lundi 29 décembre 2014

Le vin à la bouche : les “Rubayat” d'Omar Khayam




En ces temps misérables où l’intégrisme nie l’intégrité de chacun, il ne faudrait pas oublier que la parole engage le corps et la vie mêmes ; or, quelques dangereux intégristes agités du bocal, par leurs paroles de destruction n’engagent que mort et néant : en ce sens, ils sont bien les apôtres de la négation. Quand on massacre au nom d’une force d’Amour, on en souille le message en se souillant soi-même irrémédiablement.

L’œuvre poétique d’Omar Khayam, enivrante et ironique, est plus que jamais salutaire en ces temps où l’homme n’en finit pas d’être un loup féroce à l’égard de son semblable : c’est une ode tout entière qui célèbre la vie.

Né au XIIe siècle à Nichapur en Perse et reconnu surtout pour ses travaux de mathématicien, de philosophe et d’astronome, c’est dans le secret que le poète persan chantre du vin écrivit ses Rubayat car, bien tôt, il avait compris qu’en terre hostile à la liberté de l’esprit il faut toujours s’avancer masqué ; et garder sa parole la plus intime par-devers soi. Les Rubayat d’Omar Khayam ont le don de revivifier l’âme et le corps dans un même élan par leur sagesse, leur bon sens, leur sauvagerie dionysiaque et leur irrévérence. La traduction du poète Armand Robin est d’une vigueur exemplaire.

Dans le très beau livre Samarcande (que je recommande chaleureusement à tous ceux qui aiment l’œuvre d’Omar Khayam), le romancier libanais Amin Maalouf nous narre avec passion les quelques éléments connus de l’histoire tumultueuse de ce prince des poètes dont la parole demeure toujours essentielle.

À présent, quoi de mieux pour vous donner le “vin” à la bouche, que de verser dans la coupe de vos lèvres, tel un échanson fidèle, quelques “quatrains” du grand poète de Nichapur (en persan, le mot “rubayat” signifie “quatrains”).


© Thibault Marconnet
le 28 décembre 2014



Edmond Dulac, The Potter, Illustration pour les Rubaiyat d'Omar Khayyam



« Dieu, tu m’as cassé mon pot de vin !
Tu m’as ainsi fermé la porte du plaisir.
C’est moi qui bois, Seigneur, et c’est toi qui es ivre !
Ma terre sur ta bouche ! Es-tu ivre, Dieu ? »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 11, traduction : Armand Robin)

« Tant et tant j’en aurai bu, du vin ! que ce parfum de vin
Sortira de la terre quand je serai sous la terre
Qu’en passant sur ma tombe l’ivrogne à jeun
Tombera frappé de mort par le parfum de mon vin ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 13, traduction : Armand Robin)

« Ils disent tous : “Il y aurait, il y a même un enfer !”
Blablabla ! le cœur ne doit pas s’émouvoir !
Si tous ceux qui font l’amour et qui boivent sont de l’enfer,
Demain le Paradis, comme le creux de ma main, est désert. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 14, traduction : Armand Robin)

« Dans la mosquée si, maintien dévot, je viens,
En vérité ce n’est pas pour prier que je viens :
Un jour j’y ai volé un tapis de prière ;
Ce tapis devenant vieux, pour un autre je viens. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 15, traduction : Armand Robin)

« Prends peur ! ton âme de toi va se débarrasser !
Dans les mystérieuses terres de Dieu tu vas entrer !
Bois du vin ! tu ne sais pas d’où tu es venu !
Vis la vie ! sais-tu, vers où t’en iras-tu ? »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 16, traduction : Armand Robin)




Edmond Dulac, Human or Divine, Illustration pour les Rubaiyat d'Omar Khayyam


« Ils disent tous : après la mort il y aura des jolies pour le désir !
Il y aura là-bas du lait, du miel, du sincère vin, pour le désir !
Hé bé ! c’est que donc le vin et les jolies, c’est permis ici
Puisque là-bas il y en a, il n’y a même que cela, pour le désir ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 18, traduction : Armand Robin)

« Semblable à l’eau du fleuve, au vent du désert,
Une journée encore a quitté mes jours ;
Dans mes jours deux journées dont je n’ai souci jamais :
La journée passée, la journée à passer. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 18, traduction : Armand Robin)

