vendredi 18 décembre 2015

La mémoire et l'oubli

René Magritte, La Reproduction interdite, 1937


Madame Mémoire est une très vieille femme dont le visage est ridé comme celui d’une pomme flétrie. Toujours vêtue de noir, pour garder à l’esprit les pages sombres de l’histoire humaine, elle aime à fréquenter le cimetière de l’Histoire. C’est d’ailleurs là qu’elle fit un jour la rencontre d’un personnage étrange.
C’était un jeune homme qui marchait d’un pas vif entre les allées, habillé de vêtements de couleurs vives. Il déambulait au hasard de son pas, regardant à droite et à gauche d’un air insouciant. Madame Mémoire l’interpella :
« Bonjour Monsieur, quelle tombe cherchez-vous ? Je connais ce cimetière par cœur, comme si j’y étais née.
- Bien le bonjour Madame ! En fait, je ne sais absolument pas ce que je fais là, j’ai certainement dû m’égarer. Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-il.
- Madame Mémoire, enchantée. Et vous, Monsieur, quel est votre nom ?
- Eh bien, mais c’est… comment dire… euh… attendez voir, ça va me revenir, bafouilla-t-il.
- Je vois, je vois, dit Madame Mémoire d’un ton sentencieux. Avec pareille tête de linotte, je parierai que vous êtes Monsieur l’Oubli en personne.
- Bon sang ! c’est ça ! Mais comment l’avez-vous su, Madame… euh… comment déjà ?
- Madame Mémoire ! répliqua celle-ci d’un ton agacé.
- Ah oui, c’est exact, je suis confus, j’oublie tout.
- Ce n’est pas bien d’oublier les choses ainsi, Monsieur l’Oubli, répondit Madame Mémoire de manière professorale. Savez-vous au moins où nous sommes en ce moment même ?
- Ah ça ! Un peu que je le sais ! Nous sommes tout bonnement dans le jardin de ma tante Jonquille.
- Eh bien, à l’heure qu’il est, votre tante Jonquille doit certainement manger les pissenlits par la racine car nous sommes dans le cimetière de l’Histoire, Monsieur l’Oubli ! dit Madame Mémoire avec des airs d’importance.
- Non mais ! Vous délirez ma pauvre vieille ! Ici c’est la forêt de Fontainebleau, assura Monsieur l’Oubli.
- Décidément, rétorqua Madame Mémoire, vous êtes bien perdu mon petit Monsieur. Et vous insultez les morts par-dessus le marché ! Sachez que c’est moi qui veille à ce qu’ils ne soient pas oubliés.
- Eh ben ! Je comprends mieux maintenant pourquoi vous êtes si rigide, vous devez finir par leur ressembler, aux morts.
- Je ne vous permets pas ! Vous vous croyez peut-être plus vivant parce que vous oubliez tout ? Mais, mon pauvre Monsieur, si tout le monde était comme vous nous marcherions tous sur la tête !
- Et alors ? Vous avez quelque chose contre les poiriers ? »
Sur ces mots, Monsieur l’Oubli se mit sur la tête et demeura ainsi, les jambes droites et tendues vers le ciel.
« Ça ne tourne vraiment pas rond chez vous, Monsieur l’Oubli, pas étonnant que vous oubliiez tout dans une telle position : le sang vous monte à la tête !
- Hé ho ma p’tite dame ! C’est vous qui aimez le sang, pas moi. Vous vous nourrissez de la mort comme une plante de terre grasse, tandis que moi je croque dans la vie à pleines dents comme dans un fruit, sans souci du passé ou de l’avenir. »
Madame Mémoire était rouge de colère. Elle ne savait plus que dire. D’un geste rapide, elle essuya une larme de rage au coin de ses yeux gris.
« Sachez, Monsieur l’Oubli, que c’est grâce à moi si les hommes tirent des leçons de leurs erreurs passées.
- Mais bien sûr ! Et ils recommencent les mêmes le lendemain, on connaît la chansonnette ! Ils se passent très bien de vous, les hommes, vous leur encombrez la tête inutilement avec des choses tristes et du coup ils sont malheureux comme les pierres. Tu parles d’une bienfaitrice ! lança Monsieur l’Oubli sur un ton moqueur.
- Mais dites donc, pour quelqu’un de tête en l’air vous semblez plutôt bien vous souvenir de ce que je suis, répliqua Madame Mémoire avec un accent de triomphe dans la voix.
- Un peu ouais ! C’est contagieux à force de vous fréquenter. Allez, je vous laisse avec vos soucis et vos morts, Madame, et moi je retourne me baigner dans la vie comme dans ce fleuve qui fait tout oublier, vous savez, celui qu’on appelle… euh…
- Le Léthé, vous voulez dire ? demanda Madame Mémoire d’un ton sarcastique. Autrement dit le fleuve de l’oubli, dans la mythologie grecque.
- Oh, vous m’embêtez à la fin avec vos grands airs d’institutrice ! C’est dit, je m’en vais ! »
Et Monsieur l’Oubli partit en marchant sur la tête.
Un peu décontenancée par cette brusque rupture, Madame Mémoire, pour se changer les idées, alla déposer des chrysanthèmes sur toutes les tombes. Et c’est au moment de finir sa tournée qu’elle se rendit compte qu’elle avait complètement oublié où se trouvait la sortie du cimetière. Alors elle continua d’errer, oscillant tour à tour entre la mémoire et l’oubli.
La vie a parfois besoin d’un peu d’oubli pour être plus légère. Et la mémoire est également bonne si elle nous enseigne à être meilleurs.


