lundi 14 juillet 2014

Le “livre” de Pandore






« Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie. » Cette fameuse maxime du roi François Ier pourrait, à juste titre, figurer en exergue d’Auto-da-fé, unique roman d’Elias Canetti incontestablement placé sous le signe de la folie.
Peter Kien, sinologue d’un immense renom et gardien d’un trésor livresque de 25 000 ouvrages, va voir sa tranquille existence de philologue bouleversée de fond en comble, mise cul par-dessus tête à cause d’une femme qui n’est autre que Thérèse, sa pieuse domestique dont l’unique soin est de choyer les précieux livres du professeur.
Car ce grand savant – qui se rassasie bien plus de mots que d’une nourriture solide –, vit exclusivement pour sa bibliothèque. Et tout ce qui porte jupon ou qui contient en soi le germe d’un possible émoi sexuel, est une véritable abjection pour celui qui « n’est pas un homme » ainsi que n’aura de cesse de le claironner Thérèse par la suite.

Pour quelle raison la douce et patiente domestique en viendra-t-elle à prononcer ce jugement sans appel ? Parce qu’un jour Kien, pensant accommoder les choses au mieux, aura la funeste idée d’épouser cette femme afin qu’elle puisse se livrer tout entière à son rôle de ménagère et de protectrice de ses livres chéris.
L’habit ne fait pas la nonne et Kien s’en apercevra bientôt. En passant l’anneau au doigt de cette furie, c’est une véritable boîte de Pandore qu’il ouvrira… Et, dès lors, des événements catastrophiques vont pleuvoir en masse sur la pauvre tête du professeur ainsi qu’une pluie de feu. Peter Kien, “l’asexué”, va payer au prix fort sa paisible existence passée et, si l’on ose dire, “expier” littéralement son rejet des femmes et de la sexualité. Il semblerait d’ailleurs qu’Éros lui-même ait décidé de lui décocher maintes flèches empoisonnées afin de lui faire amèrement payer son affront. Détaché de tout ce qui n'est pas science ou métaphysique, Kien va être brutalement rappelé au monde. Le “pur esprit” va sentir (à son insu), qu’il a bel et bien un corps, jusque-là tranquillement ignoré.

Roman fou et indescriptible, Auto-da-fé est un “éloge de la folie” qui devient insoutenable réalité. Au sein de cet ouvrage, raison et déraison se livrent une guerre sans merci, dont seule la déraison sortira victorieuse. Elias Canetti manie un humour tragique qui n’est pas sans rappeler le génie d’un Kafka. Tous les personnages qui se coudoient abruptement dans ces pages, vivent uniquement nichés dans leurs propres fantasmes, nourrissant eux-mêmes copieusement leurs folles chimères – ce qui n’est pas sans entraîner plusieurs malentendus fantastiques et d’une grande bouffonnerie !

« All the world’s a stage » ainsi que le proclamait le grand Shakespeare ; et les histrions de cette cauchemardesque “comédie humaine” semblent créer leurs rôles de toute pièce au fur et à mesure que se déroulent leurs déraisonnables péripéties. Est-il seulement une morale à ce récit “plein de bruit et de fureur” ? Très certainement aucune.
À moins de forger la suivante par pure boutade : « Soyez une brute à la sexualité débridée ou bien ne vous mariez jamais ! »

Il se peut qu’au sortir de ce roman vous ayez le tournis tant cette histoire semble marcher la tête à l’envers. Et ce signe serait de fort bon augure car un grand livre a toujours soin de déboussoler son lecteur.


© Thibault Marconnet

14/07/2014


Félix Vallotton, La haine, 1908

Elias Canetti à Vienne en 1928

mercredi 9 juillet 2014

Attila József, le coeur pur









Le livre-CD Attila József / À cœur pur est paru aux Éditions du Seuil en 2008. C’est la regrettée Kristina Rády qui fut l’initiatrice de ce formidable projet. Sœur de langue de cet immense poète hongrois méconnu, elle voulut lui faire remonter le Danube jusques en France.


Attila József


Comme elle le rappelle, « […] le hongrois est, dit-on, la seule langue que même le diable respecte… mais ne parle pas ». Cet ouvrage comporte 22 poèmes retraduits pour l’occasion par Kristina Rády elle-même. La poésie d’Attila József est un cœur battant, un cœur battu. En 1937, alors âgé de 32 ans, le poète s’en alla faire rouler son corps sous le train de la mort. Et ce n’est point ici une creuse métaphore puisqu’il s’allongea littéralement sur des rails devant une de ces machines en partance vers l’au-delà du verbe. 


Statue de Attila József à Budapest



Son compatriote Arthur Koestler, écrira d’ailleurs ces mots quelques jours après le suicide du poète (la citation suivante est extraite de la préface de cet ouvrage) : « […] Attila József fut considéré comme un grand poète dès l’âge de 17 ans, nous savions tous qu’il était un génie et pourtant nous l’avons laissé s’effondrer sous nos yeux… Je parle de cette affaire, car elle est caractéristique de par son acuité. Elle s’est passée dans cette Hongrie “exotique”, au milieu de ce petit peuple qui est le seul à n’avoir aucun parent de langue en Europe et qui se trouve ainsi le plus solitaire sur ce continent. Cette solitude exceptionnelle explique peut-être l’intensité singulière de son existence… et la fréquence avec laquelle ce peuple produit de tels génies sauvages. Pareils à des obus, ils explosent à l’horizon restreint du peuple, et puis on ramasse leurs éclats […] Ses véritables génies […] naissent sourds-muets pour le reste du monde. Voilà pourquoi c’est à peine si j’ose affirmer […] que cet Attila József dont le monde […] ne va pas entendre beaucoup parler […] fut le plus grand poète lyrique d’Europe. C’est un stupide sentiment du devoir qui m’oblige à déclarer cette mienne conviction, bien que cela ne profite à personne. Cela n’arrêtera pas le train non plus. » 

Le comédien Denis Lavant incarne la parole toujours vivante de cet homme tourmenté, de ce frère humain qui, du fond de la terre, a tant de choses essentielles à nous clamer. Quant à Serge Teyssot-Gay, sa guitare est une clef de voûte : elle exhausse la voix du poète transvasée dans la bouche habitée du comédien. Et c’est alors qu’il nous semble battre encore à nos oreilles l’incomparable chant de ce « cœur pur ».






© Thibault Marconnet

09/07/2014