vendredi 12 décembre 2014

Jackpot !


Nicolas de Staël, Paysage, Ménerbes, 1954


Au Texas, dans une vieille baraque en bois vivait un homme reclus et solitaire. Sur le plafond de sa salle à manger, les araignées avaient filé leur dentelle en de multiples réseaux. Le mobilier était mangé par les termites et une bouteille d’eau-de-vie au verre poisseux guettait sur la table ainsi qu’une vigie à moitié ivre.
Le vieil homme se prénommait Jack, il avait été une jeune recrue lors du débarquement de Normandie. Parfois, lui revenaient en mémoire les années d’après-guerre quand il était resté vivre en France pendant quelques temps. À cette époque, Jack écumait les casinos avec ses amis. Ça dansait encore le jazz, ça buvait du vin rouge et fumait des cigarettes blondes auprès de jeunes françaises qui se blottissaient dans les bras des “boys”, tout aussi éméchées qu’eux. Des jurons couraient sur le tapis vert et l’ambiance était souvent électrique.
Jack avait un don que beaucoup lui enviaient : il ne perdait jamais. Lorsque les paris étaient lancés et que la roulette tournoyait dans sa ronde hasardeuse, le jeune américain pressentait à chaque fois le coup gagnant. Dans ses yeux brillait la fièvre du jeu. Quand ses pupilles s’allumaient, le mot “Jackpot” s’y lisait en lettres dorées. Jack gagnait, encaissait la mise et repartait à moitié titubant, grisé par le parfum des femmes et du tabac, par l’ivresse de l’alcool et du jeu.
Comme il commençait à devenir assez riche, il quitta la France et voyagea dans plusieurs pays : l’Australie, le Japon, l’Inde, la Russie, l’Italie, la Grèce, l’Égypte, la Turquie, l’Espagne, etc. Dans chaque nouvel endroit où il s’établissait, Jack trouvait toujours un casino luxueux ou, faute de mieux, un tripot miséreux dans lequel assouvir sa passion pour le jeu.
La vie tout entière de ce texan ressemblait à un coup de dés : il jouait avec la vie comme d’autres jouent avec le feu. Mais un jour sa chance légendaire lui fit défaut et il perdit tout. Il vivait en Angleterre à ce moment-là et le peu d’argent qui lui restait servit à payer le paquebot pour rejoindre son père mourant aux Etats-Unis, dernier membre de sa famille.
À la mort du vieux, Jack hérita de cette bicoque vermoulue dont l’aspect extérieur évoquait l’épave d’un navire échoué dans la plaine. Il fit plusieurs boulots, toujours mal payés. Son dernier “Jackpot” fut sa femme Mary qu’il épousa comme dans un rêve. Son quotidien s’en trouva illuminé. Puis, comme il faut bien que tout finisse, Mary mourut après vingt ans de mariage sans qu’ils aient eu la moindre descendance.
Depuis, Jack est devenu vieux et gris comme le bois de sa baraque. Son visage ridé est un plancher en ruine sur lequel la peine est passée ainsi qu’une pluie acide. Tous les jours, Jack boit une lampée de son eau-de-vie comme s’il pensait pouvoir éloigner la mort. Mais elle est là, à rôder dans chaque cellule de son corps desséché. Dans le fond de la pièce trône une vieille machine à sous. Il l’allume de temps en temps, elle lui rappelle sa vie passée.
Un matin, Jack s’approche en tremblant de la machine. Son corps est parcouru de frissons fiévreux : cette fois-ci, il joue sa vie pour de bon. Il actionne la machine et des lumières rouges et jaunes sortant du métal éclairent violemment la pièce. À présent, Jack repose au sol comme un tas de bois mort. Il est tombé sans s’en rendre compte de même que le jour qui s’éteint après avoir trop flambé.
En lettres vives et criardes, la gueule de la machine à sous arbore un sourire de tristesse et d’ironie : Jackpot ! Le vieil homme avait gagné sa mort et perdu la vie.


© Thibault Marconnet

le 12 décembre 2014


Nicolas de Staël, Composition (détail), 1950

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