mercredi 30 avril 2014

Les dialogues bachiques du chevalier de Bonplaisir

Francisco de Goya, El tio Paquete, 1819-1820




Devise du chevalier de Bonplaisir : 
« Mon plaisir est un bon plaisir. »



Dialogue entre le chevalier de Bonplaisir et le chevalier de Tristemine : 

« Or donc, chevalier de Bonplaisir, vous comptez nous quitter avant la fin de cette guerre ? – Si fait, chevalier de Tristemine. – Pour quelle raison ? Êtes-vous blessé ? – Non point. Je m’en vais rejoindre ma dame en mon royaume. – Que voulez donc y faire ? Seriez-vous lâche ? – Cette guerre me fatigue. Je compte me recueillir auprès de la fontaine parsemée de mousse ; baiser les monts jumeaux sur lesquels reposent deux petits joyaux qu’un souffle humide ranime ; troquer ma cape rougie pour un drap de lin blanc puis ranger mon épée dans le fourreau. Le sang a trop coulé : place aux ruisseaux d’eau vive et de lait ! » 

Dialogue entre le chevalier de Bonplaisir et le chevalier de Belliqueux 

« L’ennemi bat en retraite, chevalier de Bonplaisir, sus à lui ! (Le chevalier de Bonplaisir, le bien nommé, durant ce temps, est occupé à vider le contenu d’un tonneau de bon vin, abandonné là par l’ennemi.) – Or çà, chevalier de Bonplaisir, ce n’est point du vin qu’il faut boire en cette heure, c’est le sang de l’armée ennemie qu’il nous faut vider jusqu’à la lie ! – Chevalier de Belliqueux, vous m’excuserez mais je ne bois pas de ce raisin là. – Vous n’êtes qu’un tire-au-flanc, chevalier de Bonplaisir ! – Je me qualifierais bien plutôt de “tire-au-jus”, ne vous déplaise. – Ce n’est point cotte de maille, haubert et tranchante épée que vous êtes digne de porter, mais bien plutôt les frusques efféminées de ces donzelles chantantes que l’on nomme ménestrels ! De misérables pleutres sans une goutte de virilité ! – Ainsi donc, chevalier de Belliqueux, j’aurais l’heur de pouvoir courtiser votre dame qui doit être bien dolente sans caresses. Car, voyez-vous, chevalier de Belliqueux, aux délices de l’amour je n’ai point mon pareil, je suis un véritable « maître queux » ! (Le chevalier de Belliqueux, courroucé et offusqué dans son amour-propre, s’apprête à corriger le chevalier de Bonplaisir de son impudence lorsqu’un boulet de canon vient le fendre en deux.) – Avez-vous entendu ce sifflement, chevalier de Belliqueux ? Sans doute des oiseaux qui font la noce ! Il me semble que l’ennemi est encore bien loin, je m’en vais cuver agréablement ce vin exquis. » (Ce disant, il s’endort, bien protégé contre le ventre d’un tonneau). 

Dialogue entre le chevalier de Bonplaisir et le chevalier de Durevie 

(Le chevalier de Durevie et le chevalier de Bonplaisir sont assis sous un pommier durant une trêve. Le chevalier de Durevie s’échine à secouer le pommier pour faire tomber des fruits en vain.) « Allons, chevalier de Bonplaisir, daignez donc me secourir en cette aventure, j’endure force tracas avec cet arbre ! Le bougre ne veut point laisser tomber ses fruits ! (Le chevalier de Bonplaisir, allongé sous l’arbre, rêvasse.) – Voyons, chevalier de Durevie, profitons plutôt de cette trêve pour jouir d’un repos bien mérité. (Le chevalier de Durevie se met à grimper laborieusement dans le pommier.) – Chevalier de Bonplaisir, vous n’êtes qu’un fainéant. – Si je faisais du néant, chevalier de Durevie, comment cette clairière dans laquelle nous sommes et cet arbre fruitier sous lequel nous nous abritons du soleil pourraient-ils encore exister ? (Le chevalier de Durevie soupire d’agacement et souffle comme un bœuf pour atteindre des pommes sur une branche.) – Vous me donnez le vertige, chevalier de Durevie, vous vous menez la vie bien dure ! On est tellement mieux adossé contre ce tronc à regardez voler les papillons en humant ce doux parfum estival. Ah ! le plancher béni des vaches ! (Le chevalier de Durevie sent la branche craquer sous son poids et il s’étale de tout son long accompagné dans sa chute par plusieurs pommes bien rouges.) (Le chevalier de Bonplaisir, les yeux fermés, entend le bruit des pommes qui tombent et le cri que pousse le chevalier de Durevie) – Vous voyez, chevalier de Durevie, Dieu pourvoit à tout, point n’est besoin de s’échiner inutilement. La Providence, de sa trompette sonore nous avertit que les pommes sont tombées toutes seules. Profitons de ce miracle, chevalier de Durevie et faisons donc bombance ! » (Le chevalier de Durevie, le visage barbouillé de pommes écrasées, furieux, mais la jambe démise, écume de rage en serrant les dents dans une allure qu’il essaie de rendre la plus stoïque possible).

