mercredi 29 juillet 2015

L'union

Egon Schiele, Femme en deuil, 1912


« La mort est un maître d’Allemagne »
Paul Celan


Louise, une jeune femme d’une trentaine d’années, marchait dans une épaisse forêt, le souffle court, oppressée par l’atmosphère qu’elle sentait émaner autour d’elle et en soi.
Depuis trop longtemps la nuit avait pris possession de son âme comme un gros ballon de colle noire. Son ombre ne la suivait plus, elle s’était fondue en elle pour prendre toute la place. Le ciel était gris comme la ferraille d’une tôle ondulée et Louise se sentait prisonnière de sa propre peau. Comme elle aurait voulu pouvoir muer ! arracher ce tissu qui l’étouffait et l’abandonner derrière elle ainsi qu’un serpent fait de sa peau morte.
Lorsqu’elle déboucha dans une clairière, le soleil lui sauta au visage ainsi qu’un chat qui, pris de fureur, griffe et mord jusqu’au sang. Où cacher son corps à présent qu’une lumière verte avait envahi toute l’herbe ?
Malgré les javelots d’or du soleil et le chant matinal des oiseaux, tout lui semblait pénétré de mort jusqu’aux plus intimes racines de sa chair. Un fantôme : voilà comment elle imaginait son être, un feu follet dont la lumière blafarde est avalée et mastiquée inlassablement par la bouche morte du ciel. Louise aurait voulu serrer un homme contre elle, se couvrir de ce corps masculin comme d’un manteau protecteur. Alors seulement, peut-être, se sentirait-elle revivre à nouveau, baignée dans la chaleur d’une peau qui aime.
Elle regarda les stèles en bois des arbres muets. Il fallait fuir ce cimetière, s’échapper, courir jusqu’à sentir l’air lui brûler la poitrine, cracher sa mort, pleurer tout le sel de ses yeux, regagner le seuil de la vie. Elle repensa aux nuits d’amour. Cela était-il donc bien fini ? Non ! Il lui fallait d’abord se réconcilier avec ses forces vives, ouvrir son sein pour y laisser entrer la lumière fauve et animale d’un corps qui désire de toute son âme.
Elle sentit la terre chaude à ses pieds, couchée comme une immense femme, lui communiquer le feu ardent de son magma souterrain. Elle allait aimer jusqu’à plus souffle les fleurs, la sève des arbres, l’eau dorée des rivières ; elle allait reprendre vie.
Louise ouvrit son être à toute la beauté vivante qui palpitait autour d’elle. Une vague de pitié la traversa tout entière : elle pleura sur elle-même et ses larmes furent douces. L’amour redevenait peu à peu maître de sa peau de même qu’un renard regagne la paix de son terrier.
Louise faisait enfin corps avec soi. Pour ne rien perdre de cette union solaire retrouvée, elle rentra en elle-même et elle ferma la porte.


© Thibault Marconnet
le 24 juillet 2015



Egon Schiele, La rêveuse (Gerti Schiele), 1911