© Thibault Marconnet

le 18 décembre 2015


René Magritte, La Mémoire, 1948

lundi 14 décembre 2015

Corps du poète : “Anthologie (1992-2005)” de Mahmoud Darwich



La poésie de Mahmoud Darwich regorge de sensualité et de tendresse humaine. Et cette merveilleuse anthologie, composée de poèmes s’étalant de 1992 à 2005, en porte le vibrant témoignage. Au cœur d’un siècle troublé et d’une existence soumise à des déracinements successifs, le poète palestinien a chanté l’exil et ses douleurs, la bêtise des guerres et cette eau-de-vie qu’est l’amour pour les femmes : mères, sœurs, amantes ; chacune avec la beauté et la plénitude de son mystère propre. La véritable patrie de Darwich fut la poésie, et “les fleurs d’amandier les paroles de son hymne national”. Sa poésie est une pluie de roses et d’étoiles, un chant de l’âme pour couvrir le bruit meurtrier des balles.


© Thibault Marconnet

le 14 décembre 2015


Mahmoud Darwich par Ernest Pignon-Ernest

Les grands veilleurs de la forêt : “Arbres extraordinaires” de Lewis Blackwell




Les arbres sont les grands veilleurs de la forêt, les témoins tranquilles de la vie qui se moque du temps calculateur des hommes.
Nids pour les oiseaux, garde-manger pour écureuils et autres animaux des bois, ils sont des figures protectrices, tutélaires : les chevaliers immobiles de l’éternelle féerie de la Nature.
Les feuillus, à travers le cycle recommencé des saisons, nous enseignent que la mort de même que la vie ne sont, au fond, que des apparences, les manifestations d’un mystère insondable et plus clos que la bogue d’une châtaigne. Qui se pique d’y comprendre quoi que ce soit ne fait que se frotter d’autant plus au silence impénétrable.
Nous autres humains, devrions apprendre davantage de ces géants qui sont comme les piliers ou les totems sylvestres de la merveilleuse Voie lactée.
Points d’exclamations verts de la Beauté du monde, tels sont les “Arbres extraordinaires”.
Le papier de chaque livre, ne l’oublions pas, est testament du bois.