Dialogue entre le chevalier de Bonplaisir et Sa Majesté le Roi 

(Le Roi reçoit le chevalier de Bonplaisir dans sa tente royale.) « Laissez-moi vous dire, chevalier de Bonplaisir, que vos actes ne font pas mon plaisir. Ce que j’entends dire de vous durant cette campagne me navre profondément. – Quels mots à mon compte ont donc pu navrer votre Majesté ? – J’ai entendu dire que vous agissiez au combat sans montrer grand courage, pour ne pas dire sans faire état d’une certaine veulerie. – Sire ! que sont ces calomnies ?! Je jure que jamais de ma vie je n’ai participé à un combat. Comprenez, j’aime avoir les mains propres quand je mange, et le sang, cela tache grandement. – Chevalier de Bonplaisir, votre impudence a des limites ! Si je m’écoutais, ainsi que ceux qui me conseillent à votre endroit, je devrais vous châtier pour vos paroles impies ! Agenouillez-vous devant votre Roi, et faites pénitence ! – Majesté, j’ai peine à vous dire cela, mais je ne suis point habitué aux génuflexions. Lorsque enfant, je tétais goulûment le sein gonflé de ma mère, je fis une chute atroce qui m’enleva à la douceur du lait maternel. C’est sur mes genoux que je tombais. Depuis lors, j’ai la rotule fragile. Que votre gracieuseté me pardonne. (Le Roi est cramoisi de colère.) – Chevalier de Mondéplaisir, je ne sais ce qui me retient de vous envoyer en exil et de vous destituer de vos titres de noblesse ! – Si votre Noble Grandeur Sans Pareille m’autorise de formuler une hypothèse : peut-être est-ce dû au fait que vous êtes marié à ma sœur et que la douce jeune femme aux hanches si bien faites pour l’amour vous condamnerait à l’abstinence jusqu’à la fin de vos jours ? Car cette tendre âme me chérit comme son propre fils ! Comprenez, elle fut comme une mère pour moi lorsque la nôtre vint à trépasser. Paix à son âme. (Le Roi fait les cent pas dans sa tente. Il semble embarrassé. Ses mains tremblent, de la sueur perle de son front royal et une odeur de rance sueur se répand.) – Vous avez beau ne point aller au combat, chevalier de Bonplaisir, toujours est-il que vous empestez ! Vous pourriez au moins prendre soin de votre toilette ! – Très cher Sire, vous perlez, laissez-moi donc éponger votre illustre front et vos majestueuses joues de cet humble mouchoir dont je suis propriétaire. (Le Roi fait un mouvement de recul en arborant une mine irritée.) – Assez ! Ne me touchez pas ! Si Diane aux Blanches Cuisses, votre aimable sœur, n’était point mon épouse, croyez-moi que j’aurais tôt fait de vous faire mettre aux fers et soumettre à la torture. Au moins, je sais que vous brûlerez dans les flammes de l’enfer ! Suppôt de Satan que vous êtes ! – Il me suffit que le gigot y soit bien cuit et que moult ribotes y soient données. – Sortez de ma tente immédiatement et que je n’ai plus à vous recroiser céans ! Vous êtes autorisé bien malgré moi à continuer cette guerre avec l’indolence qui vous caractérise, mais s’il ne tenait qu’à moi… – Ma chère sœur sans doute ? – Taisez-vous, chevalier de Bonplaisir et que je ne vous revoie plus ! Je ne prierai point pour votre âme, elle est d’ores et déjà damnée, je sens s’exhaler de vos chairs l’odeur du soufre ! – Que votre Majesté ne se donne point cette peine : il est en Bretagne une abbaye de moniales qui prient pour le salut de mon corps, les douces oiselles ! » (Le chevalier de Bonplaisir accomplit une révérence désarticulée et sort prestement, en évitant de justesse la couronne du Roi, que celui-ci, dans sa fureur déchaînée, vient de lui lancer).

