Nicolas de Staël, Paysage, Ménerbes, 1954 |
Au
Texas, dans une vieille baraque en bois vivait un homme reclus et solitaire.
Sur le plafond de sa salle à manger, les araignées avaient filé leur dentelle
en de multiples réseaux. Le mobilier était mangé par les termites et une
bouteille d’eau-de-vie au verre poisseux guettait sur la table ainsi qu’une
vigie à moitié ivre.
Le
vieil homme se prénommait Jack, il avait été une jeune recrue lors du
débarquement de Normandie. Parfois, lui revenaient en mémoire les années
d’après-guerre quand il était resté vivre en France pendant quelques temps. À
cette époque, Jack écumait les casinos avec ses amis. Ça dansait encore le
jazz, ça buvait du vin rouge et fumait des cigarettes blondes auprès de jeunes
françaises qui se blottissaient dans les bras des “boys”, tout aussi éméchées
qu’eux. Des jurons couraient sur le tapis vert et l’ambiance était souvent
électrique.
Jack
avait un don que beaucoup lui enviaient : il ne perdait jamais. Lorsque
les paris étaient lancés et que la roulette tournoyait dans sa ronde
hasardeuse, le jeune américain pressentait à chaque fois le coup gagnant. Dans
ses yeux brillait la fièvre du jeu. Quand ses pupilles s’allumaient, le mot
“Jackpot” s’y lisait en lettres dorées. Jack gagnait, encaissait la mise et
repartait à moitié titubant, grisé par le parfum des femmes et du tabac, par
l’ivresse de l’alcool et du jeu.
Comme
il commençait à devenir assez riche, il quitta la France et voyagea dans
plusieurs pays : l’Australie, le Japon, l’Inde, la Russie, l’Italie, la
Grèce, l’Égypte, la Turquie, l’Espagne, etc. Dans chaque nouvel endroit où il
s’établissait, Jack trouvait toujours un casino luxueux ou, faute de mieux, un
tripot miséreux dans lequel assouvir sa passion pour le jeu.
La
vie tout entière de ce texan ressemblait à un coup de dés : il jouait avec
la vie comme d’autres jouent avec le feu. Mais un jour sa chance légendaire lui
fit défaut et il perdit tout. Il vivait en Angleterre à ce moment-là et le peu
d’argent qui lui restait servit à payer le paquebot pour rejoindre son père
mourant aux Etats-Unis, dernier membre de sa famille.
À
la mort du vieux, Jack hérita de cette bicoque vermoulue dont l’aspect
extérieur évoquait l’épave d’un navire échoué dans la plaine. Il fit plusieurs
boulots, toujours mal payés. Son dernier “Jackpot” fut sa femme Mary qu’il
épousa comme dans un rêve. Son quotidien s’en trouva illuminé. Puis, comme il
faut bien que tout finisse, Mary mourut après vingt ans de mariage sans qu’ils
aient eu la moindre descendance.
Depuis,
Jack est devenu vieux et gris comme le bois de sa baraque. Son visage ridé est
un plancher en ruine sur lequel la peine est passée ainsi qu’une pluie acide.
Tous les jours, Jack boit une lampée de son eau-de-vie comme s’il pensait pouvoir
éloigner la mort. Mais elle est là, à rôder dans chaque cellule de son corps
desséché. Dans le fond de la pièce trône une vieille machine à sous. Il
l’allume de temps en temps, elle lui rappelle sa vie passée.
Un
matin, Jack s’approche en tremblant de la machine. Son corps est parcouru de
frissons fiévreux : cette fois-ci, il joue sa vie pour de bon. Il actionne
la machine et des lumières rouges et jaunes sortant du métal éclairent
violemment la pièce. À présent, Jack repose au sol comme un tas de bois mort.
Il est tombé sans s’en rendre compte de même que le jour qui s’éteint après
avoir trop flambé.
En
lettres vives et criardes, la gueule de la machine à sous arbore un sourire de
tristesse et d’ironie : Jackpot ! Le vieil homme avait gagné sa mort
et perdu la vie.
© Thibault Marconnet
le 12 décembre 2014
Nicolas de Staël, Composition (détail), 1950 |
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