers celui qui apparaît homonyme de cet argent fuyant : le Juif. Les religions en expansion font presque toujours du prosélytisme. La croyance occulto-sociale du 19e se consacre immédiatement à la conversion de l’infidèle… Avec toute la rage d’anéantissement que cela suppose. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 255-256) 

« Mais voilà maintenant le retournement, le coup de bourse fumant du siècle. L’opération de spéculation géniale dans un marché encore hésitant soumis à des fluctuations confuses, des timidités d’un autre age. Brusquement le Juif errant, jusque-là socialistiquement et occultement mis en accusation, condensation de nos deux superphobies, l’occulte et la sociale, obstacle à notre passion de l’Harmonie qui n’est que la face maternellement souriante de notre pulsion de meurtre contre le dysharmonique et la dissonance, le Juif errant donc est renversé en positivité. Remis sur ses pieds. Convaincu de collaborer à ce qui doit le supprimer. Lui, son errance et son malheur, mais aussi sa religion, sa langue, ses livres et sa pensée si discordante… Dans ce coup de théâtre ou cette rafle enthousiaste, quelques femmes sont les premières à l’assaut. Des féministes de l’époque. A elles revient l’honneur de ramener l’errance à sa source naturelle, c’est-à-dire à la Nature elle-même qu’elles ne peuvent pas ne pas être. La Tribune des femmes en 1834 commente ainsi l’épopée de Quinet : Ahasvérus est à la fois le symbole du prolétaire et de la femme, “et il faut pour les racheter tous deux un nouveau messie, qui ne soit plus un messie mâle et tout spirituel”… Senta dans Le Vaisseau fantôme sauvant son Hollandais par sa fidélité ! Oreille de Wagner qui pointe. Plus de Juifs, c’est-à-dire plus d’individus, plus d’élus, plus d’exceptions, plus de particuliers. A la place évidemment des catégories, des groupes, des classes, des sexes. Retour des universaux victorieux ; ils avaient été vidés de toute réalité, crevés comme des bulles au 14e siècle par Guillaume d’Occam ; ils reviennent cinq siècles après pour prendre leur revanche. Triomphe des abstractions. Début de la dictature des ensembles. Toutes les religions ont la meme origine et nous sommes tous frères et sœurs. Le cri occulte et le cri social. Où on reconnaît aisément la source d’un conflit qui n’en finira jamais. Bonne volonté ou pas, le socialisme universaliste qui veut la libération générale rencontre nécessairement son impasse en butant contre les Juifs à qui il lui faut imposer de force cette libération. Comme il se trouve que des Juifs ont abandonné au socialisme quelques principes dont celui-ci s’est nourri et comme d’autre part le sionisme en s’inspirant du socialisme s’est débarrassé du programme universaliste de celui-ci, il est presque fatal que le socialisme soit amené à vouloir réduire le particularisme juif au nom de l’intérêt général. On connaît le déroulement du feuilleton jusqu’à nos jours : de la situation des Juifs dans l’Empire soviétique de la libération décapante intégrale, aux comparaisons élégantes avec la Wehrmacht qui sautent à l’esprit de tout un chacun actuellement dès qu’apparaît à l’horizon le premier soupçon de tourelle de char israélien… » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 258) 

« Le protestantisme est un progressisme émancipateur. Sa suppression du Purgatoire (s’il n’y a pas de Purgatoire, c’est que les défunts vont tout de suite au Paradis ou en Enfer, je ne suis pas obligé de prier pour eux et pour leur délivrance, ils n’ont donc pas besoin de moi et c’est moi bien entendu qui vais avoir besoin d’eux comme informateurs) ouvre la voie sans s’en douter aux nécromances modernes. À l’écoute obsédée des cadavres. À l’oreille tendue vers les messages de la Thanatosphère. À la demande infinie d’analyse. Pendant des centaines d’années on a parlé à Dieu et Dieu tout compte fait est resté assez remarquablement muet malgré de notables exceptions. À l’inverse, l’avantage de la nécromance c’est que les morts y sont bavards. Babillards, généreux, profus. Parfois capricieux, certes, boudeurs, silencieux pendant des tas de séances, susceptibles, énigmatiques. Mais la plupart du temps éloquents. Souffleurs ventriloques. Multiples. En légion. D’une énergie subjuguante. Ils tiennent vraiment la longueur. En quelques années de nécromance dixneuviémiste, ils en diront plus, infiniment, que Yahvé dans tous les siècles de la Bible. Il suffisait de demander en somme. Des signes. De coller son oreille et puis sa bouche contre la porte des tombeaux. De passer la tête dans le trou noir humide, la Bouche d’Ombre excitante. Un style s’élabore. Le style dixneuvième. Le style c’est l’homme ? Non, c’est le mort auquel on s’adresse. Discours de revenant adressé à quelqu’un qui n’est rien d’autre que le lieu de retour de ce discours. Imaginez cette boucle d’écrans, ce vertige d’images : une caméra filmant un écran de télévision où passe en même temps la cassette vidéo de ce que la caméra est en train de filmer… Eternel retour électronique ! Non, décidément, sans religion des cadavres il n’y a pas de progrès. Le néoplasme, voilà le vrai nouvel ectoplasme. Néoplasme est un mot qu’emploie Freud en 1899 dans une lettre à Fliess où il se qualifie de revenant. Synonyme, dit-il, de cancer. Tout revenant est un cancer qui a remplacé le tissu sain. Un carcinome. Rien ne peut plus y adhérer, on ne fait pas une greffe sur un cancer. “Il n’y a que des revenants, tous ceux que nous avons perdus reviennent.” Stade ultime du magnétiseur exposé magnifiquement dans la nouvelle de Poe dont j’ai déjà parlé, où le moribond galvanisé est transformé en cancer éternifié. Il n’y a qu’une façon de revenir : comme cancer. Il n’y a qu’une manière de survivre : la métempsycose. Dont l’avatar est la tumeur. C’est peut-être la raison pour laquelle la maladie du siècle des revenants normalisés – notre siècle – est le cancer précisément. Les cancers. Les cancers comme 19e revenu parmi nous ? » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 267) 

« Dès que d’une manière quelconque la corruption intervient, une superstition aux aspects variés commence à prédominer, tandis que la croyance qu’un peuple professait dans son ensemble pâlit et devient impuissante : la superstition est en effet une libre pensée de second ordre – celui qui s’y livre choisit un certain nombre de formes et de formules qui lui conviennent et s’autorise ainsi du droit même de choisir. Comparé à l’homme religieux, le superstitieux est beaucoup plus “personnel”, et une société superstitieuse sera celle qui compte déjà beaucoup d’individus, et où se manifeste déjà le désir de l’individualité. » Friedrich Nietzsche (cité par Philippe Muray, in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 279)

« Le catholicisme n’est pas une maladie de croissance du christianisme éternel et naturel.
C’est le “christianisme” tel qu’on l’invoque contre le catholicisme qui est la tentation permanente de dissolution du catholicisme dont il propose la réhabilitation sociale par la Nature et la guérison par les plantes. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 284)

 « Le protestantisme est l’affolement de la raison devant la folie catholique.
Le monde est donc plein d’idées protestantes raisonnables. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 284)

« L’universel, c’est-à-dire le catholique, n’a rien à voir avec l’univers mais il le voit. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 284)

« Le mot catholique a été choisi comme une provocation humoristique en prévision d’un univers où chacun allait se prendre pour l’universel incarné. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 284)

« La prétention catholique à se présenter comme l’universel est l’équivalent par l’absurde de la déclaration d’élection de la religion juive. Toutes deux forcent l’adversaire à avouer sa volonté d’être le seul élu universel. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 284)

« Ces mots, “Eglise catholique”, n’ont jamais signifié qu’une seule chose : inconcurrençable et inimitable. 
D’où le malaise dans notre civilisation de concurrence et d’imitation. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 284)

« L’occulte quand il arrive au pouvoir a immédiatement à faire face à un fantasme d’occulte qu’il doit violemment susciter pour maintenir son pouvoir magique. C’est-à-dire pour avoir l’air de la raison scientifique qui combat les chauves-souris du Mal. L’occulte devenu religion officielle sans jamais être appelé occulte se pare des apparences du rationalisme le plus dur et le moins soupçonnable, c’est d’ailleurs pour ça qu’il a besoin du congélateur positiviste. C’est pourquoi également il se bat toujours publiquement contre des fantômes d’occulte en invitant les citoyens à participer à la chasse au vampire. C’est pourquoi aussi l’“occulte” qu’il persécute représente toujours l’inhibition sexuelle qu’il est lui-même. C’est pourquoi enfin il se dépense pour interdire toute vérité qui pourrait remonter du côté de la zone trouble des dégâts sexuels. C’est pourquoi plus généralement tout pouvoir occulte officiellement rationaliste lutte pied à pied pour conserver le sacré, tout le sacré et rien que le sacré. Aristocrates corrupteurs et corrompus en 93, hommes en noir au milieu du 19e, Juifs et maçons à la fin, Juifs comme jamais sous Hitler, Juifs sous Staline et blouses blanches et koulaks, banquiers cosmopolites sous tous les socialismes, système bourgeois aliénant pour tous les gauchismes, on pourrait allonger la litanie, c’est éternellement la même phobie. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 291-292)

« Une espèce de critique paradoxale a déjà essayé de travestir le monarchiste Balzac, l’homme du trône et de l’autel, en homme de subversion et de démolition. Nous sommes familiarisés avec ce genre de supercherie. » Charles Baudelaire (cité par Philippe Muray in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 378)

« J’exprimerai patiemment toutes les raisons de mon dégoût du genre humain. Quand je serai absolument seul, je chercherai une religion (…) et au moment de la mort, j’abjurerai cette dernière religion pour bien montrer mon dégoût de la sottise universelle. Vous voyez que je n’ai pas changé. » Charles Baudelaire (cité par Philippe Muray, in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 380)

« Je vous donne au passage un tuyau pour déceler la prise ou la tentative de prise dixneuviémiste, c’est-à-dire occulto-socialiste, sur les sujets un peu en retrait, en exception par rapport à la masse. Dès que vous en rencontrez un qui est soupçonné d’impuissance – ou du moins d’intermittences dans ce domaine – méfiez-vous ! Dès qu’il faut absolument et unanimement qu’il ait été clignotant du sexe, incapable de se vaso-dilater à la commande, éperdu, souffrant parfois et parfois non, trop précoce ou trop tardif selon les coups, c’est qu’on veut absolument qu’il ait été fragile par un bout et qu’on n’a trouvé que ce bout-là, le sexuel. Friable, pas fiable… Pilote d’un engin peu sûr, irrégulier. Capable de ne pas démarrer à la commande. Ou alors de se retrouver dans le décor. De rater les virages dangereux par vice de forme. Enfin quoi, il faut bien que d’une façon ou d’une autre, quelque chose en lui ait été quand même l’esclave du flux de la vérité socialocculte infinie. Son ectoplasme convocable. Son revenant mesurable. Envoûtable. Mesmérisable. Impressionnable pour tout dire. Machine sans pilote. On vous le disait bien… Il n’a pas les moyens de son ambition. Il se laisse gouverner, influencer. Même pour les bagatelles. Les Furies le tiennent. Il n’est que leur embryon, somme toute et à jamais. On en revient toujours au même point. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 381)

« Nouveau cran dans la religion progressante de la mort. L’incinération. On aime tellement le cadavre qu’on tient à le préserver des vers… Voilà comment nous nous orientons vers quelque chose que nous connaissons bien puisque c’est la virginisation de la mort et que nous sommes en plein dedans aujourd’hui comme jamais aucune civilisation ne l’a été. » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 468)

« La torpeur moderne vient du respect illimité que l’homme a pour lui-même. Quand je dis respect, non, culte, fétichisme. Le rêve du socialisme, n’est-ce pas de pouvoir faire asseoir l’humanité, monstrueuse d’obésité, dans une niche toute peinte en jaune, comme les gares de chemin de fer, et qu’elle soit là à se dandiner sur ses couilles, ivre, béate, les yeux clos, digérant son déjeuner, attendant son dîner, et faisant sous elle ? – Ah ! Je ne crèverai pas sans lui avoir craché à la figure de toute la force de mon gosier. » Gustave Flaubert (cité par Philippe Muray in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 490)

« La femme me semble une chose impossible. Et plus je l’étudie, et moins je la comprends. Je m’en suis toujours écarté le plus que j’ai pu. C’est un abîme qui attire et qui me fait peur ! Je crois, du reste, qu’une des causes de la faiblesse morale du 19e siècle vient de sa poétisation exagérée. Aussi le dogme de l’Immaculée Conception me semble un coup de génie politique de la part de l’Eglise. Elle a formulé et annulé à son profit toutes les opérations féminines du temps. Il n’est pas un écrivain qui n’ait exalté la mère, l’épouse ou l’amante. La génération, endolorie, larmoie sur les genoux des femmes, comme un enfant malade. On n’a pas idée de la lâcheté des hommes envers elles ! » Gustave Flaubert (cité par Philippe Muray in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 492)

« Ronronnement de la répétition maniaque des vivants croyant avoir un droit au savoir illimité et devenant de plus en plus massivement et visiblement ignorants au fur et à mesure que leur religion d’auto-légitimité s’accroît et prolifère dans tous les sens. Poussés vers cette impasse d’eux-mêmes où leur orgueil va imploser, où leur absence viscérale de complexes va triompher. Où ils vont s’imaginer de plus en plus autorisés à tripoter n’importe quoi comme si ça leur appartenait. Où Bouvard et Pécuchet ne vont plus être deux mais mille et des centaines de milliers et des millions à se contempler, à se regarder, à s’aimer, à donner leur opinion sur tout ce qui passe, à souffrir aussi comme jamais dans leur éternel retour de radotage par lequel ils deviennent irrésistiblement semblables les uns aux autres tout en imaginant qu’ils cultivent des différences, qu’ils gèrent eux-mêmes leur apparence et contrôlent souverainement leur propre source… Je n’ai pas besoin d’en dire plus, il suffit d’ouvrir sa radio, d’allumer sa télévision. Le “génie” multiforme et complexe des médias n’a pas mis très longtemps à comprendre que l’avenir c’était ça : donner la parole aux auditeurs, ouvrir les canaux au public, accueillir les avis, poncifs et clichés, se pencher dessus gravement, les enregistrer, les archiver, les discuter comme s’il s’agissait à chaque fois d’une nouvelle vision bouleversante du monde, faire en somme de plus en plus comme si nous n’étions pas tous dupliqués désormais ou comme si Bouvard n’était pas le clone exact de Pécuchet et celui-ci l’ombre parfaitement copiée de son reflet…
Bouvard et Pécuchet ou la mortification obsédée de tous dans la tragédie contemporaine des dédoublements. La dépression, la crise, la terreur actuelle sur tous les fronts, l’angoisse dans les têtes, les diverses peurs modernes, post-modernes, post-post-modernes, n’ont pas d’autre origine que ce syncrétisme invisible, spontanément et innocemment planétaire, né dans la soufflerie gigantesque du 19e et poussé jusqu’à nous, agrandi, répandu, diffusé, pulvérisé, en suspension dans notre air, persistant comme notre dernière croyance possible, la solution religieuse finale de l’ère de la fin… » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 492)

« Non seulement en notre naissance, mais encore pendant notre enfance, nous sommes comme des bêtes privées de raison, de discours et de jugement. » Saint François de Sales (cité par Philippe Muray in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 553)

« L’enfance est la vie d’une bête. » Jacques Bénigne Bossuet (cité par Philippe Muray in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 553)

« Je dois ajouter, au risque de jeter une ombre sur sa mémoire (celle d’Eugène Delacroix), au jugement des âmes élégiaques, qu’il ne montrait pas non plus de tendres faiblesses pour l’enfance. L’enfance n’apparaissait à son esprit que les mains barbouillées de confiture (ce qui salit la toile et le papier), ou battant le tambour (ce qui trouble la méditation), ou incendiaire et animalement dangereuse comme le singe.
“Je me souviens fort bien, disait-il parfois, que quand j’étais enfant, j’étais un monstre. La connaissance du devoir ne s’acquiert que très lentement, et ce n’est que par la douleur, le châtiment, et par l’exercice progressif de la raison que l’homme diminue peu à peu sa méchanceté naturelle.”
Ainsi, par le simple bon sens, il faisait un retour vers l’idée catholique. Car on peut dire que l’enfant, en général, est, relativement à l’homme, en général, beaucoup plus rapproché du péché originel. » Charles Baudelaire (cité par Philippe Muray in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 554)

« (…) il (Baudelaire) vient de recevoir le dernier volume de Hugo agrémenté d’une dédicace : jungamus dextras… Il commente férocement : “Cela, je crois, ne veut pas dire seulement : donnons-nous une mutuelle poignée de main. Je connais les sous-entendus du latin de V. Hugo. Cela veut dire aussi : unissons nos mains, POUR SAUVER LE GENRE HUMAIN. Mais je me fous du genre humain, et il ne s’en est pas aperçu.” » Philippe Muray (in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 568)

« Mes chers frères, n'oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas. » Charles Baudelaire (cité par Philippe Muray in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 651-652)

 « Vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la nature, n’est-ce pas ? sur les bois, les grands chênes, la verdure, les insectes, – le soleil, sans doute ? Mais vous savez bien que je suis incapable de m’attendrir sur les végétaux… je ne croirai jamais que l’âme des Dieux habite les plantes, et, quand même elle y habiterait, je m’en soucierais médiocrement et considérerais la mienne comme d’un plus haut prix que celle des légumes sanctifiés… » Charles Baudelaire (cité par Philippe Muray in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 658)

« Chier est une prière, à ce que disent les démocrates quand ils chient. » Charles Baudelaire (cité par Philippe Muray in Le XIXe siècle à travers les âges, p. 660)


Philippe Muray (1945-2006)

Francisco Goya, Le pèlerinage à l'ermitage de San Isidro, 1819-1823

jeudi 7 août 2014

Fumées

Thibault Marconnet, Les marais du crépuscule, 2014



Lorsqu’ils furent enfantés de la terre glaise, les êtres vivants créés par les dieux en guise de passe-temps, n’avaient aucune connaissance de l’âge d’or qui les précédait. Mais au tréfonds de leur cœur, une sourde nostalgie grandissait, toute embaumée de parfums célestes et lointains. Cette naissance du sein de la terre préfigurait déjà leur mort à venir. Nés avec un goût terreux dans la bouche, ils surent très tôt qu’aucune immortalité ne leur avait été conférée. Leur berceau premier serait également leur tombeau. Ces hommes vivaient auprès de bêtes hostiles, de celles qui n’avaient pu être domestiquées et dont la menace mortelle planait sur leurs maigres vies. Une immense solitude pesait sur leurs épaules ainsi qu’un manteau de bronze. Les dieux ne se montraient plus aux mortels : ils passaient leur temps à festoyer dans l’épaisse brume du mont Olympe, invisibles aux hommes, sourds à tout appel. Cette absence était vécue comme un abandon et chacun errait, nourrissons désemparés que l’on vient d’arracher au sein maternel ; tentant de cultiver en vain une terre ingrate, leurs dos rougis de sueur et de sel déchirés par les serres de l’implacable soleil. Certains eurent alors l’idée de flatter les dieux afin que ceux-ci ne les délaissent plus. Très tôt, ils confectionnèrent de modestes figurines d’argile à l’image de leurs divinités, pétrifiées dans le silence et l’oubli des hommes.
Dans les poitrines, le cœur pesait plus lourd qu’une pierre. Chaque matin, il fallait peiner dans le rouge brasier du globe de feu et la terre se montrait avare à donner ses fruits ainsi qu’une femme infertile. Sous le plomb bleu du ciel, les hommes pleuraient de fatigue ; les femmes, dans de longues plaintes douloureuses de bêtes qu’on égorge, donnaient naissance à de petits mortels bruns de sang dont la bouche aux plis déjà amers et ridés rappelaient le visage desséché des vieilles pleureuses.
Un petit enfant naquit dans ce monde de souffrances. Présidait à chaque naissance une assemblée de vieillards dont les corps faméliques tentaient vainement de remplir d’amples robes rouges râpées par le temps. Du pouce, chacun d’eux déposait du sable dans la petite tranchée des lèvres enfantines couleur de cendres. C’est ainsi que tout nouveau petit mortel était baptisé : par la brûlure coupante du sable, par ce goût d’éternité et de ruines.
Le nouveau-né qui poussa des cris de détresse ce jour-là, fut nommé Ianos : il était fils d’un berger à la peau olivâtre tannée de soleil et d’une lavandière aux seins fatigués, aux doigts flétris. Lorsqu’il atteignit sa majorité, indifférent à toute plainte maternelle de même qu’à tout avis contraire de la communauté, il décida de partir pour le mont Olympe à la recherche des dieux murés dans leur immémoriale absence. Longues furent les années de son errance. Au cours de son périple, des pluies froides cinglèrent ses épaules nues ; il trébucha sur de la rocaille plus coupante que des tessons de verre et ses pieds furent en sang plus d’une fois. Tenace, il ne pouvait cependant abandonner sa quête. Il eut à affronter des fauves ; de lourds flocons de neige le mordirent comme autant de petites dents pointues. Au milieu de toutes ses douleurs, Ianos pensait souvent à ses parents. À quoi bon ce voyage ? Pourquoi souffrir ainsi et qu’étaient donc ces braises blanches, ce froid grésil qui tombait du ciel ?
Le temps passa : Ianos était un vieil homme désormais et les siens, sans doute tous calfeutrés à l’étroit dans la bouche noire de la terre. Chaque fois qu’il pensait parvenir au mont Olympe, celui-ci fuyait toujours plus loin à l’horizon ainsi qu’une désespérante Fata Morgana. Son pèlerinage semblait aussi fastidieux et impossible que de vouloir capturer le soleil à mains nues.
Un matin, les jambes de Ianos ne le portèrent plus. Dans son long exil, il n’avait rencontré que faim, poussière, rochers et amertume. Il devint aussi silencieux que les pierres, adoptant ce même langage sourd. Son corps était plus sec, noir et branlant que celui d’un arbre au sortir d’un incendie. Il fit encore quelques pas puis s’effondra, vieux tas d’ossements inutiles. Lorsque ses yeux se fermèrent devant le grand vide bleu du ciel, il entraperçut une dernière fois l’imprenable, l’inatteignable mont Olympe qui trônait, impérieux et solitaire dans ses fumées de théâtre. L’âge d’or était passé comme sèche l’herbe coupée dans les champs. Venait à présent celui du fer avec son arrière-goût de cuivre rouillé. Sous les flammes transparentes du vent à bouche de feu, le corps chenu de Ianos se dessécha jusqu’à n’être plus qu’un peu de cendre que l’oubli eut tôt fait de balayer dans le lointain.


