Depuis
Gengis Khan, le cœur de l’homme n’a pas changé, sa soif de massacre et de sang
non plus. Seules la tactique et les armes diffèrent. Dans son admirable livre La poussière du monde, Jacques
Lacarrière nous raconte l’histoire du derviche et poète turc soufi Yunus Emré,
homme de foi qui, dans sa quête spirituelle et son aventure humaine, parcourait
les steppes d’Anatolie de monastères en caravansérails à l’époque (XIIIe siècle) où les terribles hordes du Grand
Khan massacraient sans vergogne les peuples qu’elles asservissaient, coupant des
têtes à tour de bras. Comme l’auteur de L’Été
grec nous le rappelle grâce à un témoignage de Gengis Khan “saisi à la
source des lèvres et du cœur”, le véritable but des conquérants, leur seul appétit
n’est au fond que de “voir le visage des femmes baigné de larmes”. De nos
jours, les semeurs de discorde et de terreur n’ont pas d’autre visée. Ils tuent
et sèment la mort pour leur seul bon plaisir. Nul Dieu dans cette affaire, nulle
religion. « Viva la muerte ! » comme le hurlaient déjà en leur
temps les membres de la Phalange espagnole. « Vive la
mort ! » : c’est bien le seul cri de ralliement de ceux qui
aiment faire couler le sang, hier comme aujourd’hui.
« […]
Gengis Khan savait pourquoi il entreprenait ces folles équipées qui lui
valurent de constituer de son vivant, lui, le nomade, fils de nomade, le plus
grand empire existant, non pour la seule gloire, les butins, les pillages et
tout l’or du monde mais pour une raison plus profonde, qu’aucun conquérant
avant lui ni même après lui n’osa jamais avouer, une raison inavouable en
effet, révélée par un dialogue qu’il eut un jour avec Bo’ortchu, le plus vieux
compagnon de son enfance nomade, à qui il avait demandé : “Quel est à ton avis
le plus grand plaisir que puisse éprouver un homme ?” À quoi Bo’ortchu
répondit : “C’est d’aller à la chasse un jour de printemps, monté sur un
beau cheval, tenant au poing un épervier et un faucon et de les voir s’abattre
sur la proie. – Non, dit Gengis Khan, pour moi la plus grande jouissance, c’est
de vaincre ses ennemis, de les chasser devant soi, de leur ravir ce qu’ils
possèdent, de voir les femmes qui leur sont chères le visage baigné de larmes,
de monter leurs chevaux, de presser dans ses bras leurs filles et leurs
épouses.” Voir le visage des femmes baigné de larmes ! Voici enfin l’aveu
d’un conquérant, saisi à la source des lèvres et du cœur, un aveu dont aucun
historien, spécialiste ou savant ne tiendra jamais compte car il est si étranger
à tout ce qu’on pense être la cause des batailles et les buts des conquérants
qu’il paraît incongru et même tout à fait incroyable. »
Jacques Lacarrière (in La poussière du monde, p. 68)
Aux pages 72 et
73 du même ouvrage, un merveilleux poème de Yunus Emré, traduit par Guzine Dino.
La poésie, source de création
originelle, est peut-être la seule arme spirituelle à opposer à tous les
semeurs de mort.
« Nous
avons plongé dans l’Essence
et
fait le tour du corps humain
Trouvé le cours
de l’univers
tout
entier dans le corps humain
Et tous ces
cieux qui tourbillonnent
et
tous ces lieux sous cette terre
Les soixante-dix
mille voiles
dans
le corps humain découverts
Les sept ciels,
les monts et les mers
et
les sept niveaux telluriques
L’envol ou la
chute aux enfers
tout
cela dans le corps humain
Et la nuit ainsi
que le jour
et
les sept étoiles du ciel
Les tables de
l’initiation
sont
aussi dans le corps humain
Et le Sinaï de
Moïse
et
la pierre et la Kaaba
L’Archange
sonnant la trompette
sont
aussi dans le corps humain
Ce que dit Yunus
est exact
et
confirmés furent ses dires
Là où va ton
désir est Dieu :
tout
entier dans le corps humain. »
Et cet autre passage merveilleux à la page 79 et 80 :
Et cet autre passage merveilleux à la page 79 et 80 :
« Sablier
liquide, clepsydres des pensées et des prières, l’eau du bassin qu’Haci Bektas
avait fait creuser à proximité du mûrier s’écoulait comme une source discrète
récitant le bréviaire des heures. À l’ombre de cet arbre, Yunus aime écouter
ces bruits qui sans cesse recommencent et sans cesse se renouvellent selon une
progression savante : écoulement, ruissellement, roucoulement. Il éprouve
le sentiment d’être en un lieu paradisiaque mais qui serait ici l’œuvre de
l’homme. Et il pense aussitôt, avec appréhension, que le sens et l’essence du
paradis ne consistent pas à y demeurer ni à s’y endormir en une trompeuse
félicité mais à savoir le quitter avant qu’on vous en chasse ! Ne pas recommencer
la Chute, en quelque sorte ! Car le vrai paradis n’est ni derrière nous
(comme voudraient nous le faire croire les traditions ésotériques et la plupart
des religions) ni devant nous (comme voudraient aussi nous le faire croire les
utopies de tous les siècles, marxistes ou non). Le paradis est en nous seuls et
à l’inverse de l’autre, celui de tous les catéchismes, il s’agit justement non
d’en sortir mais d’y entrer. L’enfer aussi est en nous-mêmes. De toute
évidence, le Grand Horticulteur a mêlé en nos cœurs, quand il conçut ses fleurs
édéniques, la rose et l’aconit, le jasmin et la belladone. »
© Thibault Marconnet
le 14 novembre 2015
Odilon Redon, Pégase et l'hydre, 1907 |
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