Dialogue entre le chevalier de Bonplaisir et le chevalier de Tantale 

« Chevalier de Bonplaisir, pourquoi vous empiffrez-vous de la sorte ? – Noble chevalier de Tantale, comprenez donc, ce faisant, l’ennemi n’aura rien à se mettre sous la quenotte s’il lui prend l’idée saugrenue de s’exténuer à envahir notre camp. – Prenez plutôt exemple sur ma personne, chevalier de Bonplaisir, moi qui sais me modérer. – Je compatis doublement, chevalier de Tantale car je connais votre appétit pour le jeûne forcé. – Si ce sont là moqueries, elles ne m’amusent point du tout ! N’avez-vous point honte de vous goberger comme cela ? – Si je mange ainsi, croyez bien que c’est pour vous épargner l’affreux péché de gourmandise. Je prends donc votre éventuel péché sur mon ventre repu. – Vous êtes un blasphémateur et un hérétique ! – J’avoue que je pèche souvent par excès de franchise. Après tout, sommes-nous des Francs, oui ou non ? Ou bien des hypocrites ? – Nous sommes des hommes marqués du sceau divin, chevalier de Bonplaisir. Le mensonge est dans la bouche du Diable. – Alors votre bouche sent l’odeur des chairs roussies en enfer, chevalier de Tantale, car je vous vis, hier au soir, vous vanter devant le Roi d’avoir vaillamment combattu contre dix chevaliers de haute lignée et de les avoir tous occis. Et pourtant, à y bien regarder, je n’ai vu, vous faisant face dans le champ, qu’un percheron famélique qui broutait l’herbe paisiblement. (Le chevalier de Tantale se met à rougir.) – Chevalier de Bonplaisir, j’espère bien que rien de tout ceci ne sera répété au Roi ! – Sinon quoi ? Faudra-t-il que j’aille quérir la jeune bergère que vous étreignîtes sauvagement dans le pré voisin la nuit dernière et l’amener témoigner devant notre Illustre Epouvantail coiffé d’une couronne ; et qu’elle fasse donc mentir cette fameuse chasteté dont vous vous enorgueillissez tant ? (Le chevalier de Tantale se signe.) – Je ne voulais pas faire la guerre, chevalier de Bonplaisir, mon vœu était d’entrer dans un monastère ! – Eh bien, que ne le fîtes-vous ? (Le chevalier de Tantale, bafouille à demi.) – Mais… Malheur ! C’est que j’aime trop la chair ! (Le chevalier de Bonplaisir esquisse un geste rassurant.) – Si ce n’est que cela, il y a là de quoi vous satisfaire ! Goûtez donc de ce bon sanglier que j’ai trouvé défunt dans le berceau de la forêt. (Le chevalier de Tantale sort un fouet et commence à se mortifier.) – Ayez pitié, mon Dieu ; les fesses, les seins, les hanches cambrées, tout cela me rend fou et danse devant mes yeux comme une alléchante et terrible tentation ! (Le chevalier de Bonplaisir lui tend un morceau de sanglier.) (Le chevalier de Tantale esquisse un haut le cœur.)  – Arrière avec cette viande sanguinolente ! Ce n’est point cela qui me ronge l’âme et le corps ! (Le chevalier de Bonplaisir va dans le pré voisin et ramène à son bras une jeune bergère.) – Je crois que j’ai trouvé ce qui convient plus à votre goût ! – Oh ! doux Jésus ! Chevalier de Bonplaisir, que cette créature est appétissante ! Mais je n’ose… – Allons bon, j’ai déjà pris sur moi le péché de gourmandise, je puis bien endosser le justaucorps de la luxure. Je m’occuperai d’elle pour que vous puissiez rester pur comme la neige et n’être point souillé en vôtre âme. J’en fais mon affaire ! – Et je devrais rester là à vous regarder ? Mais vous êtes un véritable démon, chevalier de Déplaisir ! – Ne me remerciez pas, je vous absous, vos mirettes pourront se délecter à leur aise. Il vous faudra seulement endurer en vous le péché de l’envie : vous ne goûterez qu’avec les yeux cette fois-ci ! » (Tandis que le chevalier de Bonplaisir s’occupe à lutiner la jeune bergère, le chevalier de Tantale, quant à lui, dépité, se mortifie avec une conviction de plus en plus molle).