© Thibault Marconnet
05/08/2014


Thibault Marconnet, Envol de la poussière, 2014

Labyrinthe

Thibault Marconnet, Minotaure doré, 2013



Simon a marché toute la nuit dans une épaisse forêt ainsi qu’un somnambule, le visage battu de pluie et de vent. Il fallait qu’il sorte, qu’il fuie. Quoi donc ? Cela, l’enfant ne le sait pas. Son cœur était trop lourd, il fallait qu’il batte la campagne pour s’alléger dans la marche, pour frotter son être aux éléments tourmentés. Le jour n’est pas encore levé et Simon, guidé par son instinct chemine vers le soleil.
Depuis les hautes frondaisons chargées d’eau, de grosses gouttes visqueuses viennent s’abattre sur ses épaules nues : la pluie est une mue de serpent qui recouvre son corps. En marchant sur un tapis de feuilles mortes, Simon sent le sol se dérober et il tombe violemment dans un trou, s’écorchant les mains dans sa chute. Il est dans un puits à moitié asséché : ses doigts errent sur la roche encore humide. L’eau rare et les feuilles pourries qui demeuraient au fond, ont atténué le choc. Au fond du puits, Simon voit une lueur squelettique émaner de la pierre, à peine plus grosse qu’un ver luisant. Un grincement joint sa voix à celle de la tempête et une anfractuosité s’entrouvre alors au sein de la paroi moussue. Prisonnier de cette bouche de pierre creusée dans la terre, Simon décide d’aller vers la faible lumière malgré la peur qui lui déchire le ventre.
Des torches pendues aux murs éclairent un long couloir. L’enfant pénètre dans l’inconnu. Des rats couinent à ses pieds : ils grouillent de partout mais ne mordent pas le jeune égaré, ce nouveau Thésée qui n’a ni épée ni fil d’Ariane pour tuer le Minotaure qui le guette peut-être au détour d’un boyau pierreux et sombre. Simon s’empare d’une torche : la flamme en est vacillante, on dirait qu’elle gémit comme un petit animal blessé. Au bout du couloir, plusieurs intersections. L’enfant ne sait qu’une chose : il veut marcher vers le soleil. Sa boussole est dans son âme alors il s’engouffre dans l’un des nombreux corridors qui lui font face. Sur les murs sont incrustés des fragments d’or qui luisent au baiser du feu. Une odeur âcre et fétide vient gifler les narines de Simon. Qu’importe, il s’avance dans la nuit en pèlerin du soleil. Le sol spongieux est parsemé de champignons noirs qui semblent autant de moines bénédictins en prière muette au sein de la pénombre. Des chants lointains se font entendre : un chorus de fantômes sans doute.
Parvenu à un embranchement, deux passages se présentent à lui. Simon ne sait lequel choisir. C’est sa vie qui est en jeu. Il se risque à emprunter le boyau de droite. La roche craque et c’est alors qu’il est propulsé au sol. Lorsqu’il ouvre péniblement ses yeux, un vieillard nu et malingre se tient voûté devant lui, l’air mauvais. Ses quelques dents pointues luisent ainsi que des crocs de bête. Comme un affamé, il se jette sur l’enfant. L’étreinte de son corps osseux étouffe Simon. Ce vivant squelette le recouvre de toute sa maigreur et commence à s’effriter puis tombe en poussière. Le petit être veut crier mais sa bouche est un ballon de colle. La torche tombée de ses mains s’éteint ainsi qu’une étoile morte et un linceul de silence se dépose sur son corps en fine cendre. Il ne bouge plus. Le vieillard n’est plus que de la poudre noire, une farine de ténèbres. L’enfant sent déjà sur ses lèvres la bouche cariée de la mort.
Apparaît alors un feu follet qui, de sa petite lueur verte, vient éclairer le visage immobile et bleu de l’enfant : la vie est en train de le quitter. Pour lui redonner un souffle de vie, le feu follet s’enfouit dans la bouche haletante. C’est alors que Simon parvient à ouvrir un œil, étire ses bras raidis puis se relève difficilement : ses membres le font atrocement souffrir. Il sait que pour vivre, pour tenir allumé en lui le feu de son âme, il doit rebrousser chemin et prendre l’autre voie, celle de gauche. Ses jambes peinent à le porter mais il y parvient. Sur son regard se promène une lumière qui grandit au fur et à mesure de son avancée. Des forces reviennent affluer dans son corps souffrant. Autour de lui, la roche est friable. Simon donne des coups de poing. Celle-ci tombe en miettes. Avec rage et ténacité, il réussit à creuser un trou et c’est à l’air libre qu’il s’extirpe enfin de cette gorge noire. La pluie a cessé, le vent s’est tu. Les oiseaux ainsi que de jeunes filles en fleurs entament un chant mélodieux. Une gueule de renard mord la chair blanche du ciel. Simon a fini son pèlerinage : le soleil est là qui embrasse à présent le corps sauvé de cet enfant perdu – que la lumière a retrouvé.


© Thibault Marconnet
02/07/2014


Thibault Marconnet, Chambre de lumière, 2013

Fernando Pessoa : "Le livre de l'intranquillité" (Extraits)



« 1. S’il pouvait penser, le cœur s’arrêterait. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 38)

« 6. J’ai demandé si peu à la vie – et ce peu, la vie me l’a refusé. Un rayon d’un reste de soleil, la campagne, un peu de calme avec un peu de pain, une conscience d’exister qui ne me soit pas trop douloureuse, et puis ne rien demander aux autres, ne rien me voir demander non plus. Cela même m’a été refusé, de même qu’on peut refuser une aumône non par manque de cœur, mais pour éviter d’avoir à déboutonner son manteau. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 43)

« 6. J’écris, plein de tristesse, dans ma chambre paisible, seul comme je l’ai toujours été, seul comme je le serai toujours. Et je me demande si ma voix – en apparence bien peu de chose – n’incarne pas la substance de milliers de voix, la faim de se dire de milliers de vies, la patience de millions d’âmes soumises, comme la mienne dans son destin quotidien, à leur rêve inutile, à l’espérance qui ne laisse pas de traces.
En de tels moments, mon cœur bat plus fort, conscient que je suis de son existence. Je vis plus, car je vis plus grand. Je sens dans ma personne une force religieuse, une sorte de prière, presque une clameur. Mais la réaction à mon encontre descend du haut de mon intellect… Je me vois dans mon quatrième étage de la rue des Douradores, spectateur de moi-même alourdi de sommeil ; je regarde, sur ma feuille de papier à moitié remplie, mon existence vaine et sans beauté, la cigarette à bon marché – tout ce que j’expose longuement sur ce sous-main usé. Moi, du haut de mon quatrième étage, interpellant la vie ! exprimant ce que ressent l’âme des autres ! et faisant de la prose, comme les génies et les célébrités ! Moi, ici, ni plus ni moins !... » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 43-44)

« 11. Nous ne nous accomplissons jamais.
Nous sommes deux abîmes face à face – un puits contemplant le Ciel. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 48)

 « 40. Pour moi, lorsque je vois un mort, la mort m’apparaît alors comme un départ. Le cadavre me fait l’impression d’un costume qu’on abandonne.
Quelqu’un est parti, sans éprouver le besoin d’emporter son seul et unique vêtement. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 70)

« 45. Vivre une vie cultivée et sans passion, au souffle capricieux des idées, en lisant, en rêvant, en songeant à écrire, une vie suffisamment lente pour être toujours au bord de l’ennui, suffisamment réfléchie pour n’y tomber jamais. Vivre cette vie loin des émotions et des pensées, avec seulement l’idée des émotions, et l’émotion des idées. Stagner au soleil en se teignant d’or, comme un lac obscur bordé de fleurs. Avoir, dans l’ombre, cette noblesse de l’individualisme qui consiste à ne rien réclamer, jamais, de la vie. Être, dans le tournoiement des mondes, comme une poussière de fleurs, qu’un vent inconnu soulève dans le jour finissant, et que la torpeur du crépuscule laisse retomber au hasard, indistincte au milieu de formes plus vastes. Être cela de connaissance sûre, sans gaieté ni tristesse, mais reconnaissant au soleil de son éclat, et aux étoiles de leur éloignement. En dehors de cela, ne rien être, ne rien avoir, ne rien vouloir… Musique de mendiant affamé, chanson d’aveugle, objet par un voyageur inconnu, traces dans le désert de quelque chameau avançant, sans charge et sans but… » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 75-76)

« 54. J’emporte avec moi la conscience de ma défaite, comme l’étendard d’une victoire. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 85)

« 58. Le milieu ambiant est l’âme des choses. Chaque chose possède une expression propre, et cette expression lui vient du dehors. Chaque chose résulte de l’intersection de trois axes, et ces trois axes composent cette chose : une certaine quantité de matière, la façon dont nous l’interprétons, et le milieu où elle se trouve. Cette table où j’écris est un morceau de bois, c’est aussi une table, et c’est un meuble parmi d’autres dans cette pièce. Si je veux traduire l’impression que me cause cette table, elle devra se composer des idées qu’elle est en bois, que j’appelle cet objet une table, en lui attribuant certains buts et usages, et qu’en elle se reflètent et s’insèrent, en la transformant, les objets qui, par leur proximité, lui confèrent une âme extérieure, ainsi que les objets posés sur elle. La couleur même qu’on lui a donnée, couleur aujourd’hui ternie, et jusqu’à ses taches et ses éraflures – tout cela, notons-le, lui est venu du dehors, et c’est cela qui, bien plus que son essence de morceau de bois, lui donne son âme. Et le plus intime de cette âme : le fait d’être une table, lui a été donné aussi de cet en-dehors : la personnalité.
Je pense donc que ce n’est pas une erreur – ni humaine, ni littéraire – que d’attribuer une âme aux choses que nous disons inanimées. Être une chose, c’est faire l’objet d’une attribution. Il est peut-être faux de dire qu’un arbre sent, qu’un fleuve “coule”, qu’un couchant est douloureux ou que la mer calme (bleue du ciel qu’elle ne possède pas) est souriante (grâce au soleil qui se trouve en dehors d’elle). Mais il est aussi erroné d’attribuer de la beauté à quoi que ce soit. Il est tout aussi faux d’attribuer aux choses couleur, forme et peut-être même existence. Cette mer, c’est de l’eau salée. Ce soleil couchant, c’est le moment où la lumière du soleil commence à décliner par telle longitude et sous telle latitude. Cet enfant qui joue devant moi est un amoncellement intellectuel de cellules – mieux encore, un assemblage rouages précis aux mouvements subatomiques, bizarre conglomérat électrique de millions de systèmes solaires en miniature.
Tout vient du dehors, et l’âme humaine à son tour n’est peut-être rien d’autre que le rayon de soleil qui brille et isole, du sol où il gît, ce tas de fumier qu’est notre corps.
On pourrait trouver peut-être toute une philosophie dans ces considérations, à condition d’avoir la force d’en tirer des conclusions. Je ne l’ai point ; je vois surgir, attentives, des idées vagues, sur des possibilités logiques, et tout se défait dans une vision de rai de soleil dorant un tas de fumier, comme de la paille humide obscurément broyée, jonchant un sol noirci auprès d’un mur de pierres grossières.
Je suis fait ainsi. Lorsque je veux penser, je vois. Lorsque je veux descendre au fond de mon âme, je m’arrête bientôt, l’esprit ailleurs, au début de la spirale que décrit le profond escalier, et regardant, par la fenêtre du dernier étage, le soleil dont l’adieu mouille de teintes fauves l’entassement confus des toits. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 88-89)

« 59. Chacun de nos rêves est toujours le même rêve, puisque ce ne sont que rêves. Que les Dieux me changent mes rêves, mais non pas le don de rêver. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 90)

« 59. Mes pauvres compagnons, qui rêvez tout haut, comme je vous envie et vous méprise ! Je me sens bien plus proche des autres – les plus pauvres, ceux qui n’ont personne d’autres qu’eux-mêmes à qui parler de leurs rêves, personne d’autre pour qui faire des vers, si seulement ils en écrivaient –, tous les pauvres diables qui n’ont d’autre littérature que leur âme, ni aucun livre d’aucune autre [?], et qui meurent étouffés du seul fait d’exister, sans avoir subi cet examen inconnu et transcendant qui seul habilite à vivre. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 91)

« 61. Il est noble d’être timide, glorieux de ne point savoir agir, grand de n’être pas doué pour vivre.
Si l’Ennui, qui est distanciation, et l’Art, qui est dédain, dorent d’un semblant de satisfaction notre [vie]…
Ces feux follets qu’engendre notre pourriture sont, du moins, une lumière au milieu de nos ténèbres.
Seul le malheur nous élève, et l’ennui, qui macère en son sein, est héraldique, à l’instar des descendants de lointains héros. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 92)

« 62. J’éprouve un dégoût physique pour l’humanité ordinaire ; c’est d’ailleurs la seule qui existe. Et la fantaisie me prend parfois d’approfondir ce dégoût, de même qu’on peut provoquer un vomissement pour soulager son envie de vomir. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 93)

« 62. Les intrigues, la médisance, le récit enjolivé de ce que l’on n’a jamais osé faire, la satisfaction que tous ces pauvres animaux habillés tirent de la conscience inconsciente de leur âme, la sexualité sans savon, les plaisanteries qui ressemblent à des chatouilles de singes, l’affreuse ignorance où ils sont de leur totale inimportance… Tout cela me fait l’effet d’un animal monstrueux et abject, composé, dans l’involontaire des songes, des croûtes humides du désir, des restes mâchouillés des sensations. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 94)

« 84. Si je veux exprimer que j’existe en tant qu’âme individualisée, je dirai : “Je suis moi.” Mais si je veux dire que j’existe comme entité, qui se dirige et se forme elle-même, et qui exerce de la façon la plus directe cette fonction divine de se créer soi-même, comment donc emploierai-je le verbe être, sinon en le transformant tout d’un coup en verbe transitif ? Alors, promu triomphalement, antigrammaticalement être suprême, je dirai : “Je me suis.” J’aurai exprimé une philosophie entière en trois petits mots. N’est-ce pas infiniment préférable à quarante phrases pour ne rien dire ? Que peut-on demander de plus à la philosophie et à l’expression verbale ? » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 114)

« 86. Je m’enfoncerai dans la brume, comme un homme étranger à tout, îlot humain détaché du rêve de la mer, navire doté de trop d’être, à fleur d’eau de tout. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 116)

« 90. L’infini se trouve dans une cellule comme dans le désert. La tête appuyé sur une pierre, on dort d’un sommeil cosmique. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 119)

« 91. Si le rêveur est supérieur à l’homme d’action, ce n’est pas que le rêve soit supérieur à la réalité. La supériorité du rêveur vient de ce que rêver est infiniment plus pratique que de vivre ; le rêveur tire donc de la vie un plaisir beaucoup plus grand et plus varié que l’homme d’action. En d’autres termes – plus clairs et plus directs –, c’est le rêveur qui est l’homme d’action. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 121)

« 103. Je cultive ma haine de l’action comme une fleur de serre. Je me flatte moi-même de ma dissidence envers la vie. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 133)