© Thibault Marconnet

le 14 décembre 2015

vendredi 4 décembre 2015

Le don des eaux, le don du coeur

Emil Nolde, Yellow Sea


Giuseppe se leva avec le soleil. Au-dehors, le ciel bleu était pommelé de quelques nuages clairsemés. Le coq se mit à chanter chez Agostina. Dans ce petit village des Pouilles situé en bord de mer tous les habitants se connaissaient. Andrea, le boulanger, s’activait devant son four, le visage rouge et tout suant. La jeune et belle Giulietta, quant à elle, dormait profondément dans son lit encore enroulée dans la nuit de ses draps, une fine veine bleue faisant palpiter la peau de son cou sur un rythme lent et paisible. Le vieux Giacomo était assis devant sa table de noyer, scrutant les caractères noirs de sa Bible pour y trouver des présages concernant l’avenir.
De son côté Giuseppe, qui était pêcheur, sortit dans l’air frais du matin, un tas de filets enroulé sur ses épaules comme des anguilles mortes. Tout en mettant sa barque à l’eau, il ne cessait de penser à Giulietta dont il était secrètement amoureux ainsi que tous les jeunes hommes du village. Il regarda la maison blanche dans laquelle elle vivait en compagnie de son père, Massimo. Tout semblait endormi dans un sommeil de plomb.
Giuseppe grimpa lestement dans sa barque et, sous la poussée des rames, l’eau lui fit passage. Depuis des jours la pêche ne donnait rien, les poissons semblaient se cacher au plus profond de la mer. L’esprit de Giuseppe fut happé par le souvenir d’un rêve qui le poursuivait depuis des nuits. Un poulpe géant, comme une tache d’encre noire sur la page blanche de l’écume, saisissait Giulietta, nue et sans force, et l’emportait avec lui au fond des eaux de même qu’un voleur cache un bijou de grande valeur dans le ventre en bois d’un coffre secret. Dans son rêve, Giuseppe était comme paralysé, plus fixe qu’un Christ en croix. Les lèvres au-dessus de l’eau, le jeune homme récita des prières à la Vierge et jeta son filet.
Quelques minutes plus tard, celui-ci se mit à bouger brusquement et Giuseppe le remonta. Un poulpe s’était empêtré dedans. Giuseppe eut un sursaut d’effroi mais se ressaisit bien vite : ce poulpe-là n’avait rien à voir avec celui de son cauchemar. Le jeune pêcheur attendit tout le reste de la journée avec le poulpe inanimé dans sa barque. Voyant qu’aucun poisson ne daignerait se montrer, il retourna au village.
Après avoir accosté il souleva le poulpe dans ses bras et c’est alors qu’il vit, dans la lumière du jour qui faiblissait, quelque chose briller sur l’une des tentacules de l’animal. Giuseppe trouva une pierre précieuse coincée entre deux ventouses, laquelle dardait un feu vert. Il la garda longtemps serrée dans la paume de sa main, rempli d’émotion et de joie. Son rêve venait de s’éclairer pour lui : ce cadeau du poulpe serait pour Giulietta.
Le visage illuminé d’un sourire il croisa Andrea qui, ayant fini sa journée, avait le front et les joues parsemés de traces de farine. Giuseppe maintint la pierre précieuse bien cachée dans le creux de sa main et salua le boulanger d’un signe de la tête. Puis le jeune pêcheur s’approcha, le cœur battant, de la maison blanche où vivait celle dont il était épris. Sans filet, mais muni de sa pierre précieuse, il espérait gagner le cœur de Giulietta. Il frappa à la porte.
La nuit venait de tomber mais Giuseppe était baigné dans la lumière verte de la pierre comme dans un manteau de jeunes feuilles printanières. Giulietta ouvrit la porte et lui sourit. On eût dit qu’elle l’attendait, que sa présence n’avait rien d’inaccoutumée à ses yeux. Ce que ne savait pas le jeune pêcheur, c’est que son amour était partagé par celle qu’il aimait.
Giuseppe ouvrit sa main. La pierre précieuse avait disparu mais la main de Giulietta était déjà dans la sienne. Et le cœur de la jeune femme battait dans sa paume comme un cadeau inestimable.


© Thibault Marconnet

le 04 décembre 2015



Marc Chagall, Le paysage bleu, 1949

mercredi 2 décembre 2015

Léon BLOY : Ce que chaque homme est, exactement, nul ne pourrait le dire...