« Le vin, bien que la sainte loi l’insulte, est délicieux ;
Versé par une jolie, il est tout à fait délicieux ;
Même amer, même interdit, je l’aime beaucoup ;
Puis c’est une vieille loi, ce qui est interdit est délicieux. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 41, traduction : Armand Robin)

« Tiens le verre dans ta main comme tulipe du mois de mai !
Puis avec la jolie aux joues de tulipe sois gai !
Bois du vin ! fais la fête ! parmi les douces journées
Le jour qui rend vieux dans l’argile va t’allonger. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 48, traduction : Armand Robin)

« Au vin ne renonce personne d’esprit résolu !
Le vin, c’est ce qui fortifie l’individu !
Le mois du Jeûne, s’il faut renoncer à quelque chose,
Que ce soit aux prières ! C’est, semble-t-il, la meilleure chose. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 53, traduction : Armand Robin)




Edmond Dulac, The Blowing Rose, Illustration pour les Rubaiyat d'Omar Khayyam


« Puisque ma venue au monde ne fut pas mon choix dès le premier jour,
Que mon départ, irrévocable, est fixé sans mon vouloir
Debout ! sangle tes reins, vive serveuse !
Je veux avec du vin détruire la tristesse de l’univers ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 57, traduction : Armand Robin)

« Les journées qui passent font honte à celui
Qui reste là chagrin sur ses jours ;
Bois du vin en écoutant l’élégie de la flûte
Avant que le verre soit brisé contre la pierre ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 57, traduction : Armand Robin)

« Cette chair, ce costume corporel, c’est rien !
Cette enceinte, cette voûte tentière des cieux, c’est rien !
Fais la fête ! dans ce tintamarre de vie et de mort
Nous ne tenons que par un souffle, et ce souffle c’est rien. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 58, traduction : Armand Robin)




Edmond Dulac, A new marriage, Illustration pour les Rubaiyat d'Omar Khayyam


« Dieu, tu es Bonté ; or la Bonté, c’est d’être bon !
Alors pourquoi le pécheur est-il tenu loin du Paradis ?
Me vendre ton pardon contre la docilité, ce n’est pas être bon ;
Tout me pardonner, mes péchés et tout ! Cela, selon moi, c’est être bon ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 58, traduction : Armand Robin)

« Avant que le sort tombe sur toi comme un voleur dans les ténèbres,
Fais appel au vin couleur de rose épanouie ;
Rêveur ignorant, tu n’es pas un lingot d’or
Qu’on enterre et qu’ensuite on extrait de la terre. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 59, traduction : Armand Robin)

« Ne suis pas la loi de la Sunnah ! ne te soucie d’aucun commandement !
Mais ne refuse pas de communiquer cette religion que tu as :
“Ne médire de personne ! n’attrister le cœur de personne !”
Si tu le fais, l’autre monde est à toi, je te l’assure. Apportez du vin ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 67, traduction : Armand Robin)

« Tout homme qui eut une affection, une amitié dans son cœur,
Qu’il soit de ceux qui prient ou de ceux qui jamais en public ne prient,
Tout homme dont le nom a été inscrit sur le livre de l’affection,
Est libéré de l’Enfer, n’a plus besoin du Paradis. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 68, traduction : Armand Robin)

« Si je Te dis mes secrets dans la maison du vin,
C’est mieux que d’aller faire des oraisons sans Toi dans un lieu pieux ;
Ô toi, début et fin de la création,
Brûle-moi, si Tu veux ! aime-moi, si Tu veux ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 72, traduction : Armand Robin)




Edmond Dulac, That Spring should vanish with the Rose, Illustration pour les Rubaiyat d'Omar Khayyam


« Dans une main le Livre, le verre dans l’autre main,
Je suis tantôt pour le permis, tantôt pour l’interdit ;
Ainsi, sous la solide voûte lapis-lazuli
Nous ne sommes parfaitement ni avec Dieu ni sans Dieu. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 72, traduction : Armand Robin)

« Je suis un esclave rebelle : Ta clémence, où est-elle ?
J’ai l’âme dans les ténèbres : la clarté de Ta pureté où est-elle ?
Si contre notre docilité Tu nous offres le Paradis
Ce n’est qu’un marchandage : la liberté de la grâce et de Ta bonté, où sont-elles ? »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 74, traduction : Armand Robin)