Dialogue entre le chevalier de Bonplaisir et l’archer Telguillaume 

« Chevalier de Bonplaisir, vous plairait-il que je vous enseigne mon art ? – Archer Telguillaume, si votre art s’apparente à un doux repos sous l’ombre d’un pommier, je suis votre homme ! – Il y a bien une histoire de pommes et d’homme mais il ne s’agit point de dormir. Un homme de troupe s’accolera contre un poteau avec une pomme posée sur sa tête et je devrais la toucher du premier coup ! – Diantre ! Archer Telguillaume voilà qui est bien fastidieux et présomptueux quand un couteau suffit amplement à découper une pomme en quartiers. À quoi bon toutes ces parades ? – C’est que vous n’entendez point encore la subtilité de mon art. – Mais enfin, quelle grandeur peut-il y avoir à planter une flèche dans une pomme ? Il n’est point besoin d’arc pour ce faire. Je m’en vais vous le démontrer sur l’heure ! (Le chevalier de Bonplaisir prend une flèche et la plante dans une pomme bien juteuse.) – Et voilà toute l’affaire, archer Telguillaume ! – Juste ciel ! Chevalier de Bonplaisir, mais que faites-vous de l’exploit, de l’amour du risque ? – Cela je crois qu’il faudrait le demander à l’homme de troupe dont le crâne servira de reposoir à votre fruit. Que ferez-vous s’il y a un pépin ? – Parbleu ! Chevalier de Bonplaisir, ce ne sont point des pommes vides dont je me sers ! J’espère bien qu’il n’y aura pas qu’un seul pépin mais bien plusieurs si Dame Nature a bien fait son œuvre ! – Je ne suis pas de la dernière ondée, archer Telguillaume. Cependant, supposons que vous vous trompiez de lettre par un fâcheux manquement à l’orthographe et qu’au lieu de la “pomme”, vous n’atteignez l’“homme” ? À tout le moins, veillez à ne point viser la pomme d’Adam. – Chevalier de Bonplaisir, que viennent faire les Ecritures en cette affaire ? Je ne vois nul serpent et encore moins nos Eve tentatrices qui, bien calfeutrées en nos domaines, ne nous peuvent point déranger. – Oh, pourtant, archer Telguillaume, cela me démange bien souvent d’avoir l’habit dérangé par une créature du beau sexe ! – Vous n’êtes qu’un voluptueux, chevalier de Bonplaisir ! – Votre compliment me va droit au cœur, archer Telguillaume. – Assez de basses plaisanteries, passons directement au but de notre exercice. Je connais votre veulerie légendaire pour ce qui est du combat à l’épée et c’est pourquoi je me propose de vous apprendre un peu de l’art que je possède. – Un peu de lard ? Mais que ne le disiez-vous plus tôt ? Ah ! vous faites mon plaisir désormais ! Soyez généreux, archer Telguillaume et faites m’en profiter ! – Je suis heureux de vous voir revenu à des sentiments plus nobles, chevalier de Bonplaisir. Homme de troupe, allez vous placer contre le poteau. Mais ne tremblez point comme une feuille morte, voyons ! (Il s’adresse au chevalier de Bonplaisir.) – Ils savent bien pourtant que je suis passé maître en l’art que je pratique ! Que peuvent-ils donc craindre ? – Un mauvais coup de broche peut-être, archer Telguillaume ? Et pourtant, quand on compte faire le délice de quelqu’un avec un peu de tendres morceaux salés, on aurait bien tort de trembler pour sa couenne ! – Je ne vous le fais pas dire, chevalier de Bonplaisir. Mais regardez, cet homme de troupe trempe à présent ses chausses ! Voilà qui est bien honteux si nous avons de tels couards dans l’armée de Sa Majesté ! (Le chevalier de Bonplaisir, à part : – Je salive d’avance à l’idée d’une bonne pièce de viande !) – Je vous prêterai mon arc et mes flèches une fois mon coup d’éclat accompli, chevalier de Bonplaisir. À présent, regardez comme je bande bien mon arc ! – J’en fais tout autant, archer Telguillaume ! Et croyez bien qu’il bande ferme ! (L’archer Telguillaume décoche une flèche qui vient se loger dans la poitrine de l’homme de troupe et celui-ci s’écroule dans un râle.) (Le chevalier de Bonplaisir, admiratif du vol de la flèche ne voit pas l’homme de troupe qui agonise à terre.) – Archer Telguillaume, si vous décochez aussi bien aux arts de l’amour, vous devez être un fameux galant ! (L’archer Telguillaume regarde, agacé, l’homme de troupe affalé dans son sang.) – Je l’avais bien dit qu’il tremblait trop ! Chevalier de Bonplaisir, il ne faut jamais juger du premier coup ! Croyez bien que le prochain sera le bon ! (Le chevalier de Bonplaisir voit l’homme de troupe étendu, la flèche fichée dans sa poitrine.) – Si c’est de ce lard là que vous comptiez m’offrir, archer Telguillaume, je vous le laisse volontiers ! Et croyez bien que je m’estime dupé ! Au moins la pomme ne sera point perdue. (Il saisit la pomme intacte tombée au sol et commence à croquer dedans.) – Mais cette pomme est pourrie, archer Telguillaume ! Et votre lard est trop humain à mon goût ! Vous avez décidément des mœurs pour le moins étranges ! Je m’en retourne à ma tente où un bon quartier de viande bien cuite attend mon palais qui salive ! Vous m’avez affamé avec toutes vos fausses promesses ! (L’archer Telguillaume est gêné.) – Attendez donc, chevalier de Bonplaisir, je vais rappeler un autre homme de troupe et cette fois j’atteindrais la pomme ! – Archer Telguillaume, si pour vous les pommes sont des hommes et si votre lard sent le bipède humain, sachez que je ne mange point de ce pain là ! Vous feriez bien mieux de bander autre chose de plus utile ! » (Il s’en va, laissant l’archer Telguillaume, désappointé, qui regarde piteusement son arc débandé). 

