Los Pasos Dobles est le récit
cinématographique d’une quête tout entière tournée vers le désir de la beauté
et du mystère car c’est là, finalement, que se prolonge et se propage notre
soif d’exister. Son origine est la rencontre entre le réalisateur catalan,
Isaki Lacuesta et le peintre espagnol de renommée internationale, Miquel
Barceló. Le cinéaste avait alors pour projet initial de réaliser un documentaire
autour d’une performance faite à l’aide d’un mur d’argile mouillé et que l’artiste
peintre réalisa un peu partout dans le monde avec la collaboration de Josef
Nadj, un chorégraphe français d’origine yougoslave. Barceló voulut en faire l’ultime
expérience au Mali, auprès de ces hommes qu’il côtoie depuis maintenant une
bonne vingtaine d’années. Il en résulte un film intitulé El cuaderno de barro (Le
cahier d’argile). C’est au gré de leurs conversations que Miquel Barceló
initia Isaki Lacuesta à l’œuvre sans pareille de François Augiéras, son
écriture, sa peinture, sa vie, ses multiples transfigurations. Il insuffla dès
lors au cinéaste l’enchantement que procure la formidable aventure humaine de
cet “apprenti sorcier” pour ceux qui la découvrent fébrilement au cours de
lectures passionnées. D’une telle transmission naquit Los Pasos Dobles : film dans lequel le travail pictural de
Miquel Barceló semble rejoindre celui de l’auteur du Voyage des Morts et cheminer à son côté - en “pas doubles”. Dans ce
conte aux éblouissantes images, rêve et réalité se confondent, mort et vie
s’entrecroisent.
Miquel Barceló |
Isaki Lacuesta |
Isaki Lacuesta
et Miquel Barceló, en pèlerins du cosmos affamés de lumière, ont cherché à
témoigner de leur amour pour un homme et son œuvre ardente. Leur ligne de fuite ?
François Augiéras et sa trajectoire sans égale. Il convient tout d’abord de
dire ici quelques mots de ce Grand Vivant, auteur qui demeure encore bien trop
méconnu malgré la force visionnaire et la foudre de son verbe. Très tôt nourri
à l’âme des rivières du Périgord, ce “fils du soleil” (pour emprunter à Rimbaud
une fulgurante image dont lui seul a le secret) fut écrivain, vagabond,
peintre, chaman, yogi, amant cosmique, chantre des étoiles, ermite consumé par
le magma de ses visions… et tant d’autres avatars qu’il serait vain de vouloir
recenser. Car, avant toute chose, François Augiéras demeure un appel à exister
hors des limites terrestres, dans l’athanor céleste de la joie retrouvée :
au cœur d’un ici-bas transfiguré.
Dès les
premières images de Los Pasos Dobles,
nous sommes fixés par le visage d’un homme à la peau d’ébène qu’un militaire
gifle plusieurs fois en vociférant : « Comment t’appelles-tu ? »
L’homme au regard de braise noire finira par répondre d’un ton tranchant :
« Je m’appelle François Augiéras et un jour, je te tuerai. » Dès lors
l’aventure peut commencer tambour battant, qui nous mène en pays Dogon dans
l’envoûtante lumière ocre et sablonneuse du Mali : terre de légendes où le
soleil semble inscrire ses runes de feu à même le sol, dessinant des lézardes qui
sinuent comme autant de serpents d’argile. Augiéras connut les grottes qui cernaient
le Périgord Noir, ici les habitations troglodytes font office de cavernes où poursuivre
sans fin l’aventure intérieure.
La chasse au
trésor fantastique est lancée. Déjà, des hommes partent à la recherche d’un blockhaus
que le temps a ensablé et dans lequel François Augiéras réalisa des fresques
murales avec la ferveur d’un homme de Lascaux. Jugeant qu’il ne pouvait faire
confiance aux hommes de son temps, il scella le plafond à l’aide d’un gros
rocher, confiant pour mémoire ce testament pictural aux hommes de demain :
« On retrouvera mes fresques dans un
siècle ! Faire confiance aux hommes, oui ! À ceux de l’Avenir !
À l’Homme actuel, non. » ainsi qu’il l’écrit à la p. 358 de ses
Mémoires intitulés Une Adolescence au
temps du Maréchal.
D’abord
pressenti pour incarner François Augiéras, Miquel Barceló sera finalement le
guide qui, du bout de son pinceau, tracera la carte de cette épopée magique.
Augiéras se
glisse alors dans la peau d’un homme noir : métamorphose singulière qui aurait
certainement plu à cet “esprit farceur”.
Si « tout
grand art est un art d’apparition », comme ce dernier l’affirme, alors il doit
exister aussi un art autre : celui de la “disparition”. Ou, pour mieux
dire, de la démultiplication, du fourmillement. Un jeu de masques, le « je
est un autre » de Rimbaud. C’est là sans doute que se situe l’art des “pas
doubles” dont les différentes significations nous sont livrées tout au long du
film. Se créer des doubles afin de les envoyer de par le monde accomplir nos
différentes tâches humaines. Mais alors, si doubles il y a, où se trouve l’Unité
de chacun ? Peut-être bien dans la réconciliation du Multiple et de ses
contraires. Car il arrive un moment où le labyrinthe des paradoxes, vu d’en
haut, nous apparaît absolument nécessaire et sans contradiction aucune, tout à
son tracé clair.
François Augiéras |
Dans Los Pasos Dobles, Augiéras connaîtra
plusieurs mutations : le jeune homme aimé par son oncle colonel deviendra
Abdallah Chaamba ; il sera l’amant d’une prostituée, l’amant d’un albinos,
un brigand qui danse ainsi que l’étoile de Nietzsche (« Il faut beaucoup de chaos en soi pour
accoucher d’une étoile qui danse »), un devin perché sur son baobab comme
la vigie d’un mât planté à même la terre. Celui qui avait connu « l'apparition
de la joie en avance de cinquante ans sur l'histoire humaine » et qui,
jamais, ne voulut « tenir compte des opinions des fatigués de la
vie », apparaît ici dans une présence d’une grande magnitude. La fabuleuse
musique de Gerard Gil, située quelque part entre celle de Paris, Texas et Le Bon, la
Brute et le Truand (la première signée de Ry Cooder, l’autre du grand Ennio
Morricone), ponctue les superbes plans du film par des mélodies d’où se
déversent des cataractes de lumière. Par bien des aspects, ce film d’Isaki Lacuesta
peut être rapproché de certains opus du réalisateur chilien, Alejandro
Jodorowsky, tels que El Topo ou
encore La Montagne sacrée.
Voyage
halluciné, égarement des sens, violence et présence brute des corps, une telle
expérience cinématographique nous déboussole. Au bout, c’est la promesse du
soleil, de celui qui rend fou, ivre de joie et de douleur, et dont la boule de
chaleur cogne aux tempes ainsi qu’un gong tibétain. Un rébus est posé plusieurs
fois par les protagonistes de l’histoire : « Quelle est la seule
chose qui se détruit quand on la partage ? » Le sésame se trouve au
bout de cette longue et folle traversée.
Car enfin, ce
film est là pour nous convier à une quête essentielle : continuer de
porter l’existence à son plus haut degré d’intensité, creuser en nous la faim
de l’Absolu, cette coupe “d’or vivant” dans laquelle boire le feu de l’infinie
lumière.
© Thibault Marconnet
le 1er mai
2015
Thibault Marconnet, Arbre bleu et soleil rouge (pastel), 2015 |
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