VI

CE QUE CHAQUE HOMME EST, EXACTEMENT, NUL NE POURRAIT LE DIRE…


Ce que chaque homme est, exactement, nul ne pourrait le dire. Les plus favorisés peuvent tout au plus, invoquer des ascendants rencontrés, il y a plusieurs siècles, dans les encognures ténébreuses de l’histoire et dont les noms inscrits en de très vieux parchemins, peuvent se lire encore sur de rares tombes que le temps n’a pas émiettées.
Les croquants dont je suis ne savent rien ou presque rien au-delà de leurs aïeux immédiats, paternels ou maternels ; mais les uns comme les autres ignorent invinciblement leur parenté surnaturelle, et les gouttes d’un sang plus ou moins illustre dont se réclament les superbes ne constituent pour personne l’IDENTITÉ.
Vous pouvez savoir qui vous engendra, mais, sans une révélation divine, comment pourriez-vous savoir qui vous a conçu ? Vous croyez être né d’un acte, vous êtes né d’une pensée. Toute génération est surnaturelle. L’état civil dont vous êtes quelquefois si fier ne sait absolument rien de votre âme et son registre de néant ne peut mentionner que votre corps catalogué à l’avance pour le cimetière. S’il existe un arbre généalogique des âmes, les Anges seuls peuvent être admis à le contempler. Les autres arbres ainsi dénommés sont décevants et incertains. La généalogie des âmes ! Qui peut comprendre cela ?
Vous êtes le fils ou le petit-fils d’un grand homme. Si vous n’êtes pas précisément un avorton, on vous dira que vous avez hérité de son âme, comme si ce lieu commun avait un sens. Chacun de nous a une âme infiniment différente des autres âmes et dont la provenance est un mystère. Elle vient d’en haut ou d’en bas, de très loin ou de très près mais elle va où elle doit aller, infailliblement. Il y a des êtres humains écrasés par leur âme qui paraît trop grande pour eux et il y en a une infinité qui ne la sentent même pas. Et cependant ils n’ont que cela, les uns et les autres, et il n’est pas possible d’y rien changer.
Âmes de saints, âmes de poètes, âmes de barbares, âmes de pédants ou d’imbéciles, âmes de cent mille bourreaux pour une seule âme de martyr, âmes sombres ou lumineuses, d’où venez-vous et quelle Volonté inscrutable vous a réparties ?
Je sais bien que je suis né à telle époque, en un lieu déterminé, et que j’ai un nom parmi les hommes. J’ai eu un père et une mère, j’ai eu des frères, des amis et des ennemis. Tout cela est indubitable, mais j’ignore le nom de mon âme, j’ignore d’où elle est venue et, par conséquent, je ne sais absolument pas qui je suis. Quand elle quittera mon corps, celui-ci tombera en poussière et les chères créatures qui me survivront en pleurant, héritières de mon ignorance, ne pourront me désigner dans leurs prières que par le nom d’emprunt qui servit à me séparer un peu des autres mortels.
J’ai pensé bien souvent à cette peine étrange qui semble n’affliger personne.
« Quel est », ai-je écrit un jour, à propos du théâtre ou même du roman-feuilleton, « quel est le secret suprême, irrésistible, l’arcane certain, le sésame de Polichinelle qui ouvre les cavernes de l’émotion pathétique et fait sûrement et divinement palpiter les foules ? Ce secret fameux, c’est tout bonnement l’incertitude sur l’identité des personnes. Il y a toujours quelqu’un qui n’est pas ou qui pourrait ne pas être l’individu qu’on suppose. Il est nécessaire qu’il y ait un fils dont on ne se doutait pas, une mère que personne n’aurait prévue, ou un oncle plus ou moins sublime qui a besoin d’être débrouillé. Tout le monde finit par se reconnaître et voilà la source des pleurs. Depuis Sophocle ça n’a pas changé. Ne pensez-vous pas, avec moi, que cette imperdable puissance d’une idée devenue banale tient à quelque pressentiment très profond, interrogé depuis trois mille ans et depuis toujours, par les tâtonnants inventeurs de fables, comme Œdipe aveugle et désespéré cherche la main de son Antigone ?... »
Ego dixi :Dii estis et filis Excelsi OMNES. Vous êtes des Dieux et vous êtes tous les fils du Très-Haut. Oracle de l’Esprit-Saint corroboré par le dogme catholique de la Communion des Saints. Je suis Dieu et fils de Dieu, c’est donc certain, mais il y en a d’autres, en nombre infini, et je ne sais pas quel est mon plus proche, mon proximus, comme dit l’Évangile.
Selon la parenté spirituelle qui m’est inexorablement cachée, il y a peut-être, en quelque désert, un sauvage horrible de qui l’âme est sœur jumelle de la mienne, et il se peut aussi que nos deux âmes soient, en même temps, cousines-germaines de celle de l’odieux Guillaume de Hohenzollern ou de tout autre impardonnable profanateur de la Face du Dieu vivant qui le fit à sa Ressemblance.
Tout cela est certainement possible, et j’ose dire, du fond de mes ténèbres, que plus ces rapprochements font peur, plus ils sont probables. C’est de quoi s’humilier profondément.