Dialogue entre le chevalier de Bonplaisir et le Pape 

« Chevalier de Bonplaisir, j’ai ouï dire par Sa Majesté le Roi que vous n’étiez pas très combatif en cette guerre. – Très Saint Pair, comme vous je peux même me flatter de ne jamais participer aux luttes sanglantes qui enchantent mes frères d’armes ; à moins qu’il ne s’agisse d’une pièce de gibier bien sanglant ! – Vous êtes indigne de votre titre, chevalier de Bonplaisir ! – Au contraire, votre Sainteté, je trouve que mon nom me va comme un gant de velours. Je ne pouvais trouver meilleur tailleur ! (Le Pape prend un air courroucé.) – Chevalier de Bonplaisir, vous vous gorgez de vice comme un cochon de détritus ! Et l’ennemi, qu’en faites-vous ? Notre guerre est juste, ne l’oubliez point, or donc il vous faut porter l’estocade dans les flancs de nos adversaires ! – Mais Très Sainte Paire, ministre du Seigneur mon Dieu, il est dit dans le Décalogue qu’il ne faut point tuer son prochain. – L’ennemi n’est point notre prochain ! – Pourtant, Votre Eminence, leur camp n’est pas si éloigné du nôtre, il en est même assez proche ! – Rappelez-vous, chevalier de Bonplaisir, que Jésus lui-même a dit qu’il était venu apporter le glaive. – Que Votre Illustrissime Sainteté me pardonne mais celui que j’ai entre les cuisses me convient très bien pour les joutes amoureuses ! – Vous n’êtes qu’un débauché, chevalier de Bonplaisir, un satyre ! Je vous ferai excommunier ! – Et que faites-vous du cardinal et archevêque de Bonplaisir, mon très cher oncle ? – Pourquoi me parlez-vous de lui en cette affaire ? Je puis bien décider seul de vous excommunier, voire même de vous soumettre à la question ! Car il me semble que vous suez le Diable par tous vos pores ! – Si le Diable est un porc, croyez bien que je lui aurais vite réglé son compte, Illustre Sainte Paire ! Et qu’il rôtira sur un tournebroche ! – Assez de vos propos outranciers, chevalier de Bonplaisir ! – Mais, doux Saint Pair, il me semble que vous considérez l’archevêque et cardinal de Bonplaisir comme votre propre frère. Je n’oserai point m’avancer plus, mais de sa propre bouche, je l’ai pu entendre dire que votre entente fraternelle allait même jusqu’à de certains rapprochements… (Le Pape devient rouge.) – Chevalier de Bonplaisir, il suffit ! N’oubliez point à qui vous vous adressez ! – Oh non ! Je n’oublie point ! J’ai bonne mémoire, rassurez-vous ! Après tout, il arrive que des frères partagent le même berceau. Mais il me semble que soumettre à la question et excommunier une âme qui est presque de votre famille, cela n’est point très charitable. Songez comme mon oncle me porte une tendre affection, lui qui entra dans les ordres car il détestait la vue du sang humain. C’est de lui que me vient l’amour de la bonne chère. Pour les femmes et les plaisirs de la chair, il m’a fallu par contre me former seul. Songez un instant à l’immense tristesse et au déplaisir profond que vous lui causeriez, vous qui le chérissez comme un frère – et qui avez pour lui de ces bontés… (Le Pape saisit sa mitre dans ses mains et la serre de fureur comme on essorerait un linge humide.) – Assez, chevalier de Basplaisir ! Je ne veux plus entendre une seule parole sortir de votre bouche impie ! Vous êtes pire que le démon ! Soit ! Puisqu’une tendresse fraternelle m’unit à votre oncle, je ne vous ferai point excommunier ni n’en appellerai à l’Inquisiteur Froideroche. Mais vous ne l’emporterez pas au Paradis ! C’est l’enfer qui vous attend ! – Peut-être y serons-nous voisins…? » (Le Pape, dont la mitre est presque en charpie à force de la tordre entre ses mains, s’en va, rouge de colère).


