mercredi 27 mai 2015

Lao-tseu : Extraits du “Tao-tö king”



Quiconque chérit son corps pour le monde peut vivre dans le monde  

Quiconque aime son corps pour le monde peut se fier au monde. 
(in Tao-tö king, XIII, p. 25)

Les armes sont des instruments néfastes,
elles ne sont pas des instruments de gentilhomme.
Celui-ci ne s'en sert que par nécessité,
car il honore la paix et la tranquillité
et ne se réjouit pas de sa victoire.

Celui qui se réjouit de sa victoire
prend plaisir à tuer les hommes.
Celui qui prend plaisir à tuer les hommes
ne peut jamais réaliser son idéal dans le monde. 
(in Tao-tö king, XXI, p. 49-50)

Lao-tseu

Thibault Marconnet, Rouge est la couleur de mon âme (acrylique), 2015

Lao-tseu, Tao-tö king, Folio Gallimard, 2002, 120 pages, 2 euros

mardi 12 mai 2015

Lisa Gerrard - The Mirror Pool [1995]


L'eau rouge des volcans

S’il nous était permis d’entendre le chant des planètes, je crois que celui-ci ressemblerait fort aux mélodies vocales de Lisa Gerrard. Véritable diva cosmique, la chanteuse de Dead Can Dance semble habitée par le feu blanc des étoiles ardentes.

Comme des prières ancestrales, des psaumes de grâce, les chants de cette femme venue tout droit d’un autre monde, résonnent au plus intime de l’être. Il y a du magma en fusion dans cette voix, l’eau rouge des volcans.


Thibault Marconnet, L'axe du cosmos (pastel), 2015


C’est une expérience presque sacrée que d’écouter Lisa Gerrard. Dans ce premier album solo – le plus fort à mes yeux –, la chanteuse australienne fait revivre toutes les couleurs, tous les rythmes fondateurs de la terre. Son chant est cosmogonique, créateur de mondes.

Vous naviguerez au cœur de la brûlante Afrique ; dans la pierre froide et humide de monastères anciens ; sous la lumière des torches d’un bal médiéval donné en pleine nuit ; dans une Perse fleurie et flamboyante ; sur la route de la Soie – et du Soi primordial. 
Belle danse avec les étoiles !

© Thibault Marconnet
le 17 mars 2014

Lien Deezer : Lisa Gerrard - The Mirror Pool [1995]


Tracklist :

05 - The Rite
06 - Ajhon
07 - Glorafin
09 - Largo
10 - Werd
11 - Laurelei
12 - Celon
13 - Venteless
14 - Swans
15 - Nilleshna
16 - Gloradin


Lisa Gerrard

mercredi 6 mai 2015

“El cuaderno de barro (Le cahier d'argile)” : Un documentaire d'Isaki Lacuesta


“El cuaderno de barro (Le cahier d'argile)” est un fabuleux documentaire du réalisateur catalan, Isaki Lacuesta. Tourné au Mali en pays Dogon, il nous dévoile l'ultime performance de “Paso Doble” : une création du peintre espagnol, Miquel Barceló accompagné par le chorégraphe français, Josef Nadj. 




Avec un mur d'argile mouillé, nos deux hommes vont recréer les gestes du quotidien, (pilonner le grain dans des calebasses) et évoquer les monstres fantastiques de l'imaginaire malien. 
Un film qui ne peut laisser indifférent. 




Plus que jamais, il importe que nous puissions nous relier à la source des rêves, à ce qu'ils modèlent en nous au cœur de nos vies.