« Je ne suis pas fait pour la mosquée, ni pour une cellule de couvent !
Libertin comme une tulipe ! à la fois infidèle et croyant !
Sans foi, sans destinée, sans espoir du Paradis, sans peur de l’Enfer !
Seul Dieu peut dire : “Je l’ai pétri de telle ou telle argile !” »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 75, traduction : Armand Robin)

« Serveuse, le vin que je bois sur ton visage est brillant de sueur ;
Puisse le mauvais œil ne pas t’atteindre, toi, visage, mon but d’ébène !
Ta bouche aux teintes de vin est une fontaine de grâces ;
Il vaut cent Christs ressuscités celui qui boit le vin que tu es ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 84, traduction : Armand Robin)

« Le jour passé, ne le porte pas en ta mémoire !
Le jour à passer, pas encore arrivé, pour lui pas de désespoir !
L’univers, mal ou bien, il faudra qu’il fasse une fin !
Fais la fête ! ne laisse pas en vent s’en aller tes jours ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 85, traduction : Armand Robin)

« Ils disent tous : “À la Résurrection il y aura ceci et cela
Et Dieu, ce doux ami, aura le cœur hargneux !”
Non ! du Bien absolu ne vient que du bien.
Sois bon de cœur et bonne sera la fin. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 88, traduction : Armand Robin)

« Chaque jour je me propose de me repentir le soir,
Me repentir du verre et de la brillante bouteille.
Mais c’est le temps de la rose ; qu’on m’accorde de renoncer !
Au temps de la rose, ô Dieu ! j’ai repentir de mon repentir ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 88, traduction : Armand Robin)

« Cette nuit qui t’a poussée à m’enivrer ?
Qui t’a menée du harem jusqu’au pré ?
Jusqu’à celui qui est en feu lorsque l’air
Fait flotter ton parfum, qui t’a portée ? »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 89, traduction : Armand Robin)



Edmond Dulac, Where I made one, Illustration pour les Rubaiyat d'Omar Khayyam

vendredi 26 décembre 2014

Ibrahim Maalouf - Diagnostic [2011]




S’il est une œuvre musicale qui résume pour moi à merveille l’idée de la joie, de la précieuse rencontre entre Orient et Occident comme deux mains tendues l’une vers l’autre, c’est bien cet album prodigieux du trompettiste libanais, Ibrahim Maalouf.
Cet opus riche en diversité musicale est la conclusion d’un triptyque intitulé Dia et qui prit chair en 2007 avec l’album Diasporas.
Dia comme l’amorce d’un Dialogue possible, d’une parole qui roulerait de bouche en bouche comme un fruit fécond. Cet album n’a pas de papiers, pas de carte d’identité. Vagabond sur les routes de la Terre, il est de tous les pays, de tous les êtres, de toutes les âmes.

Trompette orientale qui coudoie de ses arabesques lascives les volutes énamourées d’un piano aux sonorités Jazz ; guitare électrique dont la foudre vient se mêler au tonnerre roulant des percussions ; violon tzigane qui gémit sa complainte endiablée dans les steppes désertiques ; rythmiques fiévreuses de la musique Latino et de la Soul qui martèlent le sol ; transe de chants africains dans la chaleur du sable ; Blues mystique des origines dans la moiteur des bayous ; vol léger des pétales de cerisiers en fleurs dans la lointaine Asie…

Et que dire de la poignante élégie de Beirut, morceau qui constitue l’apogée de cette traversée erratique au cœur des quatre points cardinaux ?
C’est un cri d’amour et de peine, qui n’est pas sans me rappeler le sublime Alabama de John Coltrane. Beirut est le chant tout en retenue du feu et des cendres entremêlés. A la croisée des chemins, loin de la mitraille cacophonique des combats meurtriers qui endeuillent un pays, la vie reprendra feu et dansera au son de la grâce. Pour la petite histoire, la mélodie de Beirut trottait déjà dans l’esprit du trompettiste en 1993 alors qu’il cheminait, tout jeune adolescent, dans un Liban fatigué des guerres incessantes. Dans sa pérégrination adolescente, avec du Led Zep dans son walkman, Ibrahim Maalouf déboucha sur la Place des Martyrs. Afin de garder vivant en lui ce souvenir, il décida de mettre en forme la mélodie intérieure qui grandissait avec lui. Ainsi qu’il le dit lui-même, ce morceau est une « manière de résister contre les guerres, les cicatrices et les souffrances ».