Léon BLOY
(in Méditations d’un Solitaire en 1916, p. 37-40)





Léon Bloy (1846-1917)

mardi 1 décembre 2015

Mahmoud Darwich : Nous aussi, nous aimons la vie







Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens.
Nous dansons entre deux martyrs et pour le lilas entre eux, nous dressons un minaret ou un palmier.

Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens.

Au ver à soie, nous dérobons un fil pour édifier un ciel qui nous appartienne et enclore cette migration.
Et nous ouvrons la porte du jardin pour que le jasmin sorte dans les rues comme une belle journée.

Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens.

Là où nous élisons demeure, nous cultivons les plantes vivaces et récoltons les morts.
Dans la flûte, nous soufflons la couleur du plus lointain, sur le sable du défilé, nous dessinons les hennissements
Et nous écrivons nos noms, pierre par pierre. Toi l’éclair, éclaircis pour nous la nuit, éclaircis donc un peu.

Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens.

1986

Mahmoud Darwich
(in La terre nous est étroite et autres poèmes)
Traduction française : Elias Sanbar


Oeuvre d'Ernest Pignon-Ernest située à Jérusalem, portrait de Mahmoud Darwich (poète palestinien)

lundi 30 novembre 2015

Le Vide repeuplé

Thibault Marconnet, Soleil de nuit I, 26 novembre 2015


Chair et Sang
valsent dans mon être.
Dans la nuit permanente
où s’englue notre conscience,
celui qui bavait dans le ventre du Monde
s’est étouffé dans ses langes.

L’homme qui parlait en moi
de la rosée fragile
qui se tient suspendue
aux paupières :
celui-là n’est plus.
Il faudra m’exister à nouveau
et me rompre dans une eau de lune.

Dans les épines de la peau
s’envolent les glaires magnétiques
et que respirent les yeux perdus
sur l’oreiller de la folie
qu’une lèvre inquiète
retrousse.

J’ai longtemps prêché dans le Vide
et me trompais de destination.
Ma parole naît dès lors
dans le sein de mon Vide :
terre d’orages aux fibres de cendres
parcourue de longs tremblements carnassiers
que la plume d’un œil soulève.


© Thibault Marconnet

2007


Thibault Marconnet, Soleil de nuit II, 26 novembre 2015

Armand Robin : Sous la lune d'été



Sous la lune d’été
J’ai rêvé de nuits plus claires.
J’aime la vie des hommes comme la vie des doux insectes
Qui ne naissent que pour un seul jour
Et laissent un nom qui tremble.

Proie pour la poésie,
Chaque homme vit des instants d’élite
Et j’ai pour tous admiration, pitié !

Il faut comprendre
Le monde d’émotions
Qu’un seul instant de nous enferme.
Le moins de mots possible et le silence !