© Thibault Marconnet

le 06 mai 2015

Miquel Barceló, Isaki Lacuesta et Josef Nadj

vendredi 1 mai 2015

L'amour selon François Augiéras : La nuit d'Août



Une nuit d’Août il quitta la salle basse où tous dormaient sur les matelas.
Il vit un château de pierre avec deux ailes plus élevées, chacune terminée par une toiture pointue, et parce que la lune était haute les toits d’ardoise noires brillaient et les sapins donnaient des ombres.
Un prêtre breton dormait ici et possédait à demi le domaine. L’adolescent vit la passerelle de fer qui va d’un étage à l’autre et les girouettes de zinc.
Le ciel éclairait cette belle demeure blanche. Étaient à côté d’elle des arcs d’acier avec des rosiers dessus, aussi un potager et un réservoir en métal avec de l’eau dedans, et l’eau reflétait.
D’un bond l’adolescent traversa les allées bordées de milliers d’œillets, et il distingua ce jardin avec netteté car c’était une nuit claire.
La terre craquelée de chaleur d’un sentier en France résonna au bruit de ses pas.
Il franchit un pré avec des arbres en petit nombre, ronds et verts. Ses chevilles nues s’ensanglantèrent aux tronçons des tiges sèches. L’adolescent marcha à côté du ciel bleu et un sourire étincelant vint sur sa bouche rouge. Ses jambes se raidirent de joie, et voulurent danser, à cause de l’amour.

Une lumière brûlait dans une cour où un juif de son âge travaillait jusqu’à minuit et se cachait. L’adolescent entra dans la porcherie et s’assit près de la lanterne. Les deux se regardèrent et s’embrassèrent tendrement.
Lorsque l’adolescent rentra dans la salle basse, ceux que son passage éveilla dirent : « il connaît une fille, il est allé faire l’amour avec elle. »
D’un matelas à l’autre il parla à son voisin, dans l’obscurité, les mains unies, avec la douceur des confidences qu’échangent les marins avant de s’endormir à bord des navires.

Mais il ne put dormir, se retournant sans cesse, songeant à tant de choses.

Il pensa :

Rien n’est plus beau que l’amour,
rien n’est plus doux,
rien n’est plus fort,
rien ne s’élance plus loin.
Non pas l’amour de tous les hommes,
mais celui des compagnons d’aventure ;
l’amour né dans les bois et dans les camps de travail de ce siècle
l’amour rend immortel
l’amour délivre
l’amour efface toute pensée particulière
l’amour me fait oublier jusqu’au nom de ma naissance
l’amour est pur
l’amour gorge les yeux de larmes
l’amour est ma patrie
l’amour brille dans la nuit.
l’amour me fait haïr mes ennemis et imaginer des tortures.
L’amour est partial
l’amour est un chant de guerre
l’amour oppresse la poitrine
l’amour se moque de la mort.
D’où me viennent mes pensées,
si ce n’est de tous…
que suis-je d’autre que mes pensées ?

Ma vie ne fut qu’un seul amour :
lorsque je m’interroge,
hors de lui je ne m’imagine pas.
Jadis j’ai galopé sur les plaines de l’Orient ;
demain où planterai-je ma tente ?
Quelles villes seront bâties par mes compagnons…
Je ne les abandonnerai pas dans leur marche,
durerait-elle mille ans.

J’ai retrouvé mon frère Abd Allah.
Comme ses joues sont belles et son corps chargé d’odeurs.
Combien nos corps sont semblables.
Nous n’avons pas besoin des mots pour savoir toutes choses.
Me voici de retour après une longue absence.

Nous avons planté nos tentes aux portes de l’Europe.
Nous la convoitons et nous la méprisons.
Nous lui donnerons l’assaut.
Nous n’avons que faire de l’Art, des demeures luxueuses et des dieux !
L’amour nous tient lieu de tout et nous l’emportons dans nos bagages.
L’amour est pareil aux danses autour d’un feu.

Mon cœur n’a été souillé par rien.
Les êtres étrangers à ma patrie
je les ai méprisés et détestés.
J’ai haï les villes.
Nous briserons vos dieux
avec des incantations nouvelles !
Et vos citadelles par la magie et les danses.

J’ai retrouvé mon cœur et mon immortalité.
Ma patrie éternelle m’a envoyé un ambassadeur :
Abd Allah je sais d’où tu viens ;
tu es beau lorsque tu parais au soleil levant.
Je n’ai d’autres dieux que mon frère Abd Allah.

Si je ne chantais pas je mourrais.
J’ai regagné ma patrie, voici le compagnon des années anciennes.
Je sais où sont mes frères et mes ennemis.
J’ai le secret de ne pas mourir.
Je n’oublierai jamais ce que je sais
car je deviendrais comme un cadavre.

J’ai été comblé au-delà de mes désirs.

– Mon cœur, pourquoi pleures-tu ces larmes brûlantes ?
– C’est de joie !

François Augiéras

Les noces avec l’Occident, p. 32-36
Editions Fata Morgana, 1981, 72 pages, livre épuisé


François Augiéras, berger du cosmos, pâtre des étoiles, douceur et violence réconciliés : loup entré dans la bergerie malsaine de l'Occident


François Augiéras, adolescent, les yeux pleins de la matrice du rêve qu'il fomente dans le secret de son âme

François Augiéras est un autre : à propos du film “Los Pasos Dobles” d'Isaki Lacuesta





Los Pasos Dobles est le récit cinématographique d’une quête tout entière tournée vers le désir de la beauté et du mystère car c’est là, finalement, que se prolonge et se propage notre soif d’exister. Son origine est la rencontre entre le réalisateur catalan, Isaki Lacuesta et le peintre espagnol de renommée internationale, Miquel Barceló. Le cinéaste avait alors pour projet initial de réaliser un documentaire autour d’une performance faite à l’aide d’un mur d’argile mouillé et que l’artiste peintre réalisa un peu partout dans le monde avec la collaboration de Josef Nadj, un chorégraphe français d’origine yougoslave. Barceló voulut en faire l’ultime expérience au Mali, auprès de ces hommes qu’il côtoie depuis maintenant une bonne vingtaine d’années. Il en résulte un film intitulé El cuaderno de barro (Le cahier d’argile). C’est au gré de leurs conversations que Miquel Barceló initia Isaki Lacuesta à l’œuvre sans pareille de François Augiéras, son écriture, sa peinture, sa vie, ses multiples transfigurations. Il insuffla dès lors au cinéaste l’enchantement que procure la formidable aventure humaine de cet “apprenti sorcier” pour ceux qui la découvrent fébrilement au cours de lectures passionnées. D’une telle transmission naquit Los Pasos Dobles : film dans lequel le travail pictural de Miquel Barceló semble rejoindre celui de l’auteur du Voyage des Morts et cheminer à son côté - en “pas doubles”. Dans ce conte aux éblouissantes images, rêve et réalité se confondent, mort et vie s’entrecroisent.


Miquel Barceló

Isaki Lacuesta

Isaki Lacuesta et Miquel Barceló, en pèlerins du cosmos affamés de lumière, ont cherché à témoigner de leur amour pour un homme et son œuvre ardente. Leur ligne de fuite ? François Augiéras et sa trajectoire sans égale. Il convient tout d’abord de dire ici quelques mots de ce Grand Vivant, auteur qui demeure encore bien trop méconnu malgré la force visionnaire et la foudre de son verbe. Très tôt nourri à l’âme des rivières du Périgord, ce “fils du soleil” (pour emprunter à Rimbaud une fulgurante image dont lui seul a le secret) fut écrivain, vagabond, peintre, chaman, yogi, amant cosmique, chantre des étoiles, ermite consumé par le magma de ses visions… et tant d’autres avatars qu’il serait vain de vouloir recenser. Car, avant toute chose, François Augiéras demeure un appel à exister hors des limites terrestres, dans l’athanor céleste de la joie retrouvée : au cœur d’un ici-bas transfiguré.




Dès les premières images de Los Pasos Dobles, nous sommes fixés par le visage d’un homme à la peau d’ébène qu’un militaire gifle plusieurs fois en vociférant : « Comment t’appelles-tu ? » L’homme au regard de braise noire finira par répondre d’un ton tranchant : « Je m’appelle François Augiéras et un jour, je te tuerai. » Dès lors l’aventure peut commencer tambour battant, qui nous mène en pays Dogon dans l’envoûtante lumière ocre et sablonneuse du Mali : terre de légendes où le soleil semble inscrire ses runes de feu à même le sol, dessinant des lézardes qui sinuent comme autant de serpents d’argile. Augiéras connut les grottes qui cernaient le Périgord Noir, ici les habitations troglodytes font office de cavernes où poursuivre sans fin l’aventure intérieure.
La chasse au trésor fantastique est lancée. Déjà, des hommes partent à la recherche d’un blockhaus que le temps a ensablé et dans lequel François Augiéras réalisa des fresques murales avec la ferveur d’un homme de Lascaux. Jugeant qu’il ne pouvait faire confiance aux hommes de son temps, il scella le plafond à l’aide d’un gros rocher, confiant pour mémoire ce testament pictural aux hommes de demain : « On retrouvera mes fresques dans un siècle ! Faire confiance aux hommes, oui ! À ceux de l’Avenir ! À l’Homme actuel, non. » ainsi qu’il l’écrit à la p. 358 de ses Mémoires intitulés Une Adolescence au temps du Maréchal.




D’abord pressenti pour incarner François Augiéras, Miquel Barceló sera finalement le guide qui, du bout de son pinceau, tracera la carte de cette épopée magique.
Augiéras se glisse alors dans la peau d’un homme noir : métamorphose singulière qui aurait certainement plu à cet “esprit farceur”.
Si « tout grand art est un art d’apparition », comme ce dernier l’affirme, alors il doit exister aussi un art autre : celui de la “disparition”. Ou, pour mieux dire, de la démultiplication, du fourmillement. Un jeu de masques, le « je est un autre » de Rimbaud. C’est là sans doute que se situe l’art des “pas doubles” dont les différentes significations nous sont livrées tout au long du film. Se créer des doubles afin de les envoyer de par le monde accomplir nos différentes tâches humaines. Mais alors, si doubles il y a, où se trouve l’Unité de chacun ? Peut-être bien dans la réconciliation du Multiple et de ses contraires. Car il arrive un moment où le labyrinthe des paradoxes, vu d’en haut, nous apparaît absolument nécessaire et sans contradiction aucune, tout à son tracé clair.


François Augiéras




Dans Los Pasos Dobles, Augiéras connaîtra plusieurs mutations : le jeune homme aimé par son oncle colonel deviendra Abdallah Chaamba ; il sera l’amant d’une prostituée, l’amant d’un albinos, un brigand qui danse ainsi que l’étoile de Nietzsche (« Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse »), un devin perché sur son baobab comme la vigie d’un mât planté à même la terre. Celui qui avait connu « l'apparition de la joie en avance de cinquante ans sur l'histoire humaine » et qui, jamais, ne voulut « tenir compte des opinions des fatigués de la vie », apparaît ici dans une présence d’une grande magnitude. La fabuleuse musique de Gerard Gil, située quelque part entre celle de Paris, Texas et Le Bon, la Brute et le Truand (la première signée de Ry Cooder, l’autre du grand Ennio Morricone), ponctue les superbes plans du film par des mélodies d’où se déversent des cataractes de lumière. Par bien des aspects, ce film d’Isaki Lacuesta peut être rapproché de certains opus du réalisateur chilien, Alejandro Jodorowsky, tels que El Topo ou encore La Montagne sacrée.




Voyage halluciné, égarement des sens, violence et présence brute des corps, une telle expérience cinématographique nous déboussole. Au bout, c’est la promesse du soleil, de celui qui rend fou, ivre de joie et de douleur, et dont la boule de chaleur cogne aux tempes ainsi qu’un gong tibétain. Un rébus est posé plusieurs fois par les protagonistes de l’histoire : « Quelle est la seule chose qui se détruit quand on la partage ? » Le sésame se trouve au bout de cette longue et folle traversée.




Car enfin, ce film est là pour nous convier à une quête essentielle : continuer de porter l’existence à son plus haut degré d’intensité, creuser en nous la faim de l’Absolu, cette coupe “d’or vivant” dans laquelle boire le feu de l’infinie lumière.





© Thibault Marconnet
le 1er mai 2015

Thibault Marconnet, Arbre bleu et soleil rouge (pastel), 2015