Foin des trompettes de Jéricho! S’il y a une cité à détruire, ce n’est pas celle-là. Ibrahim Maalouf, avec sa précieuse alliée vient faire tomber les murs de haine et d’ignorance que nous bâtissons autour de nous chaque jour que Dieu fait.

Vous avez des symptômes de tristesse, de fatigue morale par ces temps de grisaille et de froidure ? Le “médecin-trompettiste” est là pour vous fournir un Diagnostic hautement efficace. Pas de mauvais sirop à boire ni d’antibiotiques pour vous retourner les intestins. Rien que de la musique à profusion : du lait et du miel qui attendent que votre corps s’y coule avec délice ; de l’ambroisie pour l’âme ; un baume divin pour la poussière d’astres que nous sommes.


© Thibault Marconnet
le 26/02/2014


Tracklist :

01 - Lily (Is 2)
02 - Will Soon Be A Woman
03 - Intro
04 - Maeva In Wonderland
05 - Your Soul
06 - Everything Or Nothing
07 - Never Serious
08 - They Don’t Care About Us
09 - Douce (Feat. Oxmo Puccino)
10 - All The Beautiful Things
11 - Diagnostic
12 - Beirut (Bonus)




Ibrahim Maalouf (Festival Jazz des Cinq Continents), 2012

“Le Vent” de Claude Simon



« Dans peu de temps, il [le vent] serait de nouveau installé et nous en aurions jusqu’à l’été prochain. Bientôt il soufflerait de nouveau en tempête sur la plaine, finissant d’arracher les dernières feuilles rouges des vignes, achevant de dépouiller les arbres courbés sous lui, force déchaînée, sans but, condamnée à s’épuiser sans fin, sans espoir de fin, gémissant la nuit en une longue plainte, comme si elle se lamentait, enviait aux hommes endormis, aux créatures passagères et périssables leur possibilité d’oubli, de paix : le privilège de mourir. »


Claude Simon (in Le Vent, p. 315)


Camille Corot, Le coup de vent, 1870

dimanche 14 décembre 2014

Mihály Víg - Filmzenék Tarr Béla Filmjeihez [2001]




Musique et cinéma accomplissent parfois un divin mariage. Qu’on songe à Einseinstein et Prokofiev ; Fellini et Nino Rotta ; Sergio Leone et Ennio Morricone ; Andreï Tarkovski et Edouard Artemiev ou encore à David Lynch et Angelo Badalamenti (pour citer ceux qui me viennent en premier à l’esprit) – et l’on se rendra compte des fruits miraculeux que peuvent produire de telles alliances. Les œuvres de ces cinéastes ne seraient pas tout à fait ce qu’elles sont sans la griffe de compositeurs qui furent d’indispensables compagnons de route. Ainsi en est-il pour Béla Tarr et Mihály Víg dont la belle et riche collaboration s’étire sur près de 30 ans. 

Hongrois tous deux, ils durent souvent recourir à divers stratagèmes fastidieux auprès d’un Etat rétif et borné afin de trouver des fonds indispensables pour donner corps et vie à leur élan créateur. De nos jours, la situation de l’Art en Hongrie n’est pas près de s’arranger, loin s’en faut... C’est sans doute ce qui explique en partie l’adieu de Béla Tarr au cinéma – que j’espère n’être qu’un au revoir, tant l’œuvre de ce cinéaste me transporte au plus haut point. Rare est la beauté et les grands cinéastes ne courent pas les rues. On a souvent comparé Béla Tarr à Dreyer, Tarkovski ou encore Robert Bresson. Mais Béla Tarr, de même que lesdits cinéastes, est unique en son genre. Son travail est de ceux qui marquent à tout jamais. Les spectateurs qui ont “vécu” ses films – à ce stade-là, il ne s’agit plus de voir, d’assister passivement mais bien de vivre pleinement chaque œuvre –, ne sont pas près d’oublier une telle expérience, un pareil ébranlement de tout l’être. 

Après avoir atteint le point d’orgue de son cinéma avec Le Cheval de Turin, il semblerait que le cinéaste hongrois ait décidé à présent de donner des cours dans une Université de Cinéma en Croatie. Dans quelques déclarations données à la presse, celui-ci n’a cessé de dire qu’il avait pu exprimer tout ce qu’il portait en lui – et que, continuer à faire des films dans ces conditions, ne s’apparenterait qu’à de la redite confortable, bassement commerciale et trop facilement estampillée “Béla Tarr”. Or, s’il est bien une chose à laquelle ce dernier se refuse absolument, c’est de devenir une sorte de rassurant “produit culturel”. Voilà une attitude suffisamment rare et noble pour être soulignée. 

