Thibault Marconnet, Les marais du crépuscule, 2014 |
Lorsqu’ils
furent enfantés de la terre glaise, les êtres vivants créés par les dieux en
guise de passe-temps, n’avaient aucune connaissance de l’âge d’or qui les
précédait. Mais au tréfonds de leur cœur, une sourde nostalgie grandissait,
toute embaumée de parfums célestes et lointains. Cette naissance du sein de la
terre préfigurait déjà leur mort à venir. Nés avec un goût terreux dans la
bouche, ils surent très tôt qu’aucune immortalité ne leur avait été conférée.
Leur berceau premier serait également leur tombeau. Ces hommes vivaient auprès
de bêtes hostiles, de celles qui n’avaient pu être domestiquées et dont la
menace mortelle planait sur leurs maigres vies. Une immense solitude pesait sur
leurs épaules ainsi qu’un manteau de bronze. Les dieux ne se montraient plus
aux mortels : ils passaient leur temps à festoyer dans l’épaisse brume du
mont Olympe, invisibles aux hommes, sourds à tout appel. Cette absence était
vécue comme un abandon et chacun errait, nourrissons désemparés que l’on vient
d’arracher au sein maternel ; tentant de cultiver en vain une terre ingrate,
leurs dos rougis de sueur et de sel déchirés par les serres de l’implacable
soleil. Certains eurent alors l’idée de flatter les dieux afin que ceux-ci ne
les délaissent plus. Très tôt, ils confectionnèrent de modestes figurines
d’argile à l’image de leurs divinités, pétrifiées dans le silence et l’oubli
des hommes.
Dans
les poitrines, le cœur pesait plus lourd qu’une pierre. Chaque matin, il
fallait peiner dans le rouge brasier du globe de feu et la terre se montrait
avare à donner ses fruits ainsi qu’une femme infertile. Sous le plomb bleu du
ciel, les hommes pleuraient de fatigue ; les femmes, dans de longues
plaintes douloureuses de bêtes qu’on égorge, donnaient naissance à de petits
mortels bruns de sang dont la bouche aux plis déjà amers et ridés rappelaient
le visage desséché des vieilles pleureuses.
Un
petit enfant naquit dans ce monde de souffrances. Présidait à chaque naissance
une assemblée de vieillards dont les corps faméliques tentaient vainement de
remplir d’amples robes rouges râpées par le temps. Du pouce, chacun d’eux
déposait du sable dans la petite tranchée des lèvres enfantines couleur de
cendres. C’est ainsi que tout nouveau petit mortel était baptisé : par la
brûlure coupante du sable, par ce goût d’éternité et de ruines.
Le
nouveau-né qui poussa des cris de détresse ce jour-là, fut nommé Ianos :
il était fils d’un berger à la peau olivâtre tannée de soleil et d’une lavandière
aux seins fatigués, aux doigts flétris. Lorsqu’il atteignit sa majorité,
indifférent à toute plainte maternelle de même qu’à tout avis contraire de la
communauté, il décida de partir pour le mont Olympe à la recherche des dieux
murés dans leur immémoriale absence. Longues furent les années de son errance.
Au cours de son périple, des pluies froides cinglèrent ses épaules nues ;
il trébucha sur de la rocaille plus coupante que des tessons de verre et ses
pieds furent en sang plus d’une fois. Tenace, il ne pouvait cependant abandonner
sa quête. Il eut à affronter des fauves ; de lourds flocons de neige le
mordirent comme autant de petites dents pointues. Au milieu de toutes ses
douleurs, Ianos pensait souvent à ses parents. À quoi bon ce voyage ?
Pourquoi souffrir ainsi et qu’étaient donc ces braises blanches, ce froid
grésil qui tombait du ciel ?
Le
temps passa : Ianos était un vieil homme désormais et les siens, sans
doute tous calfeutrés à l’étroit dans la bouche noire de la terre. Chaque fois
qu’il pensait parvenir au mont Olympe, celui-ci fuyait toujours plus loin à
l’horizon ainsi qu’une désespérante Fata
Morgana. Son pèlerinage semblait aussi fastidieux et impossible que de
vouloir capturer le soleil à mains nues.
Un
matin, les jambes de Ianos ne le portèrent plus. Dans son long exil, il n’avait
rencontré que faim, poussière, rochers et amertume. Il devint aussi silencieux
que les pierres, adoptant ce même langage sourd. Son corps était plus sec, noir
et branlant que celui d’un arbre au sortir d’un incendie. Il fit encore
quelques pas puis s’effondra, vieux tas d’ossements inutiles. Lorsque ses yeux
se fermèrent devant le grand vide bleu du ciel, il entraperçut une dernière
fois l’imprenable, l’inatteignable mont Olympe qui trônait, impérieux et
solitaire dans ses fumées de théâtre. L’âge d’or était passé comme sèche
l’herbe coupée dans les champs. Venait à présent celui du fer avec son
arrière-goût de cuivre rouillé. Sous les flammes transparentes du vent à bouche
de feu, le corps chenu de Ianos se dessécha jusqu’à n’être plus qu’un peu de
cendre que l’oubli eut tôt fait de balayer dans le lointain.
© Thibault Marconnet
05/08/2014
Thibault Marconnet, Envol de la poussière, 2014 |
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