© Thibault Marconnet

Février - Mars 2011

jeudi 24 avril 2014

Dormir

Pier Paolo Calzolari, Untitled, Lead and Candle, 1969



Ce soir
Je veux dormir
Dans l’oubli de mon nom
Dans l’oubli de tous les noms
Dans l’oubli du langage même
Dormir comme avant la Création.


© Thibault Marconnet

21/04/1014

Envoi (Charlotte Delbo)

Alberto Burri, Sacco, 1953


Un homme qui meurt pour un autre homme
cela se cherche
ne dis plus cela Mendiant
ne le dis plus
ils sont des milliers
qui se sont avancés pour tous les autres
pour toi aussi
Mendiant
pour que tu salues l’aurore
l’aube était livide
aux matins des mont-valérien
et maintenant
cela s’appelle l’aurore
Mendiant
c’est l’aube avec leur sang.


Anselm Kiefer, Dein Aschenes Haar Sulamith, 1981



© Charlotte Delbo

(in Auschwitz et après – Mesure de nos jours, tome III, p. 210)

Ce poète qui nous avait promis des roses... (Charlotte Delbo)

Alberto Burri, Rosso, 1953


Ce poète qui nous avait promis des roses
Il y aurait des roses
sur notre chemin
quand nous reviendrions
avait-il dit.
Des roses
le chemin était âpre et sec
quand nous sommes revenus
Le poète aurait menti ?
Non
Les poètes voient au-delà des choses
et celui-ci avait double-vue
si de roses
il n’y a pas eu
c’est que nous ne sommes pas revenus
et de plus
pourquoi des roses
nous n’avions pas tant d’exigence
c’est de l’amour qu’il nous aurait fallu
si nous étions revenus.


Anselm Kiefer, Aschenblume, 2004

© Charlotte Delbo
(in Auschwitz et après – Mesure de nos jours, tome III, p. 69)
   
         

PRIERE AUX VIVANTS POUR LEUR PARDONNER D'ÊTRE VIVANTS (Charlotte Delbo)

Alberto Burri, Bianco, 1953


Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
un vêtement qui vous va bien
qui vous va mal
qui vous va à peu près
vous qui passez
animés d’une vie tumultueuse aux artères
et bien collée au squelette
d’un pas alerte, sportif, lourdaud
rieurs renfrognés, vous êtes beaux
si quelconques
si quelconquement tout le monde
tellement beaux d’être quelconques
diversement
avec cette vie qui vous empêche
de sentir votre buste qui suit la jambe
votre main au chapeau
votre main sur le cœur
la rotule qui roule doucement au genou
comment vous pardonner d’être vivants…

Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
Vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d’argent
comment comment
vous pardonner d’être vivants
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux-là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes chaque printemps
Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillés de votre peau de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie.