« 104. Aucune idée brillante ne peut être mise en circulation sans qu’on y ajoute quelque élément de stupidité. La pensée collective est stupide parce qu’elle est collective : rien ne peut franchir les barrières du collectif sans y laisser, comme une dîme inévitable, la plus grande part de ce qu’elle comportait d’intelligent. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 134)

« 107. Je suis de ces âmes que les femmes disent aimer, et qu’elles ne reconnaissent jamais quand elles les rencontrent ; de ces âmes que, si elles les reconnaissaient, elles ne reconnaîtraient pas pour autant. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 136)

« 112. Nous n’aimons jamais vraiment quelqu’un. Nous aimons uniquement l’idée que nous nous faisons de quelqu’un. Ce que nous aimons, c’est un concept forgé par nous – et en fin de compte, c’est nous-mêmes. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 139-140)

« 112. Vivre, c’est ne pas penser. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 140)

« 116. Écrire, c’est oublier. La littérature est encore la manière la plus agréable d’ignorer la vie. La musique nous berce, les arts visuels nous stimulent, les arts vivants (tels que la danse et le spectacle) nous divertissent. La première, cependant, s’éloigne de la vie, car elle en fait un sommeil ; les seconds, en revanche, ne s’éloignent pas de la vie – les uns parce qu’ils ont recours à des formules visuelles, donc vitales, les autres parce qu’ils vivent de la vie humaine elle-même.
Ce n’est pas le cas de la littérature, qui, pour son compte, simule la vie. Un roman, c’est l’histoire de quelque chose qui ne s’est jamais passé, et un drame est un roman sans narration. Un poème est l’expression d’idées ou de sentiments coulés dans un langage que personne n’emploie, car personne ne parle en vers. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 142-143)

« 117. J’ai entendu un enfant dire un jour, pour suggérer qu’il était sur le point de pleurer, non pas “J’ai envie de pleurer”, comme l’eût dit un adulte, c’est-à-dire un imbécile, mais : “J’ai envie de larmes.” Et cette phrase, totalement littéraire, au point qu’on la trouverait affectée chez un poète célèbre (s’il s’en trouvait un pour l’écrire), se rapporte directement à la chaude présence des larmes jaillissant sous les paupières, conscientes de cette amertume liquide. “J’ai envie de larmes” ! (…) Dire ! Savoir dire ! Savoir exister par la voix écrite et l’image mentale ! La vie ne vaut pas davantage : le reste, ce sont des hommes et des femmes, des amours supposées et des vérités factices, subterfuges de la digestion et de l’oubli, êtres s’agitant en tous sens – comme ces bestioles sous une pierre qu’on soulève – sous le vaste rocher abstrait du ciel bleu et dépourvu de sens. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 143-144)

« 121. Comme tous les êtres doués d’une grande mobilité mentale, j’éprouve un amour organique et fatal pour la fixité. Je déteste les nouvelles habitudes et les endroits inconnus. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 146)

« 123. Je pourrais m’en aller chercher la richesse en Orient, mais non point la richesse de l’âme, parce que cette richesse-là, c’est moi-même, et que je suis là où je suis, avec ou sans Orient. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 147)

« 123. Éternels passagers de nous-mêmes, il n’est pas d’autre paysage que ce que nous sommes. Nous ne possédons rien, car nous ne nous possédons pas nous-mêmes. Nous n’avons rien parce que nous ne sommes rien. Quelles mains pourrais-je tendre, et vers quel univers ? Car l’univers n’est pas à moi : c’est moi qui suis l’univers. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 148)

« 124. Le désir de comprendre, qui remplace chez tant d’âmes nobles le désir d’agir, appartient à la sphère de la sensibilité. Substituer l’intelligence à l’énergie, rompre le lien entre la volonté et l’émotion, en ôtant tout intérêt aux actes de la vie matérielle – voilà ce qui, une fois obtenu, vaut plus que la vie même, car il est bien difficile de la posséder entièrement, et si triste de ne la posséder que partiellement.
Les Argonautes disaient qu’il est nécessaire de naviguer, mais non point de vivre. Argonautes nous-mêmes d’une sensibilité maladive, disons qu’il est nécessaire de sentir, mais non pas de vivre. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 149-150)

« 127. Je ne m’indigne pas, car l’indignation est le fait des âmes fortes ; je ne me résigne pas, car la résignation est le fait des âmes nobles ; je ne me tais pas non plus, car le silence est le fait des grandes âmes. Or, je ne suis ni fort, ni noble, ni grand. Je souffre et je rêve. Je me plains parce que je suis faible et, comme je suis artiste, je me distrais en tissant des plaintes musicales et en disposant mes rêves de la façon qui plaît le mieux à l’idée que je me fais de leur beauté.
Je regrette seulement de ne pas être un enfant (je pourrais croire à mes rêves), ni un fou (je pourrais écarter de mon âme tous ceux qui m’assiègent). » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 152)

« 138. L’expérience de la vie n’enseigne rien, de même que l’histoire ne nous informe sur rien. La véritable expérience consiste à restreindre le contact avec la réalité, et à intensifier l’analyse de ce contact. Ainsi la sensibilité vient-elle à se développer et à s’approfondir, car tout est en nous-mêmes ; il nous suffit de le chercher, et de savoir le chercher.
Qu’est-ce que voyager, et à quoi cela sert-il ? Tous les soleils couchants sont des soleils couchants ; nul besoin d’aller les voir à Constantinople.
Cette sensation de libération, qui naît des voyages ? Je peux l’éprouver en me rendant de Lisbonne à Benfica, et l’éprouver de manière plus intense qu’en allant de Lisbonne jusqu’en Chine, car si elle n’existe pas en moi-même, cette libération, pour moi, n’existera nulle part. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 159-160)

« 155. J’écris en me berçant, comme une mère folle berçant son enfant. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 176)

« 157. Certaines métaphores sont plus réelles que les gens qu’on voit marcher dans la rue. Certaines images, au détour de certains livres, vivent avec plus de netteté que bien des hommes et bien des femmes. Certaines phrases littéraires ont une personnalité absolument humaine. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 178)

« 159. Je ne connais pas de plus grand plaisir, dans toute mon existence, que celui de pouvoir dormir. L’abolition intégrale de la vie et de l’art, l’éloignement total de tout ce qui est êtres et gens, la nuit sans mémoire et sans illusions – et n’avoir plus enfin, ni passé ni avenir… » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 180)

« 160. Toute cette journée, remplie de désolation avec ses nuages tièdes et légers a été occupée par l’annonce d’une révolution. Ce genre de nouvelles, vraies ou fausses, me cause toujours un malaise particulier, mélange de dédain et de nausée physique. Cela me fait mal à l’intelligence, que quelqu’un puisse s’imaginer qu’il va changer quoi que ce soit en s’agitant. La violence, quelle qu’elle soit, a toujours représenté pour moi une forme hagarde de la bêtise humaine. Et puis tous les révolutionnaires sont stupides comme le sont, quoique à un degré moindre, parce que moins gênants, tous les réformateurs.
Qu’on soit révolutionnaire ou réformateur, l’erreur est la même.
Impuissant à dominer et à réformer sa propre attitude envers la vie, qui est tout, ou son être lui-même, qui est presque tout, l’homme cherche une échappatoire en essayant de changer les autres et le monde extérieur.
Tout révolutionnaire, tout réformateur est un évadé. Combattre, c’est être capable de se combattre. Réformer, c’est être incapable de s’améliorer. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 181)

« 163. Raconter, c’est créer, car vivre ce n’est qu’être vécu. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 184)

« 165. Je me souviens avec une tristesse ironique, d’une manifestation ouvrière, dont j’ignore le degré de sincérité (car j’admets toujours difficilement la sincérité des mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu seul avec lui-même qui pense réellement, et lui seul). C’était un groupe compact et désordonné d’êtres stupides en mouvement, qui passa en criant diverses choses devant mon indifférentisme d’homme étranger à tout cela. J’eus soudain la nausée. Ils n’étaient même pas assez sales. Ceux qui souffrent véritablement ne se rassemblent pas en troupes vulgaires, ne forment pas de groupes. Quand on souffre, on souffre seul. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 185)

« 171. Un homme doté de la véritable sagesse peut savourer le spectacle du monde entier en restant assis sur sa chaise, sans même savoir lire, sans parler à quiconque, rien que par l’usage de ses sens et grâce à une âme ignorant ce que c’est que d’être triste.
Monotoniser la vie, pour qu’elle ne soit jamais monotone. Rendre anodin le quotidien, pour que la plus petite chose nous devienne une distraction. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 192-193)

« 175. À l’heure actuelle, le monde appartient aux imbéciles, aux agités et aux sans-cœur.
On s’assure aujourd’hui le droit de vivre et de réussir par les mêmes moyens, pratiquement, que ceux qui vous assurent le droit d’être interné dans un asile : l’incapacité de penser, l’amoralité et la surexcitation. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 196-197)

« 188. L’homme commun, si dure que soit pour lui l’existence, connaît au moins le bonheur de ne pas y penser. Vivre la vie extérieurement, la vivre au fil des jours, comme font les chats ou les chiens – ainsi font les hommes ordinaires, et c’est ainsi qu’il faut vivre la vie pour pouvoir compter au moins sur la satisfaction des chats et des chiens. Penser revient à détruire. Le processus de la pensée y voue la pensée elle-même, car penser, c’est décomposer. Si les hommes savaient méditer sur le mystère de la vie, s’ils savaient ressentir les mille complexités qui guettent l’âme, à chaque pas, dans toute action – ils n’agiraient jamais, ils n’oseraient même pas vivre. Ils se tueraient plutôt de peur, comme les gens qui se suicident pour ne pas être guillotinés le lendemain. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 206)

« 194. J’éprouve une grande lassitude au centre de mon cœur. Celui que je n’ai jamais été me désole, et je ne sais quelle sorte de nostalgie naît de mon souvenir de lui. Je suis tombé, en me heurtant aux espoirs et aux certitudes, et avec moi tous les soleils couchants. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 211)

« 197. Le temps ! Le passé ! Soudain quelque chose – un parfum senti par hasard – soulève en mon âme le bâillon qui étouffait mes souvenirs… Tout ce que j’ai été et ne serai jamais plus ! Tout ce que j’ai été et n’aurai plus jamais ! Et les morts ! Ces morts qui m’ont aimé tout enfant !
Quand je les évoque, toute mon âme se glace et je me sens banni des cœurs humains, seul dans la nuit de moi-même, et pleurant tel un mendiant, le silence clos de toutes les portes. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 214)

« 209. Écrire, c’est objectiver nos rêves, c’est créer un monde extérieur qui nous offre la récompense [?] évidente de notre tempérament d’écrivain. Publier, c’est apporter ce monde extérieur aux autres ; mais à quelle fin, si le seul monde extérieur que nous possédions en commun, eux et nous, c’est le “monde extérieur” réel, celui de la matière, du monde visible et tangible ? Mais les autres, qu’ont-ils donc en commun avec le monde que je porte en moi ? » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 227)

« 215. Je n’ai jamais appris à exister. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 231)

« 215. Je voudrais que la lecture de ce livre vous laisse l’impression d’avoir traversé un cauchemar voluptueux. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 231)

« 222. Brusquement, une clarté formidable a volé en éclats. Elle a tout pétrifié, dans les cerveaux comme dans la maison. Tout s’est pétrifié, d’un seul coup. Les cœurs ont cessé de battre un instant. Nous sommes tous des gens très sensibles. Le silence est terrifiant, comme s’il y avait eu mort d’homme. Le son grandissant de la pluie soulage enfin comme si en elle coulaient les larmes de tout. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 237)

« 223. Le glaive d’un éclair blafard a voltigé obscurément dans la vaste pièce. Et le son attendu, gorgée longuement retenue, a explosé en migrant vers les profondeurs. Le bruit de la pluie a éclaté en sanglots, comme des pleureuses dans l’intervalle des phrases. Des sons légers se sont détachés plus nettement, inquiets, dans la maison. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 238)

« 225. Qui donc me sauvera d’exister ? Ce n’est pas la mort que je veux, ni la vie : mais cet autre chose qui luit au fond de mon désir angoissé, comme un diamant imaginé au fond d’une caverne dans laquelle on ne peut descendre. C’est tout le poids, toute la douleur de cet univers réel et impossible, de ce ciel, étendard d’une armée inconnue, de ces tons pâlissant lentement dans un air fictif, où le croissant d’une lune imaginaire émerge dans une blancheur électrique et figée, découpé en bords lointains et insensibles.
C’est le manque immense d’un Dieu véritable qui est ce cadavre vide, cadavre du ciel profond et de l’âme captive. Prison infinie – et parce que tu es infinie, nulle part on ne peut te fuir ! » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 239-240)

« 254. (…) nier l’existence (…) de Dieu, me semble l’une de ces imbécillités qui affectent sur un point l’intelligence d’hommes qui, sur tous les autres points, peuvent fort bien être des esprits supérieurs – comme il arrive aux gens qui se trompent dans leurs additions, ou encore (et pour mettre en jeu l’intelligence de la sensibilité) aux gens qui ne sont pas sensibles à la musique, à la peinture ou à la poésie. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 264)

« 254. On ne peut nier l’existence du mal, mais on peut se refuser à admettre que l’existence même du mal soit mauvaise. Je reconnais que le problème demeure, mais s’il demeure, c’est que notre imperfection demeure. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 265)

« 255. Tout ce que nous pouvons dire ou faire, penser ou sentir, porte un même masque, revêt un même travesti. Nous avons beau ôter les costumes endossés, nous ne parvenons jamais à la nudité, car la nudité est un phénomène de l’âme, et non pas un simple déshabillage. Ainsi, vêtus d’âme et de corps, avec nos multiples costumes nous collant à la peau comme les plumes aux oiseaux, nous vivons heureux ou malheureux, ou sans même savoir ce que nous sommes, le court espace de temps que nous donnent les dieux pour les amuser, tels des enfants jouant à des jeux parfaitement sérieux. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 267)

« 256. J’ai toujours éprouvé une répugnance presque physique pour les choses secrètes – les intrigues, la diplomatie, les sociétés secrètes, l’occultisme. (…) Ce qui m’impressionne le plus chez (…) ces grands connaisseurs de l’invisible, c’est que, lorsqu’ils écrivent pour nous conter ou suggérer leurs fameux mystères, ils écrivent tous fort mal. Mon entendement s’offusque de constater qu’un homme capable de maîtriser le Diable n’est pas capable de maîtriser la langue portugaise. Pourquoi le commerce avec les démons serait-il plus aisé que le commerce avec la grammaire ? » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 267)

« 258. Avoir touché les pieds du Christ, ce n’est pas une excuse pour faire des fautes de ponctuation.
Si quelqu’un n’est capable de bien écrire que lorsqu’il est ivre, je lui dirai : Enivrez-vous. Et s’il me répond que cela lui fait mal au foie, je lui dirai : Qu’est-ce donc que votre foie ? C’est une chose morte qui ne vit qu’aussi longtemps que vous vivez, alors que les poèmes que vous pourrez écrire vivront sans un quelconque “aussi longtemps”. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 269)