Les musiques signées Mihály Víg et qui constituent cet album sont issues de quatre films : Almanach d’Automne, Damnation, Satantango ainsi que Les Harmonies Werckmeister – soit au moins trois chefs-d’œuvre (je n’ai malheureusement pas encore eu la possibilité de découvrir Almanach d’Automne). Les morceaux qui émaillent cet opus ont souvent le tranchant de tessons de verre et nous grisent ainsi que le vin noir de l’amertume. La musique de Mihály Víg a quelque chose de profondément hypnotique. Nous plongeons dans un univers de cendres, le long de plaines mitraillées par une pluie diluvienne et où la place de l’homme semble de plus en plus précaire et obsolète. Pour beaucoup de peuples de l’Est, la mélancolie est un pain quotidien qui s’arrose bien souvent de vodka : histoire d’abrutir sa conscience et de fuir pour un temps (toujours trop fugace), la lourde grisaille qui colle à la peau et aux yeux. 

Ce qui fait la force de ces diverses compositions, c’est qu’elles peuvent être écoutées sans avoir nécessairement recours aux images de Béla Tarr. À l’auditeur, s’il le désire, de laisser voguer son imagination et de dérouler pour lui-même son propre scénario. Et qui sait, il se peut qu’au fur et à mesure d’une telle écoute, le désir de découvrir les films de Béla Tarr se fasse de plus en plus présent et qu’un petit miracle ait lieu. C’est tout le bien que je vous souhaite.


© Thibault Marconnet
le 07 juin 2014


Tracklist :

01 - Őszi Almanach : Főcím
02 - Őszi Almanach : Lukin
03 - Őszi Almanach : Őskígyó
04 - Őszi Almanach : Lengyelország
05 - Őszi Almanach : Pajesz
06 - Őszi Almanach : Synth
07 - Kárhozat : Csille
08 - Kárhozat : Kész Az Egész
09 - Kárhozat : Eső I.
10 - Kárhozat : R&R
11 - Kárhozat : Lassú Tánc
12 - Kárhozat : Körtánc I.
13 - Kárhozat : Vonósnégyes
14 - Sátántangó : Harang I.
15 - Sátántangó : Eső II.
16 - Sátántangó : Halics
17 - Sátántangó : Szabad Egy Tangót?
18 - Sátántangó : Körtánc II.
19 - Sátántangó : Pityi
20 - Sátántangó : Harang II.
21 - Werckmeister Harmóniák : Valuska
22 - Werckmeister Harmóniák : Öreg




Mihály Víg et Béla Tarr

Impressions de Rome

Thibault Marconnet, Envol, Rome - 2014 



Comme une femme aux différentes saisons de sa vie, Rome dévoile de multiples charmes. Le matin, c'est une petite fille espiègle et joueuse qui émerge du sommeil, les yeux encore noirs de nuit ; au zénith, voici que s'avance la séduisante courtisane qui embrase les regards avec le feu de ses dessous ; et, au son grave et pénétrant des vêpres, le rouge du couchant plein les lèvres, voilà la vieille dame usée par les ans qui recouvre son visage d'une mantille violette puis s'en retourne à l'épaisseur de son mystère. Chaque jour, ce sont ces différents visages que j'embrasse à plaisir.

© Thibault Marconnet
Rome, le 28 octobre 2014


Thibault Marconnet, Chute, Rome - 2014

vendredi 12 décembre 2014

Jackpot !