*

Je reviens
d’au-delà de la connaissance
il faut maintenant désapprendre
je vois bien qu’autrement
je ne pourrais plus vivre.

*

Et puis
mieux vaut ne pas y croire
à ces histoires
de revenants
plus jamais vous ne dormirez
si jamais vous les croyez
ces spectres revenants
ces revenants
qui reviennent
sans pouvoir même
expliquer comment.


Anselm Kiefer, Palette, 1981

 © Charlotte Delbo

(in Auschwitz et après – Une connaissance inutile, tome II, p. 185-187)

Et je suis revenue... (Charlotte Delbo)

Alberto Burri, Spider, 1954



Et je suis revenue
Ainsi vous ne saviez pas,
vous,
qu’on revient de là-bas

On revient de là-bas
et même de plus loin

*

Je reviens d’un autre monde
dans ce monde
que je n’avais pas quitté
et je ne sais
lequel est vrai
dites-moi suis-je revenue
de l’autre monde ?
Pour moi
je suis encore là-bas
et je meurs
là-bas
chaque jour un peu plus
je remeurs
la mort de tous ceux qui sont morts
et je ne sais plus quel est vrai
du monde-là-bas
maintenant
je ne sais plus
quand je rêve
et quand
je ne rêve pas.

*

Moi aussi j’avais rêvé
de désespoirs
et d’alcools
autrefois
avant
Je suis remontée du désespoir
celui-là
croyant que j’avais rêvé
le rêve du désespoir
La mémoire m’est revenue
et avec elle une souffrance
qui m’a fait m’en retourner
à la patrie de l’inconnu.

C’était encore une patrie terrestre
et rien de moi ne peut fuir
je me possède toute
et cette connaissance
acquise au fond du désespoir
Alors vous saurez
qu’il ne faut pas parler avec la mort
c’est une connaissance inutile.
Dans un monde
où ne sont pas vivants
ceux qui croient l’être
toute connaissance devient inutile
à qui possède l’autre
et pour vivre
il vaut mieux ne rien savoir
ne rien savoir du prix de la vie
à un jeune homme qui va mourir.

*

J’ai parlé avec la mort
alors
je sais
comme trop de choses apprises étaient vaines
mais je l’ai su au prix de souffrance
si grande
que je me demande
s’il valait la peine

*

Vous qui vous aimez
hommes et femmes
homme d’une femme
femme d’un homme
vous qui vous aimez
pouvez-vous comment pouvez-vous
dire votre amour dans les journaux
sur des photos
dire votre amour à la rue qui vous voit passer
à la vitrine où vous marchez
l’un près de l’autre contre l’autre
vos yeux dans la glace rencontrés
et vos lèvres rapprochées
comment pouvez-vous
le dire au garçon
au chauffeur de taxi
vous lui êtes si sympathiques
tous les deux
des amoureux
vous le dire sans rien dire
d’un geste
Chérie, ton manteau, n’oublie pas tes gants
vous effaçant pour la laisser passer
elle souriant paupières abaissées qui se relèvent
le dire à ceux qui vous regardent
et à ceux qui ne vous regardent pas
par cette assurance qu’on a quand on est attendu
dans un café
dans un square
cette assurance qu’on a
quand on est attendu dans la vie
le dire aux animaux du zoo
ensemble qu’il est laid celui-ci celui-là qu’il est beau
d’accord sincèrement
ou non
n’importe
y pensez-vous seulement
comment pouvez-vous et pourquoi
le dire à moi
je sais
je sais que tous les hommes ont aux femmes les mêmes gestes
tes gants chérie, tes fleurs que tu oublies
chérie m’allait bien à moi aussi
je sais que toutes les femmes
ont aux hommes le même ravissement
il prenait ma main
protégeait mon épaule
comment osez-vous
à moi
je n’ai plus à sourire
merci chéri tu es gentil
chéri lui allait bien à lui aussi.

Et ce désert est tout peuplé
d’hommes et de femmes qui s’aiment
qui s’aiment et se le crient
d’un bout de la terre à l’autre.

*

Je suis revenue d’entre les morts
et j’ai cru
que cela me donnait le droit
de parler aux autres
et quand je me suis retrouvée en face d’eux
je n’ai rien eu à leur dire
parce que
j’avais appris
là-bas
qu’on ne peut pas parler aux autres.