« 260. Nous ne pouvons nous dérober, quoi que nous en ayons, à la fraternité universelle. Nous nous aimons tous les uns les autres, et le mensonge est le baiser que nous échangeons. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 272)

« 263. (…) l’ennui c’est cela : la perte, pour l’âme, de sa capacité à se mentir, le manque, pour la pensée, de cet escalier inexistant par où elle accède, fermement, à la vérité. » (in Le livre de l’intranquillité, p. 276)

« 270. L’art nous délivre de façon illusoire, de cette chose sordide qu’est le fait d’exister. » (in Le livre de l’intranquillité, p. 280)

« 270. Posséder, c’est perdre. Sentir sans posséder, c’est conserver, parce que c’est extraire de chaque chose son essence. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 281)

« 274. Ah ! quelle erreur crasse, quelle erreur douloureuse que cette distinction, établie par les révolutionnaires, entre les bourgeois et le peuple, ou les nobles et le peuple, ou gouvernants et gouvernés ! La distinction réelle se fait entre adaptés et inadaptés : le reste est littérature, et mauvaise littérature. Le mendiant, s’il est adapté, peut être roi demain : mais il aura dès lors perdu sa qualité distinctive de mendiant. Il aura franchi la frontière, et perdu sa nationalité. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 283)

« 283. La liberté, c’est la possibilité de s’isoler. Tu es libre si tu peux t’éloigner des hommes et que rien ne t’oblige à les rechercher, ni le besoin d’argent, ni l’instinct grégaire, l’amour, la gloire ou la curiosité, toutes choses qui ne peuvent trouver d’aliment dans la solitude et le silence. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 290)

« 303. Le monde appartient à ceux qui ne ressentent rien. La condition essentielle pour être un homme pratique, c’est l’absence de sensibilité. (…) il est deux choses qui entravent l’action : la sensibilité et la pensée analytique, qui n’est elle-même rien d’autre, en fin de compte, qu’une pensée douée de sensibilité. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 305)

« 310. Mon âme est un orchestre caché ; je ne sais de quels instruments il joue et résonne en moi, cordes et harpes, timbales et tambours. Je ne me connais que comme symphonie. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 311)

« 310. Tout effort est un crime, parce que toute action est un rêve mort. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 311)

« 310. Tout plaisir est un vice – car rechercher le plaisir, c’est ce que fait tout le monde dans la vie, et le seul vice vraiment noir, c’est de faire comme tout le monde. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 312)

« 313. Je m’irrite du bonheur de tous ces gens qui ne savent pas qu’ils sont malheureux. Leur vie humaine est remplie de faits qui constitueraient une série de tourments sans fin pour une sensibilité véritable. Mais comme leur vraie vie est purement végétative, ce qu’ils subissent passe sur eux sans toucher leur âme, et leur existence, en fin de compte, ne peut être comparée qu’à celle d’un homme qui serait affligé d’une rage de dents, mais qui posséderait aussi une grande fortune – cette authentique fortune de vivre sans même s’en apercevoir ; c’est là le don le plus précieux que puissent nous faire les dieux, car il nous rend semblables à eux et supérieurs, comme eux (quoique de manière différente), à la joie comme à la douleur.
C’est pourquoi, malgré tout, je les aime tant, mes chers végétaux ! » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 314)

« 316. Nous avons tous en nous un côté parfaitement méprisable. Chacun de nous porte un crime – celui qu’il a déjà commis, ou bien le crime que son âme lui demande de commettre. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 315)

« 317. Je considère comme m’appartenant davantage, comme plus proches par la parenté et l’intimité, certains personnages décrits dans les livres, certaines images que j’ai connues sous la forme de gravures, que bien des personnes que l’on dit réelles, et qui relèvent de cette inutilité métaphysique que l’on appelle de chair et d’os. Et ce de chair et d’os, en fait, les décrit fort bien : on dirait des choses découpées, posées sur l’étal marmoréen de quelque boucherie, morts saignantes comme des vies, côtelettes et gigots du destin. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 316)

« 399. J’éprouve une nausée physique, montant du fond de l’estomac, à l’égard des rêveurs d’idéals [?] – socialistes, altruistes, humanitaires en tout genre. Ce sont des idéalistes sans idéal, des penseurs sans pensée. Ils recherchent la surface de la vie pour obéir à la fatalité des tas d’ordures qui dérivent à fleur d’eau et se croient beaux parce que les coquillages vides dérivent à fleur d’eau, eux aussi. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 385)

« 482. Se mouvoir, c’est vivre ; se dire, c’est survivre. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 450)

« Qu’au comble de l’angoisse on découvre enfin le jour, et si l’on ne découvre aucun jour, que ce jour-là soit tout de même celui que l’on découvre ! » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, Notre-Dame du Silence, p. 464)

« C’est par la mort que nous vivons, car si nous sommes vivants aujourd’hui, c’est uniquement parce que nous sommes morts à hier. C’est la mort que nous attendons, car si nous pouvons croire à demain, c’est parce que nous sommes assurés de la mort d’aujourd’hui. C’est par la Mort que nous vivons quand nous rêvons, car rêver c’est nier la vie. C’est par la mort que nous mourons lorsque nous vivons, car vivre c’est nier l’éternité ! La Mort nous guide, la mort nous cherche, la mort nous accompagne. Tout ce que nous possédons, c’est la mort, tout ce que nous désirons, c’est la mort, tout ce que nous souhaitons désirer, c’est la mort. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, Marche funèbre pour le roi Louis II de Bavière, p. 476-477)

« Un Homère ou un Milton n’ont pas plus de pouvoir qu’une comète venant heurter la terre. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, Marche funèbre pour le roi Louis II de Bavière, p. 479)

« Je sens le poids de toute ma vie morte, de tous mes songes vains, de tout ce qui a été mien sans jamais m’appartenir, dans le bleu de mes ciels intérieurs, dans ce bruissement visuel des fleuves coulant dans mon âme, dans la vaste quiétude agitée de ces champs de blé que je vois sans les voir. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, Marche funèbre pour le roi Louis II de Bavière, p. 482)

« L’amour veut la possession – sans savoir ce que c’est. Si je ne m’appartiens pas, comment pourrais-je t’appartenir, ou toi-même m’appartenir ? Si je ne possède pas mon être même, comment pourrais-je posséder un être qui m’est étranger ? Je suis moi-même différent de celui auquel je suis semblable : comment pourrais-je être semblable à celui dont je suis différent ? » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, L’Amant visuel, p. 489)

« À l’instar de notre ombre, la vie nous poursuit. Et l’ombre ne disparaît que lorsque tout est devenu ombre. La vie ne cesse de nous poursuivre que lorsque nous nous abandonnons à son mouvement.
Ce qu’il y a de plus douloureux dans le rêve, c’est qu’on n’existe pas. En fait on ne peut pas rêver.
Qu’est-ce que posséder ? Nous n’en savons rien ; dès lors, comment souhaiter posséder quoi que ce soit ? Vous me direz que nous ignorons ce que c’est que de vivre – et que nous vivons… Mais vivons-nous réellement ? Vivre sans savoir ce qu’est la vie, est-ce là vivre ? » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, L’Amant visuel, p. 490-491)

« Vis ta vie. Ne sois pas vécu par elle. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, De l’art de bien rêver, p. 496)

« Ma sensibilité est celle d’une flamme au vent. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 507)

« Ma vie est une fièvre perpétuelle, une soif renouvelée sans cesse. La vie réelle m’accable comme une journée de grande chaleur. Et sa façon de m’accabler ne manque pas d’une certaine bassesse. » Fernando Pessoa (in Le livre de l’intranquillité, p. 519)



Fernando Pessoa