lundi 16 novembre 2015

Extraits du “Récital” de Mahmoud Darwich (Théâtre de l'Odéon - 2007)



Le 07 octobre 2007, le poète palestinien Mahmoud Darwich (en arabe : محمود درويش) faisait une lecture de quelques-uns de ses poèmes les plus récents au Théâtre de l'Odéon (Odéon - Théâtre de l'Europe). France Culture avait enregistré ce récital et fait paraître un CD. Traduction de l'arabe vers le français : Elias Sanbar. Lecture de la traduction française : Didier Sandre. 




Rien que la lumière

Rien que la lumière.
Je n’ai arrêté mon cheval
que pour cueillir une rose rouge
dans le jardin d’une Cananéenne
qui a séduit mon cheval
et s’est retranchée dans la lumière :
“N’entre pas, ne sors pas…”
Je ne suis pas entré et je ne suis pas sorti.
Elle a dit : Me vois-tu ?
J’ai murmuré : Il me manque, pour le savoir, 
l’écart 
entre le voyageur et le chemin,
le chanteur et les chants…
Telle une lettre de l’alphabet,
Jéricho s’est assise dans son nom
et j’ai trébuché dans le mien
à la croisée des sens…
Je suis ce que je serai demain.
Je n’ai arrêté mon cheval
que pour cueillir une rose rouge
dans le jardin d’une Cananéenne 
qui a séduit mon cheval
et je suis reparti en quête de mon lieu,
plus haut et plus loin,
encore plus haut, encore plus loin
que mon temps…

*



Pour décrire les fleurs d'amandier

Pour décrire les fleurs d'amandier, l'encyclopédie 
des fleurs et le dictionnaire
ne me sont d'aucune aide...
Les mots m'emporteront
vers les ficelles de la rhétorique
et la rhétorique blesse le sens
puis flatte sa blessure,
comme le mâle dictant à la femelle ses sentiments.
Comment les fleurs d'amandier 
resplendiraient-elles
dans ma langue, moi l'écho ?
Transparentes comme un rire aquatique,
elles perlent de la pudeur de la rosée
sur les branches...
Légères, telle une phrase blanche mélodieuse...
Fragiles, telle une pensée fugace
ouverte sur nos doigts
et que nous consignons pour rien...
Denses, tel un vers
que les lettres ne peuvent transcrire.
Pour décrire les fleurs d'amandier,
j'ai besoin de visites
à l'inconscient qui me guident aux noms
d'un sentiment suspendu aux arbres.
Comment s'appellent-elles ?
Quel est le nom de cette chose
dans la poétique du rien ?
Pour ressentir la légèreté des mots,
j'ai besoin de traverser la pesanteur et les mots
lorsqu'ils deviennent ombre murmurante,
que je deviens eux et que, transparents blancs,
ils deviennent moi.
Ni patrie ni exil que les mots,
mais la passion du blanc
pour la description des fleurs d'amandier.
Ni neige ni coton. Qui sont-elles donc
dans leur dédain des choses et des noms ?
Si quelqu'un parvenait
à une brève description des fleurs d'amandier,
la brume se rétracterait des collines
et un peuple dirait à l'unisson :
Les voici,
les paroles de notre hymne national !

*



 Il est paisible, moi aussi

Il est paisible, moi aussi.
Il sirote un thé citron
je bois un café,
c'est ce qui nous distingue.
Comme moi, il est vêtu d'une chemise rayée
trop grande.
Comme lui, je parcours les journaux du soir.
Il ne me surprend pas quand je l'observe de biais.
Je ne le surprends pas quand il m'observe de biais.
Il est paisible, moi aussi.
Il parle au serveur.
Je parle au serveur...
Un chat noir passe entre nous.
Je caresse la fourrure de sa nuit,
il caresse la fourrure de sa nuit...
Je ne lui dis pas : Le ciel est limpide aujourd'hui,
plus bleu.
Il ne me dit pas : Le ciel est limpide aujourd'hui.
Il est vu et il voit.
Je suis vu et je vois.
Je déplace la jambe gauche,
il déplace la droite.
Je fredonne une chanson,
il fredonne un air proche.
Je me dis :
Est-il le miroir dans lequel je me vois ?

Puis je cherche son regard,
mais il n'est plus là...
Je quitte précipitamment le café,
et je me dis : C'est peut-être un assassin
ou peut-être un passant qui m'a pris
pour un assassin.

Il a peur, moi aussi.

*



Le cyprès s'est brisé

« Le cyprès n'est pas l'arbre mais le chagrin de l'arbre ; il n'a pas d'ombre car il n'est que l'ombre de l'arbre. »
BASSÂM HAJJÂR

Le cyprès s'est brisé comme un minaret
et il s'est endormi
en chemin sur l'ascèse de son ombre,
vert, sombre,
pareil à lui-même. Tout le monde est sauf.
Les voitures
sont passées, rapides, sur ses branches.
La poussière a recouvert
les vitres... Le cyprès s'est brisé mais
la colombe n'a pas quitté son nid déclaré
dans la maison voisine.
Deux oiseaux migrateurs ont survolé
ses environs et échangé quelques symboles.
Une femme a dit à sa voisine :
Dis, as-tu vu passer une tempête ?
Elle répondit : Non, ni un bulldozer...
Le cyprès
s'est brisé. Les passants sur ses débris ont dit :
Il en a eu assez d'être négligé,
il a sans doute vieilli
car il est grand
comme une girafe,
aussi vide de sens qu'un balai
et il n'ombrage pas les amoureux.
Un enfant a dit : Je le dessinais parfaitement,
sa silhouette est facile. Une fillette a dit :
Le ciel est incomplet
aujourd'hui que le cyprès s'est brisé.
Un jeune homme a dit :
Le ciel est complet
aujourd'hui que le cyprès s'est brisé.
Et moi, je me suis dit :
Nul mystère,
le cyprès s'est brisé, un point c'est tout.
Le cyprès s'est brisé !

*



Ils ne se retournent pas

Ils ne se retournent pas pour dire adieu à l'exil,
un autre les attend. Ils se sont habitués
à tourner en rond,
sans devant, sans arrière,
sans nord ou sud. “Ils migrent”
de la clôture vers le jardin et laissent un testament
dans chaque mètre du patio de la maison :
“Après nous, ne vous souvenez
que de la vie...”
“Ils voyagent” du matin verdoyant
à la poussière du midi,
portant leurs cercueils emplis
des objets de l'absence :
une carte d'identité et une lettre d'amour
pour une femme à l'adresse inconnue :
“Après nous, ne te souviens
que de la vie...”
“Ils migrent” des maisons vers les rues,
faisant le V blessé de la victoire en disant
à quiconque les voit :
“Nous vivons encore,
ne vous souvenez pas de nous !”
Ils sortent du récit pour respirer et s'ensoleiller.
Ils rêvent de voler plus haut...
et encore plus haut.
Ils s'élèvent et se posent, partent et reviennent,
sautent des céramiques anciennes
vers les étoiles
et reviennent dans le récit...
Pas de fin au commencement.
Ils fuient la somnolence
vers l'ange du sommeil, 
blanc. Leurs yeux ont rougi
d'avoir tant contemplé
le sang répandu :
“Après nous,
ne vous souvenez
que de la vie...”

Source : France Culture

Thibault Marconnet
le 16 novembre 2015

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