Anselm Kiefer, Urd, Werdandi, Skuld, 2007

 © Charlotte Delbo
(in Auschwitz et après  – Une connaissance inutile, tome II, p. 179-184)

Vous qui avez pleuré deux mille ans... (Charlotte Delbo)

Alberto Burri, Procession of the Dead Christ, 1946



Vous qui avez pleuré deux mille ans
un qui a agonisé trois jours et trois nuits

quelles larmes aurez-vous
pour ceux qui ont agonisé
beaucoup plus de trois cents nuits et beaucoup plus de trois cents journées
combien
pleurerez-vous
ceux-là qui ont agonisé tant d’agonies
et ils étaient innombrables

Ils ne croyaient pas à résurrection dans l’éternité
Et ils savaient que vous ne pleureriez pas.



Anselm Kiefer, Von der Maas an die Memel, von der Etsch bis an den Belt, 2001-2012



© Charlotte Delbo
(in Auschwitz et après – Aucun de nous ne reviendra, tome I, p. 20)

vendredi 18 avril 2014

Barbelés des mots (In Memoriam Charlotte Delbo)







Charlotte Delbo (1913-1985) fut l'assistante de Louis Jouvet avant-guerre. Résistante avec son mari durant l'Occupation, ils furent arrêtés tous deux. Lui fusillé, elle déportée pour Auschwitz-Birkenau. Comment dire cela ? par quelle langue noire faire l’énoncé d’une telle atrocité ? Comme si c'était aussi simple, comme si ce fait était égal aux autres – alors que rien jamais ne pourra justifier de telles horreurs. 
Vers la fin de la guerre, elle fut changée de camp. Sa nouvelle destination, à peine moins sinistre que la précédente : Ravensbrück. 

À la libération du camp, elle reprendra son activité théâtrale aux côtés de Louis Jouvet. Des 230 femmes parties avec elle dans le convoi de Compiègne pour Auschwitz, seules 49 d’entre elles reviendront ; seules ces quelques femmes auront pu passer – mais à quel prix ! –, entre les griffes du massacre sans nom. Et pour quel retour ? Pour quelle vie ? Y a-t-il seulement une vie possible après ce là-bas, après cet enfer terrestre ?
Ce n'est qu'au tout début des années 70 que Charlotte Delbo décidera de faire publier son amère trilogie déchirante : Auschwitz et après.

D’un tel témoignage on ne ressort pas. Car lire de tout son être, c’est entrer nu dans la chair vivante du silence. Mais ici, dans la plaie de cet ouvrage, le silence est un squelette décharné qui claque au vent : drapeau de chair déchirée. On entre dans ce livre comme dans la peau morte d’un serpent – avec pour seul habit, la squame rayée des déportées. On pénètre dans le froid terrible des appels qui durent toute la nuit pour ces fantômes de femmes qui ne savent plus ce que c’est que le jour, qui n’ont que la lumière crue et maladive des lampes électriques pour tout soleil ; on sent la diarrhée qui colle aux jambes amaigries, desséchées de leur pulpe vitale ; on éprouve la soif tenace, l’absence de salive qui vous fait la bouche comme un gros ballon de colle ; on perçoit l’immonde cacophonie de hurlements rauques, de voix hystériques. Oui, “la mort est un maître venu d’Allemagne” ainsi que l’écrivait Paul Celan dans son Todesfuge, sa Fugue de mort.

Que celui qui ne craint pas d’être bouleversé – ébranlé au plus profond de lui-même – ; que celui-là seul ose donc s’aventurer dans cette œuvre. Si des lambeaux de son cœur restent accrochés dans les barbelés des mots, c’est que sa lecture n’aura pas été vaine.

Comme le disait le Christ à la Bienheureuse Angèle de Foligno dans ses visions extatiques : « Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimée !... »
Et ce n’est pas non plus pour rire que Charlotte Delbo a témoigné.
Puisque notre société est devenue celle du “rire” sur commande – qui est d’ailleurs tout sauf le rire franc et sincère de la joie –, que chaque ricaneur insipide se le tienne pour dit et passe son chemin !


Charlotte Delbo à Auschwitz



© Thibault Marconnet

18/04/2014


Alberto Burri, Combustione Plastica (Plastic Combustion), 1958