William Congdon, Piazza San Marco #15, 1957 |
Un jour de pluie,
Monsieur Moi se promenait dans
Venise. La ville dans sa robe hivernale, s’était recouverte d’un linceul de
brume. L’air était froid et humide. La bouche de monsieur Moi était un encensoir d’où s’étirait une fine fumée blanche. Il
fourrageait méthodiquement dans la poche de son veston afin d’y trouver son
écharpe de soie – qui d’ailleurs
n’était pas à lui. Venise semblait
une grande femme enroulée dans les draps blancs du marbre, encore endormie,
évanouie dans ses vapeurs matinales.
Monsieur Moi savait bien qui il était et ne
manquait pas de le faire savoir. Aux passants qu’il croisait avec dédain, à ses
amis de plus en plus rares, à son chien Tutoi,
il ne cessait de proclamer :
« Je suis Moi ! »
À ces mots, sa bouche
entrouverte laissait toujours filtrer l’or des dents qui ornaient tout son
palais. Il se trouvait d’ailleurs non loin du palais des Doges, en compagnie de
Tutoi, son dogue allemand.
Vint à passer en
trombe, Monsieur Toi, emmailloté dans
un manteau de pluie et accompagné de son fidèle petit chien nommé Vouvoi – un Yorkshire affreusement snob
qui ne ratait pas une occasion pour faire peser tout le poids de son mépris sur
la tête affectueuse de Tutoi, le
chien de monsieur Moi.
Vous, je ne sais pas,
mais avouez que c’est à se perdre tous ces moi
et ces toi ! On finirait par en
perdre son italien. Rassurez-vous, c’est seulement le labyrinthe vénitien qui
produit cet effet confus sur la conscience. Mais ne nous égarons pas !
Présentons plus
amplement les protagonistes de cette curieuse histoire. Monsieur Toi était un homme jovial, véritable
boute-en-train, toujours le mot pour rire – ce qui agaçait fortement monsieur Moi qui était, lui, un homme sérieux,
austère, jamais un mot plus haut que l’autre.
Toi
interpella Moi en ces termes :
- Ah, mon vieux !
mais c’est toi !
Prenant un air pincé
en rajustant son lorgnon embué, monsieur Moi
lui rétorqua :
- Non ! Vous vous
méprenez du tout au tout ! Vous, c’est Toi
et je suis Moi !
- Allez, quoi !
copain ! on va pas se fâcher pour si peu. Fais pas la tête !
- Moi ne fait jamais la tête – comme vous le dites bêtement –, car apprenez
que celle-ci est bien campée sur mes deux épaules. Je ne saurais en dire autant
de la vôtre, insensé que vous êtes ! Et puis à la fin, c’est assez,
monsieur Toi ! je vous le répète
une dernière fois pour que ça rentre enfin dans votre tête de linotte ! je
sais bien qui je suis, que diantre ! Je suis Moi !
Ce disant, une jeune
femme à bicyclette vint à leur rencontre, tirant le soleil derrière elle comme
un gros bougon, un chat hirsute et mal léché qui aurait bien voulu faire la
grasse matinée. La brume se volatilisa à l’instant même comme un foulard qu’on
fourre dans un sac à main.
Cette jeune femme
avait tout entendu de la querelle stérile et binaire entre Moi et Toi. Elle
descendit de sa bicyclette et leur parla avec beaucoup de justesse :
- Toi, tu veux être ami avec tout le monde – ce qui est impossible.
Et quant à Moi, il veut se tenir loin
de tout le monde en dédaignant les autres. Votre dispute est bête à manger du
bois !
Vous êtes, tous deux, enfermés
dans vos conceptions étroites et vous ne parviendrez jamais à un dialogue.
Ayant dit cela, elle
leur fit grâce d’un sourire en virgule de lumière et remonta sur son engin.
- Mais t’es qui, toi,
espèce de greluche ?! la harangua brusquement monsieur Toi.
- Il a raison !
Qui êtes vous à la fin pour nous faire des leçons, petite malapprise ?!
vociféra avec hauteur monsieur Moi.
La jeune femme tourna
alors son beau visage vers ces tristes sires.
- Vos mots sont de la
laine rêche et qui gratte. Les miens sont de la soie car on est plus doux avec autrui quand on se permet d’être soi. »
Là-dessus, elle
repartit vers la lagune inondée de lumière, libre comme le vent, traînant après
elle le soleil – laissant Moi et Toi loin derrière comme deux masques
ridicules à nouveau noyés dans un épais brouillard.
© Thibault Marconnet
09/04/2014
Félicien Rops, L'amour mouché, 1881 |
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