Nicolas de Staël, Paysage, Ménerbes, 1954


Au Texas, dans une vieille baraque en bois vivait un homme reclus et solitaire. Sur le plafond de sa salle à manger, les araignées avaient filé leur dentelle en de multiples réseaux. Le mobilier était mangé par les termites et une bouteille d’eau-de-vie au verre poisseux guettait sur la table ainsi qu’une vigie à moitié ivre.
Le vieil homme se prénommait Jack, il avait été une jeune recrue lors du débarquement de Normandie. Parfois, lui revenaient en mémoire les années d’après-guerre quand il était resté vivre en France pendant quelques temps. À cette époque, Jack écumait les casinos avec ses amis. Ça dansait encore le jazz, ça buvait du vin rouge et fumait des cigarettes blondes auprès de jeunes françaises qui se blottissaient dans les bras des “boys”, tout aussi éméchées qu’eux. Des jurons couraient sur le tapis vert et l’ambiance était souvent électrique.
Jack avait un don que beaucoup lui enviaient : il ne perdait jamais. Lorsque les paris étaient lancés et que la roulette tournoyait dans sa ronde hasardeuse, le jeune américain pressentait à chaque fois le coup gagnant. Dans ses yeux brillait la fièvre du jeu. Quand ses pupilles s’allumaient, le mot “Jackpot” s’y lisait en lettres dorées. Jack gagnait, encaissait la mise et repartait à moitié titubant, grisé par le parfum des femmes et du tabac, par l’ivresse de l’alcool et du jeu.
Comme il commençait à devenir assez riche, il quitta la France et voyagea dans plusieurs pays : l’Australie, le Japon, l’Inde, la Russie, l’Italie, la Grèce, l’Égypte, la Turquie, l’Espagne, etc. Dans chaque nouvel endroit où il s’établissait, Jack trouvait toujours un casino luxueux ou, faute de mieux, un tripot miséreux dans lequel assouvir sa passion pour le jeu.
La vie tout entière de ce texan ressemblait à un coup de dés : il jouait avec la vie comme d’autres jouent avec le feu. Mais un jour sa chance légendaire lui fit défaut et il perdit tout. Il vivait en Angleterre à ce moment-là et le peu d’argent qui lui restait servit à payer le paquebot pour rejoindre son père mourant aux Etats-Unis, dernier membre de sa famille.
À la mort du vieux, Jack hérita de cette bicoque vermoulue dont l’aspect extérieur évoquait l’épave d’un navire échoué dans la plaine. Il fit plusieurs boulots, toujours mal payés. Son dernier “Jackpot” fut sa femme Mary qu’il épousa comme dans un rêve. Son quotidien s’en trouva illuminé. Puis, comme il faut bien que tout finisse, Mary mourut après vingt ans de mariage sans qu’ils aient eu la moindre descendance.
Depuis, Jack est devenu vieux et gris comme le bois de sa baraque. Son visage ridé est un plancher en ruine sur lequel la peine est passée ainsi qu’une pluie acide. Tous les jours, Jack boit une lampée de son eau-de-vie comme s’il pensait pouvoir éloigner la mort. Mais elle est là, à rôder dans chaque cellule de son corps desséché. Dans le fond de la pièce trône une vieille machine à sous. Il l’allume de temps en temps, elle lui rappelle sa vie passée.
Un matin, Jack s’approche en tremblant de la machine. Son corps est parcouru de frissons fiévreux : cette fois-ci, il joue sa vie pour de bon. Il actionne la machine et des lumières rouges et jaunes sortant du métal éclairent violemment la pièce. À présent, Jack repose au sol comme un tas de bois mort. Il est tombé sans s’en rendre compte de même que le jour qui s’éteint après avoir trop flambé.
En lettres vives et criardes, la gueule de la machine à sous arbore un sourire de tristesse et d’ironie : Jackpot ! Le vieil homme avait gagné sa mort et perdu la vie.


© Thibault Marconnet

le 12 décembre 2014


Nicolas de Staël, Composition (détail), 1950

Détroit - Horizons [2013]





« Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer. » 

Antonin Artaud 
(in Van Gogh ou le suicidé de la société)


Avec Horizons, Bertrand Cantat & Pascal Humbert affirment ensemble une forte pulsion de vie, une belle volonté créatrice.
Bertrand Cantat se débarrasse de peaux mortes afin de mieux renaître. Phénix sous les cendres, il se métamorphose.

À coups de mots, il brise le fourreau de suie qui le tenait prisonnier et tente une échappée au-dehors. Cependant, Cantat n’est pas dupe : il sait bien que l’on ne peut s’extirper de soi-même. Demeure malgré tout, la possibilité d’exprimer le poison qui coule en soi, afin que celui-ci ne détruise pas entièrement l’être.
Cet album de clair-obscur s’annonce comme une possible survivance.
Chanter est façon de sortir de soi. Les images sont nues, tranchantes.

