vendredi 1 mai 2015

L'amour selon François Augiéras : La nuit d'Août



Une nuit d’Août il quitta la salle basse où tous dormaient sur les matelas.
Il vit un château de pierre avec deux ailes plus élevées, chacune terminée par une toiture pointue, et parce que la lune était haute les toits d’ardoise noires brillaient et les sapins donnaient des ombres.
Un prêtre breton dormait ici et possédait à demi le domaine. L’adolescent vit la passerelle de fer qui va d’un étage à l’autre et les girouettes de zinc.
Le ciel éclairait cette belle demeure blanche. Étaient à côté d’elle des arcs d’acier avec des rosiers dessus, aussi un potager et un réservoir en métal avec de l’eau dedans, et l’eau reflétait.
D’un bond l’adolescent traversa les allées bordées de milliers d’œillets, et il distingua ce jardin avec netteté car c’était une nuit claire.
La terre craquelée de chaleur d’un sentier en France résonna au bruit de ses pas.
Il franchit un pré avec des arbres en petit nombre, ronds et verts. Ses chevilles nues s’ensanglantèrent aux tronçons des tiges sèches. L’adolescent marcha à côté du ciel bleu et un sourire étincelant vint sur sa bouche rouge. Ses jambes se raidirent de joie, et voulurent danser, à cause de l’amour.

Une lumière brûlait dans une cour où un juif de son âge travaillait jusqu’à minuit et se cachait. L’adolescent entra dans la porcherie et s’assit près de la lanterne. Les deux se regardèrent et s’embrassèrent tendrement.
Lorsque l’adolescent rentra dans la salle basse, ceux que son passage éveilla dirent : « il connaît une fille, il est allé faire l’amour avec elle. »
D’un matelas à l’autre il parla à son voisin, dans l’obscurité, les mains unies, avec la douceur des confidences qu’échangent les marins avant de s’endormir à bord des navires.

Mais il ne put dormir, se retournant sans cesse, songeant à tant de choses.

Il pensa :

Rien n’est plus beau que l’amour,
rien n’est plus doux,
rien n’est plus fort,
rien ne s’élance plus loin.
Non pas l’amour de tous les hommes,
mais celui des compagnons d’aventure ;
l’amour né dans les bois et dans les camps de travail de ce siècle
l’amour rend immortel
l’amour délivre
l’amour efface toute pensée particulière
l’amour me fait oublier jusqu’au nom de ma naissance
l’amour est pur
l’amour gorge les yeux de larmes
l’amour est ma patrie
l’amour brille dans la nuit.
l’amour me fait haïr mes ennemis et imaginer des tortures.
L’amour est partial
l’amour est un chant de guerre
l’amour oppresse la poitrine
l’amour se moque de la mort.
D’où me viennent mes pensées,
si ce n’est de tous…
que suis-je d’autre que mes pensées ?

Ma vie ne fut qu’un seul amour :
lorsque je m’interroge,
hors de lui je ne m’imagine pas.
Jadis j’ai galopé sur les plaines de l’Orient ;
demain où planterai-je ma tente ?
Quelles villes seront bâties par mes compagnons…
Je ne les abandonnerai pas dans leur marche,
durerait-elle mille ans.

J’ai retrouvé mon frère Abd Allah.
Comme ses joues sont belles et son corps chargé d’odeurs.
Combien nos corps sont semblables.
Nous n’avons pas besoin des mots pour savoir toutes choses.
Me voici de retour après une longue absence.

Nous avons planté nos tentes aux portes de l’Europe.
Nous la convoitons et nous la méprisons.
Nous lui donnerons l’assaut.
Nous n’avons que faire de l’Art, des demeures luxueuses et des dieux !
L’amour nous tient lieu de tout et nous l’emportons dans nos bagages.
L’amour est pareil aux danses autour d’un feu.

Mon cœur n’a été souillé par rien.
Les êtres étrangers à ma patrie
je les ai méprisés et détestés.
J’ai haï les villes.
Nous briserons vos dieux
avec des incantations nouvelles !
Et vos citadelles par la magie et les danses.

J’ai retrouvé mon cœur et mon immortalité.
Ma patrie éternelle m’a envoyé un ambassadeur :
Abd Allah je sais d’où tu viens ;
tu es beau lorsque tu parais au soleil levant.
Je n’ai d’autres dieux que mon frère Abd Allah.

Si je ne chantais pas je mourrais.
J’ai regagné ma patrie, voici le compagnon des années anciennes.
Je sais où sont mes frères et mes ennemis.
J’ai le secret de ne pas mourir.
Je n’oublierai jamais ce que je sais
car je deviendrais comme un cadavre.

J’ai été comblé au-delà de mes désirs.

– Mon cœur, pourquoi pleures-tu ces larmes brûlantes ?
– C’est de joie !

François Augiéras

Les noces avec l’Occident, p. 32-36
Editions Fata Morgana, 1981, 72 pages, livre épuisé


François Augiéras, berger du cosmos, pâtre des étoiles, douceur et violence réconciliés : loup entré dans la bergerie malsaine de l'Occident


François Augiéras, adolescent, les yeux pleins de la matrice du rêve qu'il fomente dans le secret de son âme

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