Charlotte Delbo (1913-1985)
fut l'assistante de Louis Jouvet avant-guerre. Résistante avec son mari durant
l'Occupation, ils furent arrêtés tous deux. Lui fusillé, elle déportée pour
Auschwitz-Birkenau. Comment dire cela ? par quelle langue noire faire l’énoncé
d’une telle atrocité ? Comme si c'était aussi simple, comme si ce fait était égal
aux autres – alors que rien jamais ne pourra justifier de telles
horreurs.
Vers la fin de la guerre,
elle fut changée de camp. Sa nouvelle destination, à peine moins sinistre que
la précédente : Ravensbrück.
À la libération du camp,
elle reprendra son activité théâtrale aux côtés de Louis Jouvet. Des 230 femmes
parties avec elle dans le convoi de Compiègne pour Auschwitz, seules 49 d’entre
elles reviendront ; seules ces quelques femmes auront pu passer – mais à quel
prix ! –, entre les griffes du massacre sans nom. Et pour quel retour ? Pour
quelle vie ? Y a-t-il seulement une vie possible après ce là-bas, après
cet enfer terrestre ?
Ce n'est qu'au tout début
des années 70 que Charlotte Delbo décidera de faire publier son amère trilogie
déchirante : Auschwitz et après.
D’un tel témoignage on ne
ressort pas. Car lire de tout son être, c’est entrer nu dans la chair vivante du
silence. Mais ici, dans la plaie de cet ouvrage, le silence est un squelette
décharné qui claque au vent : drapeau de chair déchirée. On entre dans ce
livre comme dans la peau morte d’un serpent – avec pour seul habit, la squame
rayée des déportées. On pénètre dans le froid terrible des appels qui durent
toute la nuit pour ces fantômes de femmes qui ne savent plus ce que c’est
que le jour, qui n’ont que la lumière crue et maladive des lampes électriques
pour tout soleil ; on sent la diarrhée qui colle aux jambes amaigries,
desséchées de leur pulpe vitale ; on éprouve la soif tenace, l’absence de
salive qui vous fait la bouche comme un gros ballon de colle ; on perçoit
l’immonde cacophonie de hurlements rauques, de voix hystériques. Oui, “la mort
est un maître venu d’Allemagne” ainsi que l’écrivait Paul Celan dans son Todesfuge, sa Fugue de mort.
Que celui qui ne craint pas
d’être bouleversé – ébranlé au plus profond de lui-même – ; que celui-là
seul ose donc s’aventurer dans cette œuvre. Si des lambeaux de son cœur restent
accrochés dans les barbelés des mots, c’est que sa lecture n’aura pas été
vaine.
Comme le disait le Christ à
la Bienheureuse Angèle de Foligno dans ses visions extatiques : « Ce
n’est pas pour rire que je t’ai aimée !... »
Et ce n’est pas non plus
pour rire que Charlotte Delbo a témoigné.
Puisque notre société est
devenue celle du “rire” sur commande – qui est d’ailleurs tout sauf le rire
franc et sincère de la joie –, que chaque ricaneur insipide se le tienne pour
dit et passe son chemin !
Charlotte Delbo à Auschwitz |
© Thibault Marconnet
18/04/2014
Alberto Burri, Combustione Plastica (Plastic Combustion), 1958 |
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