© Armand Robin

(in Le cycle du pays natal, p. 46)


Vincent van Gogh, Promenade sous la lune au milieu des oliviers, 1890

Victor Segalen : Hommage à la Raison



J’enviais la Raison des hommes, qu’ils proclament peu faillible, et pour en mesurer le bout, j’ai proposé : Le Dragon a tous les pouvoirs ; en même temps il est long et court, deux et un, absent et ici, – et j’attendais un grand rire parmi les hommes, – mais,

Ils ont cru.

J’ai proclamé ensuite par Édit : que le Ciel inconnaissable avait crevé jadis comme une fleur étoilée, lançant au fond du Grand Vide ses pollens d’étés, de lunes, de soleils et de moments,

Ils ont fait un calendrier.

J’ai décidé que tous les hommes sont d’un prix équivalent et d’une ardeur égale, – inestimables, – et qu’il vaut mieux tuer le meilleur de ses chameaux  de bât que le chamelier boiteux qui se traîne. J’espérais un dénégateur, – mais,

Ils ont dit oui.

J’ai fait alors afficher par tout l’Empire que celui-ci n’existait plus, et que le peuple, désormais Souverain, avait à se paître lui-même, les marques de gloire, abolies, reprenant au chiffre un :

Ils sont repartis de zéro.

°

Alors, rendant grâces à leur confiance, et service à leur crédulité, j’ai promulgué : Honorez les hommes dans l’homme et le reste en sa diversité.

Et c’est alors qu’ils m’ont qualifié de rêveur, de traître, de régent dépossédé par le Ciel de sa vertu et de son trône.


Victor Segalen

(in Stèles, p. 51-52)


Victor Segalen

vendredi 20 novembre 2015

Lettre à Rūmī

Djalāl ad-Dīn Muhammad Rūmī




« Élève tes mots, pas le son de ta voix. C’est la pluie qui fait pousser les fleurs et non le tonnerre. »
Djalāl ad-Dīn Muhammad Rūmī

           
                        Cher Rūmī,

Peut-être es-tu auprès de tes frères derviches à tournoyer dans la nuit du vin et le feu de la danse pour célébrer la musique des planètes et la ronde des atomes. Quoi qu’il en soit, je t’espère en paix. Ici, les ennemis de l’Homme continuent de tuer et d’éclabousser le soleil de sang. Apôtres de la destruction, leur seul véritable cri de ralliement est : « Vive la mort ! » Ils ne savent même pas qui tu es, quels furent ta sagesse et ton amour, toi le maître soufi, l’homme de paix, le poète du cosmos et le chantre du divin en l’Homme. Que tu sois du XIIIe siècle importe peu : un vivant tel que toi ne meurt pas. Je ne sais où cette lettre te parviendra, sur quelle route poussiéreuse et sous quelle lune, mais je fais confiance aux étoiles d’où nous provenons tous : elles sauront l’acheminer jusqu’à toi.
Un écrivain grec du XXe siècle et que tu ne connais peut-être pas, Níkos Kazantzákis, a écrit quelque part : « Nous humanisons Dieu au lieu de déifier l’Homme. » Voilà qui devrait trouver résonance en toi. À l’heure où je t’écris, beaucoup de peuples vivent dans la peur, la douleur et la peine car les assassins sans foi rôdent et sèment la mort partout où ils le peuvent. Tu dois certainement avoir le cœur déchiré face à une telle ignominie. Le mystique Hallâj, que tu admirais, avait déjà été condamné à mort en son temps parce qu’il avait proclamé en place publique : « Je suis la Vérité (Dieu) ! » Superbe intuition de poète, qui a su relier le Ciel à la Terre dans la compréhension que le créateur et la créature ne font qu’un ! Et la poésie, fille sauvage et libre qui se rit de tous les dogmes religieux, sera toujours une insulte pour ceux qui aiment détruire. Car elle est, au sens le plus ancien, l’acte de créer par excellence.
Vénérable Rūmī, si je m’adresse à toi c’est pour te remercier de tous ces fruits de beauté, toutes ces semailles de lumière que tu as prodigués à tes frères et sœurs en humanité. Pour ma part, je ne suis pas croyant mais je suis pour la liberté de chacun à vivre pleinement sa foi. Et je suis fatigué, assommé par les adversaires de l’humanité qui prennent plaisir dans le meurtre de leurs semblables. Pour parler vrai je me moque bien qu’il y ait ou non des dieux, car ce que je sens au plus profond de ma chair c’est que l’Homme doit retrouver, ici et maintenant, sa place au centre du Soleil.
La paix soit sur toi, cher prince des poètes et digne fils des étoiles.
Puisse-t-elle également régner un jour en nos cœurs meurtris.
Fraternellement, je te salue.

Thibault


© Thibault Marconnet

le 20 novembre 2015


« Le Cantique des oiseaux » d’Attar – « Sceau salomonique », vers 1645

lundi 16 novembre 2015

Extraits du “Récital” de Mahmoud Darwich (Théâtre de l'Odéon - 2007)



Le 07 octobre 2007, le poète palestinien Mahmoud Darwich (en arabe : محمود درويش) faisait une lecture de quelques-uns de ses poèmes les plus récents au Théâtre de l'Odéon (Odéon - Théâtre de l'Europe). France Culture avait enregistré ce récital et fait paraître un CD. Traduction de l'arabe vers le français : Elias Sanbar. Lecture de la traduction française : Didier Sandre. 




Rien que la lumière

Rien que la lumière.
Je n’ai arrêté mon cheval
que pour cueillir une rose rouge
dans le jardin d’une Cananéenne
qui a séduit mon cheval
et s’est retranchée dans la lumière :
“N’entre pas, ne sors pas…”
Je ne suis pas entré et je ne suis pas sorti.
Elle a dit : Me vois-tu ?
J’ai murmuré : Il me manque, pour le savoir, 
l’écart 
entre le voyageur et le chemin,
le chanteur et les chants…
Telle une lettre de l’alphabet,
Jéricho s’est assise dans son nom
et j’ai trébuché dans le mien
à la croisée des sens…
Je suis ce que je serai demain.
Je n’ai arrêté mon cheval
que pour cueillir une rose rouge
dans le jardin d’une Cananéenne 
qui a séduit mon cheval
et je suis reparti en quête de mon lieu,
plus haut et plus loin,
encore plus haut, encore plus loin
que mon temps…

*



Pour décrire les fleurs d'amandier

Pour décrire les fleurs d'amandier, l'encyclopédie 
des fleurs et le dictionnaire
ne me sont d'aucune aide...
Les mots m'emporteront
vers les ficelles de la rhétorique
et la rhétorique blesse le sens
puis flatte sa blessure,
comme le mâle dictant à la femelle ses sentiments.
Comment les fleurs d'amandier 
resplendiraient-elles
dans ma langue, moi l'écho ?
Transparentes comme un rire aquatique,
elles perlent de la pudeur de la rosée
sur les branches...
Légères, telle une phrase blanche mélodieuse...
Fragiles, telle une pensée fugace
ouverte sur nos doigts
et que nous consignons pour rien...
Denses, tel un vers
que les lettres ne peuvent transcrire.
Pour décrire les fleurs d'amandier,
j'ai besoin de visites
à l'inconscient qui me guident aux noms
d'un sentiment suspendu aux arbres.
Comment s'appellent-elles ?
Quel est le nom de cette chose
dans la poétique du rien ?
Pour ressentir la légèreté des mots,
j'ai besoin de traverser la pesanteur et les mots
lorsqu'ils deviennent ombre murmurante,
que je deviens eux et que, transparents blancs,
ils deviennent moi.
Ni patrie ni exil que les mots,
mais la passion du blanc
pour la description des fleurs d'amandier.
Ni neige ni coton. Qui sont-elles donc
dans leur dédain des choses et des noms ?
Si quelqu'un parvenait
à une brève description des fleurs d'amandier,
la brume se rétracterait des collines
et un peuple dirait à l'unisson :
Les voici,
les paroles de notre hymne national !

