« Idées sur idées, images sur images, mots sur mots, l’esprit
fonctionne comme un moulin, où repasse sans être reconnu le grain déjà broyé. »
Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen,
p. 155)
« Les points saillants d’une vie ne sont pas toujours ceux qu’on
suppose. Même l’entourage intime est-il toujours bien renseigné ?... Le plus
mal renseigné parfois. » Paul Gadenne (in La
plage de Scheveningen, p. 159)
« Comme les enfants qui s’endorment en racontant une histoire,
Guillaume avait peu à peu l’impression de tomber dans un trou. Il lui sembla,
ayant dit ces mots, que commençait un très long silence, et peut-être un très
long sommeil, car il cessa de voir le creux d’ombre entre les deux lits, et le
grand bras mutilé que la lune étendait sur eux.
À Irène qui l’écoutait sa voix
parut surgir de l’autre côté d’une rivière. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 160-161)
« […] – Je crois, dit-il, que la difficulté vient de ce que je n’arrive
pas à considérer les hommes, quels qu’ils soient, comme de purs matériaux de
l’histoire… Il me semble, au contraire, que l’histoire ne peut prendre sens
qu’à partir d’eux… » Paul Gadenne (in La
plage de Scheveningen, p. 169)
« Arnoult pensa aux petits personnages que Ruysdaël avait représentés
sur la “Plage de Scheveningen”. Leur mort ne paraissait pas du tout pouvoir
faire l’objet d’un problème. Les années, les siècles passent, le même rayon de
soleil transperce éternellement les nues, la plage répond au même assaut des
vagues, les mêmes petits personnages sont toujours là, noyés dans l’immensité,
le poudroiement du sable, et personne ne se demande leur nom. » Paul Gadenne
(in La plage de Scheveningen, p. 172)
« La fleur, se dit-il, est chose vivante, et parmi les choses vivantes
une des plus exquises, et comme telle une de celles qui pourrit le plus
rapidement si on la détache de son sol. Dans cent ans, le soleil brûlera ce
ravin comme aujourd’hui, et nos pensées, ces pensées qui nous font nous aimer
et nous battre, seront évanouies entre les arbres. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 172-173)
« On m’avait assez dit, avant, que nous ne vivions pas pour quelques
minutes exceptionnelles : mes rapports toujours incomplets, toujours
fulgurants, avec les êtres, m’avaient persuadé du contraire, et je savais qu’il
faut édifier sa vie sur des éclairs. On m’avait dit que les êtres changent,
qu’une année, que dix années les changent, les marquent, les creusent, qu’on ne
retrouve jamais ceux qu’on a quittés, – mais j’avais retrouvé Stéphane enfoncé
dans ses habitudes et ses cache-nez, José dans son éternel pardessus, et Irène
non pas avancée dans l’épaisse matière des années, mais reculée, rajeunie,
libérée ; et j’avais eu tout à coup l’impression, en la conduisant à travers ce
bois, vers la grande bâtisse qu’on m’avait signalée à la lisière, de vivre les
premières minutes d’une rencontre. Malgré mon grand désir de l’embrasser, je
savais que cela eût été aussi sot, ou aussi dangereux, que d’embrasser une
femme avec qui l’on vient de faire un trajet en autobus. Pour le moment, rien
ne me paraissait plus important, plus urgent, que de faire entendre à Irène le
son de ma voix, le son de certaines pensées qu’elle n’avait jamais soupçonnées
en moi, qu’elle n’avait jamais soupçonnées peut-être. Ce moment était mon
premier sursis, non depuis la guerre, qui avait changé peu de chose à ma vie,
mais depuis six ans, et il fallait profiter de ce sursis, qui serait unique,
pour me faire entendre. Etais-je sincère quand je déclarais que les
explications étaient vaines ? Je n’avais pu me persuader complètement, en six
ans, de la vanité de toute explication. La vue, le contact d’Irène ravivaient
une douleur : celle de n’avoir pas été compris, d’avoir été jugé à faux. Les
coupables ont peur d’être jugés ; pour moi je pouvais me rendre compte que,
depuis six ans, je n’avais, consciemment ou non, aspiré qu’à une chose, être
mis en présence de mon juge, affronter ou subir son regard, – et je n’avais eu
d’autre malheur que de savoir que mon juge me fuyait. J’avais pu, moyennant certaines
drogues – et en particulier cette action dont on parle tant – oublier ce besoin
central sans quoi je n’étais plus rien qu’un cerveau et un paquet de membres.
Maintenant, la vue d’Irène, en me rendant l’enchantement, me rendait la torture
; mon être était restitué à lui-même. Je ne pouvais pas tolérer qu’Irène
gardât, comme elle semblait le faire, certaines pensées qu’elle avait eues de
moi. Il me semblait que le monde ne pouvait pas continuer ainsi. Ces six ans ne
m’avaient pas déshabitué du besoin de la justice. Je voulais qu’on m’entende.
J’avais besoin de clamer ; et si ce bois à la lisière duquel nous étions avait
été forêt, il n’aurait pas encore suffi à mon cri. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 104-105)
« […] – Eh bien, je ne crois pas du tout, dit-il, à cette lutte du bien
et du mal telle que tu la conçois, à cette répartition des bons et des méchants
suivant les camps, à aucune répartition quelle qu’elle soit au cours de notre
vie sur terre. Je crois qu’une telle répartition, un tel jugement ne pourraient
être que l’œuvre de Dieu, et que c’est parce que nous avons perdu Dieu que nous
appliquons ces catégories à tort et à travers. S’il y a une lutte entre le bien
et le mal, c’est à l’intérieur de tout homme, voyons, de toute idée, – et,
notons-le, de tout parti ! Et c’est bien pour cela, tu le sens, que tout ce qui
touche aux partis est suspect. Il serait trop facile, voyons, de s’inscrire ici
ou là pour avoir le privilège de toutes les vertus. Crois-moi, le bien ne s’est
incarné qu’une seule fois, – il y a deux mille ans. Et si l’Ange vient un jour
pour marquer ta porte d’un signe, ce sera pour tes vices ou tes vertus, pour le
bien ou le mal absolus, pour le pur ou l’impur de ta conduite, c’est-à-dire, en
fin de compte, pour ta relation à Dieu. Et non pour la bannière humaine au
service de laquelle tu auras mis tes vices et tes vertus. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 175)
« […] – Tu m’excuseras, dit
Arnoult, mais même si tu me prouvais en ce moment que l’homme est seul… Oui,
néant pour néant, je préfère le néant complet… Si je ne puis compter sur une
pensée juste, aimante, connaissant la raison intime de mes faits et gestes, en
somme sur la mémoire de Dieu, eh bien, je préfère ne compter sur rien,
j’abandonne à l’instant toute prétention, je ne veux pas être autre chose
qu’une poussière à la surface d’une poussière, – cette poussière d’astres que
du moins j’aurai passionnément aimée. Si ces hommes devant nous n’ont pu
compter au moment de mourir sur la mémoire de Dieu, ces noms et ces dates sur
leurs tombes sont de trop, ils nous mentent, ils troublent inutilement notre
néant. Et ces tombes elles-mêmes sont de trop ! Si le monde continue à être ce
qu’il est, Hersent, nous n’aurons plus besoin de cimetières, plus besoin d’aligner
des tombes. Nous referons des charniers. […]
– Solitude pour solitude,
reprit-il devant le silence d’Hersent, celle de l’humanité entière prise dans
le cours de son histoire ne vaut pas mieux que celle d’un homme pris en
particulier. Accepterais-tu de passer ta vie dans une prison ? De passer ta vie
sans témoin ?... Sans l’espoir d’un témoin, d’un regard sur toi, tu meurs ; et
tous les gestes, les pensées de ce prisonnier qu’est chacun de nous ne vont
qu’à invoquer, à susciter un témoin hors des murs entre lesquels nous vivons,
et quelquefois hors de notre époque. Sans quoi on ne s’apercevrait même plus
qu’on est en prison, hein, et il n’y aurait pas de différence entre la vie et
la mort. Le bourreau qui viendrait nous appeler au petit matin, qu’est-ce qu’il
changerait à notre sort ? Rien. Absolument rien. Une fourmi écrasée, voilà ce
que ce serait. Quelque chose de si accablant, de si inexistant qu’il n’y aurait
même pas de quoi crier. Si l’humanité sait qu’elle vit sans témoin, elle est à
elle-même sa prison. Nous sommes tous prisonniers, Hersent, dans ta
perspective. Si Dieu n’existe pas, comprends donc, il faut le faire exister. »
Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 176-178)
Paul Gadenne |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire