Alberto Burri, Spider, 1954 |
Et je suis revenue
Ainsi vous ne saviez
pas,
vous,
qu’on revient de
là-bas
On revient de là-bas
et même de plus loin
*
Je reviens d’un autre
monde
dans ce monde
que je n’avais pas
quitté
et je ne sais
lequel est vrai
dites-moi suis-je
revenue
de l’autre
monde ?
Pour moi
je suis encore là-bas
et je meurs
là-bas
chaque jour un peu
plus
je remeurs
la mort de tous ceux
qui sont morts
et je ne sais plus
quel est vrai
du monde-là-bas
maintenant
je ne sais plus
quand je rêve
et quand
je ne rêve pas.
*
Moi aussi j’avais rêvé
de désespoirs
et d’alcools
autrefois
avant
Je suis remontée du
désespoir
celui-là
croyant que j’avais
rêvé
le rêve du désespoir
La mémoire m’est
revenue
et avec elle une
souffrance
qui m’a fait m’en
retourner
à la patrie de
l’inconnu.
C’était encore une
patrie terrestre
et rien de moi ne peut
fuir
je me possède toute
et cette connaissance
acquise au fond du
désespoir
Alors vous saurez
qu’il ne faut pas parler
avec la mort
c’est une connaissance
inutile.
Dans un monde
où ne sont pas vivants
ceux qui croient
l’être
toute connaissance
devient inutile
à qui possède l’autre
et pour vivre
il vaut mieux ne rien
savoir
ne rien savoir du prix
de la vie
à un jeune homme qui
va mourir.
*
J’ai parlé avec la
mort
alors
je sais
comme trop de choses
apprises étaient vaines
mais je l’ai su au
prix de souffrance
si grande
que je me demande
s’il valait la peine
*
Vous qui vous aimez
hommes et femmes
homme d’une femme
femme d’un homme
vous qui vous aimez
pouvez-vous comment
pouvez-vous
dire votre amour dans
les journaux
sur des photos
dire votre amour à la
rue qui vous voit passer
à la vitrine où vous
marchez
l’un près de l’autre
contre l’autre
vos yeux dans la glace
rencontrés
et vos lèvres
rapprochées
comment pouvez-vous
le dire au garçon
au chauffeur de taxi
vous lui êtes si
sympathiques
tous les deux
des amoureux
vous le dire sans rien
dire
d’un geste
Chérie, ton manteau,
n’oublie pas tes gants
vous effaçant pour la
laisser passer
elle souriant
paupières abaissées qui se relèvent
le dire à ceux qui
vous regardent
et à ceux qui ne vous
regardent pas
par cette assurance
qu’on a quand on est attendu
dans un café
dans un square
cette assurance qu’on
a
quand on est attendu
dans la vie
le dire aux animaux du
zoo
ensemble qu’il est
laid celui-ci celui-là qu’il est beau
d’accord sincèrement
ou non
n’importe
y pensez-vous
seulement
comment pouvez-vous et
pourquoi
le dire à moi
je sais
je sais que tous les
hommes ont aux femmes les mêmes gestes
tes gants chérie, tes
fleurs que tu oublies
chérie m’allait bien à
moi aussi
je sais que toutes les
femmes
ont aux hommes le même
ravissement
il prenait ma main
protégeait mon épaule
comment osez-vous
à moi
je n’ai plus à sourire
merci chéri tu es
gentil
chéri lui allait bien
à lui aussi.
Et ce désert est tout
peuplé
d’hommes et de femmes
qui s’aiment
qui s’aiment et se le
crient
d’un bout de la terre
à l’autre.
*
Je suis revenue
d’entre les morts
et j’ai cru
que cela me donnait le
droit
de parler aux autres
et quand je me suis
retrouvée en face d’eux
je n’ai rien eu à leur
dire
parce que
j’avais appris
là-bas
qu’on ne peut pas
parler aux autres.
Anselm Kiefer, Urd, Werdandi, Skuld, 2007 |
(in
Auschwitz et après – Une connaissance inutile, tome II,
p. 179-184)
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