*



 Il est paisible, moi aussi

Il est paisible, moi aussi.
Il sirote un thé citron
je bois un café,
c'est ce qui nous distingue.
Comme moi, il est vêtu d'une chemise rayée
trop grande.
Comme lui, je parcours les journaux du soir.
Il ne me surprend pas quand je l'observe de biais.
Je ne le surprends pas quand il m'observe de biais.
Il est paisible, moi aussi.
Il parle au serveur.
Je parle au serveur...
Un chat noir passe entre nous.
Je caresse la fourrure de sa nuit,
il caresse la fourrure de sa nuit...
Je ne lui dis pas : Le ciel est limpide aujourd'hui,
plus bleu.
Il ne me dit pas : Le ciel est limpide aujourd'hui.
Il est vu et il voit.
Je suis vu et je vois.
Je déplace la jambe gauche,
il déplace la droite.
Je fredonne une chanson,
il fredonne un air proche.
Je me dis :
Est-il le miroir dans lequel je me vois ?

Puis je cherche son regard,
mais il n'est plus là...
Je quitte précipitamment le café,
et je me dis : C'est peut-être un assassin
ou peut-être un passant qui m'a pris
pour un assassin.

Il a peur, moi aussi.

*



Le cyprès s'est brisé

« Le cyprès n'est pas l'arbre mais le chagrin de l'arbre ; il n'a pas d'ombre car il n'est que l'ombre de l'arbre. »
BASSÂM HAJJÂR

Le cyprès s'est brisé comme un minaret
et il s'est endormi
en chemin sur l'ascèse de son ombre,
vert, sombre,
pareil à lui-même. Tout le monde est sauf.
Les voitures
sont passées, rapides, sur ses branches.
La poussière a recouvert
les vitres... Le cyprès s'est brisé mais
la colombe n'a pas quitté son nid déclaré
dans la maison voisine.
Deux oiseaux migrateurs ont survolé
ses environs et échangé quelques symboles.
Une femme a dit à sa voisine :
Dis, as-tu vu passer une tempête ?
Elle répondit : Non, ni un bulldozer...
Le cyprès
s'est brisé. Les passants sur ses débris ont dit :
Il en a eu assez d'être négligé,
il a sans doute vieilli
car il est grand
comme une girafe,
aussi vide de sens qu'un balai
et il n'ombrage pas les amoureux.
Un enfant a dit : Je le dessinais parfaitement,
sa silhouette est facile. Une fillette a dit :
Le ciel est incomplet
aujourd'hui que le cyprès s'est brisé.
Un jeune homme a dit :
Le ciel est complet
aujourd'hui que le cyprès s'est brisé.
Et moi, je me suis dit :
Nul mystère,
le cyprès s'est brisé, un point c'est tout.
Le cyprès s'est brisé !

*



Ils ne se retournent pas

Ils ne se retournent pas pour dire adieu à l'exil,
un autre les attend. Ils se sont habitués
à tourner en rond,
sans devant, sans arrière,
sans nord ou sud. “Ils migrent”
de la clôture vers le jardin et laissent un testament
dans chaque mètre du patio de la maison :
“Après nous, ne vous souvenez
que de la vie...”
“Ils voyagent” du matin verdoyant
à la poussière du midi,
portant leurs cercueils emplis
des objets de l'absence :
une carte d'identité et une lettre d'amour
pour une femme à l'adresse inconnue :
“Après nous, ne te souviens
que de la vie...”
“Ils migrent” des maisons vers les rues,
faisant le V blessé de la victoire en disant
à quiconque les voit :
“Nous vivons encore,
ne vous souvenez pas de nous !”
Ils sortent du récit pour respirer et s'ensoleiller.
Ils rêvent de voler plus haut...
et encore plus haut.
Ils s'élèvent et se posent, partent et reviennent,
sautent des céramiques anciennes
vers les étoiles
et reviennent dans le récit...
Pas de fin au commencement.
Ils fuient la somnolence
vers l'ange du sommeil, 
blanc. Leurs yeux ont rougi
d'avoir tant contemplé
le sang répandu :
“Après nous,
ne vous souvenez
que de la vie...”

Source : France Culture

Thibault Marconnet
le 16 novembre 2015