Bertrand Cantat avance dans sa nuit noire – trouée çà et là de maigres lumières –, tel un funambule sur une lame de rasoir.
Le chanteur aux hululements de chaman chante son exil, sa douleur ; sa voix étouffe le verbiage des inénarrables commères et sa musique balaye la lueur sale des néons de l’audimat.
« Dors mon ange de désolation / Dès que le vent aura tourné / Nous ferons diversion / Et tu m’emmèneras […] / Dans leurs paniers à ordures / Il y aura cinq cents dix versions / Pour engraisser les porcs […] Dors mon ange […] L’éternité nous appartient / Chaque seconde la contient »

L’empreinte carcérale demeure, présente comme une stèle de bronze.
Mais l’âme déploie ses forces vitales pour chercher l’horizon salutaire entre les interstices.
Cet album dévoile toute la capacité créatrice de Bertrand Cantat, après le divorce consommé entre lui et ses anciens compagnons de route.
Contrairement à feu Noir Désir, les mélodies de Détroit se font plus apaisées : il n’est plus besoin de crier pour se faire entendre. Le lézard peut entamer sa mue.
Après la couleur rouge sang de ces dernières années, un peu d’ocre vive est nécessaire pour continuer d’exister.

Le morceau Droit dans le soleil, est une fenêtre ouverte sur la lumière :
« On ne renonce pas, on essaye / De regarder droit dans le soleil […] On n’se console pas, on s’enraye / Mais on regarde droit dans le soleil […] Tourne tourne la terre / Tout se dissout dans la lumière / L’acier et les ombres qui marchent à tes côtés »

L’album Chœurs, composé pour des mises en scène de Wajdi Mouawad, annonçait déjà une belle évasion vers d’autres territoires. Bertrand Cantat y côtoyait les mythes grecs et leur incroyable violence comme pour aller se frotter au plus près de l’épine. Chœurs fut une première catharsis.

À présent, ce cœur qui a tant battu se relève et le sabre du soleil lacère la brume environnante.
Dans la voix monte encore la sève, vive et brûlante.


© Thibault Marconnet
le 17 novembre 2013



Tracklist :

01 - Ma Muse
02 - Glimmer In Your Eyes
03 - Terre Brûlante
04 - Détroit - 1
05 - Ange De Désolation
06 - Horizon
07 - Droit Dans Le Soleil
08 - Détroit - 2
09 - Le Creux De Ta Main
10 - Sa Majesté
11 - Null And Void
12 - Avec Le Temps
13 - Sonic 5




Détroit : Pascal Humbert & Bertrand Cantat

Arnaud Michniak - Poing perdu [2007]




« Moi j’dis rien, j’attends / Quand ça devient insupportable / J’deviens fou... »

Cet album solo d’Arnaud Michniak, l’un des anciens leaders de feu Diabologum, ne fera pas rire dans les chaumières, c’est le moins qu’on puisse dire.
C’est une œuvre qui bastonne sec dans l’indifférence d’une société aliénante – avec l’amère conscience qu’il s’agit peut-être d’un Poing Perdu.

Ce témoignage d’un être à vif est de ceux qui ne peuvent laisser indifférent.
Que ceux qui connaissent de près ou de loin les albums du groupe Programme – duo crée après la dissolution de Diabologum par Arnaud Michniak et Damien Bétous aux machines –, se rassurent quant aux morceaux de Poing Perdu : Arnaud Michniak nous livre ici un message personnel qui, bien que sombre, n’en demeure pas moins intelligible et ouvert à d’éventuelles éclaircies.

L’expérimentation furieuse et presque autistique dans laquelle, de mon point de vue, le groupe Programme s’était un peu perdu – mettant sans le vouloir son auditoire à distance –, laisse la place à une parole moins repliée sur elle-même, une parole “dépliée” en quelque sorte, ouverte comme la paume d’une main tendue pour celles et ceux qui voudront bien la saisir.

Arnaud Michniak questionne ce qui reste encore de profondément humain en nous : de sa voix se propage une matière émotionnelle qui nous invite à tenter de consolider nos rapports humains éclatés, dispersés aux quatre vents.

Mais avant que le poing se desserre, il faudra beaucoup de confiance et d’amour.

Espérons que ce poing ne soit pas perdu pour tout le monde.


© Thibault Marconnet
le 22 janvier 2014


Tracklist :

01 - Poing Perdu I
07 - À Travers Les GensComme Au Fond De Moi
08 - Poing Perdu III


Arnaud Michniak