samedi 14 novembre 2015

Voir le visage des femmes baigné de larmes...



Depuis Gengis Khan, le cœur de l’homme n’a pas changé, sa soif de massacre et de sang non plus. Seules la tactique et les armes diffèrent. Dans son admirable livre La poussière du monde, Jacques Lacarrière nous raconte l’histoire du derviche et poète turc soufi Yunus Emré, homme de foi qui, dans sa quête spirituelle et son aventure humaine, parcourait les steppes d’Anatolie de monastères en caravansérails à l’époque (XIIIe siècle) où les terribles hordes du Grand Khan massacraient sans vergogne les peuples qu’elles asservissaient, coupant des têtes à tour de bras. Comme l’auteur de L’Été grec nous le rappelle grâce à un témoignage de Gengis Khan “saisi à la source des lèvres et du cœur”, le véritable but des conquérants, leur seul appétit n’est au fond que de “voir le visage des femmes baigné de larmes”. De nos jours, les semeurs de discorde et de terreur n’ont pas d’autre visée. Ils tuent et sèment la mort pour leur seul bon plaisir. Nul Dieu dans cette affaire, nulle religion. « Viva la muerte ! » comme le hurlaient déjà en leur temps les membres de la Phalange espagnole. « Vive la mort ! » : c’est bien le seul cri de ralliement de ceux qui aiment faire couler le sang, hier comme aujourd’hui.

« […] Gengis Khan savait pourquoi il entreprenait ces folles équipées qui lui valurent de constituer de son vivant, lui, le nomade, fils de nomade, le plus grand empire existant, non pour la seule gloire, les butins, les pillages et tout l’or du monde mais pour une raison plus profonde, qu’aucun conquérant avant lui ni même après lui n’osa jamais avouer, une raison inavouable en effet, révélée par un dialogue qu’il eut un jour avec Bo’ortchu, le plus vieux compagnon de son enfance nomade, à qui il avait demandé : “Quel est à ton avis le plus grand plaisir que puisse éprouver un homme ?” À quoi Bo’ortchu répondit : “C’est d’aller à la chasse un jour de printemps, monté sur un beau cheval, tenant au poing un épervier et un faucon et de les voir s’abattre sur la proie. – Non, dit Gengis Khan, pour moi la plus grande jouissance, c’est de vaincre ses ennemis, de les chasser devant soi, de leur ravir ce qu’ils possèdent, de voir les femmes qui leur sont chères le visage baigné de larmes, de monter leurs chevaux, de presser dans ses bras leurs filles et leurs épouses.” Voir le visage des femmes baigné de larmes ! Voici enfin l’aveu d’un conquérant, saisi à la source des lèvres et du cœur, un aveu dont aucun historien, spécialiste ou savant ne tiendra jamais compte car il est si étranger à tout ce qu’on pense être la cause des batailles et les buts des conquérants qu’il paraît incongru et même tout à fait incroyable. »

Jacques Lacarrière (in La poussière du monde, p. 68)


Aux pages 72 et 73 du même ouvrage, un merveilleux poème de Yunus Emré, traduit par Guzine Dino. La poésie, source de création originelle, est peut-être la seule arme spirituelle à opposer à tous les semeurs de mort.

« Nous avons plongé dans l’Essence
            et fait le tour du corps humain
Trouvé le cours de l’univers
            tout entier dans le corps humain

Et tous ces cieux qui tourbillonnent
            et tous ces lieux sous cette terre
Les soixante-dix mille voiles
            dans le corps humain découverts

Les sept ciels, les monts et les mers
            et les sept niveaux telluriques
L’envol ou la chute aux enfers
            tout cela dans le corps humain

Et la nuit ainsi que le jour
            et les sept étoiles du ciel
Les tables de l’initiation
            sont aussi dans le corps humain

Et le Sinaï de Moïse
            et la pierre et la Kaaba
L’Archange sonnant la trompette
            sont aussi dans le corps humain

Ce que dit Yunus est exact
            et confirmés furent ses dires
Là où va ton désir est Dieu :
            tout entier dans le corps humain. »

Et cet autre passage merveilleux à la page 79 et 80 : 


« Sablier liquide, clepsydres des pensées et des prières, l’eau du bassin qu’Haci Bektas avait fait creuser à proximité du mûrier s’écoulait comme une source discrète récitant le bréviaire des heures. À l’ombre de cet arbre, Yunus aime écouter ces bruits qui sans cesse recommencent et sans cesse se renouvellent selon une progression savante : écoulement, ruissellement, roucoulement. Il éprouve le sentiment d’être en un lieu paradisiaque mais qui serait ici l’œuvre de l’homme. Et il pense aussitôt, avec appréhension, que le sens et l’essence du paradis ne consistent pas à y demeurer ni à s’y endormir en une trompeuse félicité mais à savoir le quitter avant qu’on vous en chasse ! Ne pas recommencer la Chute, en quelque sorte ! Car le vrai paradis n’est ni derrière nous (comme voudraient nous le faire croire les traditions ésotériques et la plupart des religions) ni devant nous (comme voudraient aussi nous le faire croire les utopies de tous les siècles, marxistes ou non). Le paradis est en nous seuls et à l’inverse de l’autre, celui de tous les catéchismes, il s’agit justement non d’en sortir mais d’y entrer. L’enfer aussi est en nous-mêmes. De toute évidence, le Grand Horticulteur a mêlé en nos cœurs, quand il conçut ses fleurs édéniques, la rose et l’aconit, le jasmin et la belladone. »


© Thibault Marconnet
le 14 novembre 2015

Odilon Redon, Pégase et l'hydre, 1907

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire