mardi 20 septembre 2016

Nikos Kazantzaki - “Rapport au Greco” (Extrait)



« Je sentais au fond de moi-même mon cœur qui criait ; il avait beaucoup de reproches à faire à Dieu, il n'était pas d'accord avec lui, l'heure était venue de lui faire un rapport et de lui dire enfin sans ambages son indignation et sa peine. Les années passaient, je passais avec elles, il ne fallait pas que la terre me ferme la bouche avant que je n'aie eu le temps de parler. Tout homme à un Cri à lancer dans les airs avant de mourir, son Cri ; il faut se hâter pour avoir le temps de le lancer. Ce Cri peut se disperser, inefficace, dans les airs, il peut ne se trouver ni sur terre ni dans le ciel d'oreille pour l'entendre, peu importe. Tu n'es pas un mouton, tu es un homme : et un homme cela veut dire quelque chose qui n'est pas confortablement installé, mais qui crie. Crie donc ! »


Nikos Kazantzaki (in Rapport au Greco, p. 441-442, Éditions Cambourakis, traduit du grec par Michel Saunier)


Nikos Kazantzaki (1883-1957)

Mouloud Mammeri : “L'opium et le bâton” (Extrait)





« Bachir tira le rideau sur l'arc de la baie d'Alger. En bas c'était chaque soir la même représentation. De ces hauteurs d'El-Biar, on voyait tout Alger jusqu'au point où le ciel et la mer se confondent vers le cap Matifou, et, par temps clair, on distinguait jusqu'aux crêtes bleues du Djurdjura. Au printemps, le rideau se tirait vers sept heures, quand les petits points de lumière d'abord épars sur une toile de collines parmi les pins, les oliviers, les gratte-ciel et les maisons à tuiles rouges soudain se multipliaient, grouillaient, se relayaient pour éclater comme des fleurs, ici, puis là, puis plus loin, puis giclant de partout, éclaboussaient la toile, la laissant molle de clarté diffuse, précieuse d'être enchâssée dans l'écrin noir de la nuit. Vers le bas, la légion serrée des petites lumières avides butait sur la ligne de la mer d'un noir encore plus intense. De temps à autre, le phare du cap Matifou déroulait autour d'un centre invisible la lente danse monotone, circulaire et vite lassée de son faisceau blanc - et après chaque éclat, la nuit déferlait plus froide sur le grain minuscule de conscience éphémère.
Parallèles à la côte, une queue de lumières orange, sagement rangées les unes derrière les autres, progressait à petites étapes vers Alger. Le défilé était ininterrompu et, le dimanche, durait deux à trois heures. C'était les promeneurs au bois qui s'en revenaient après avoir joué aux boules entre amis à Fort-de-l'Eau, Aïn-Taya quelquefois jusqu'au Corso ou à Dellys. Tous des Européens naturellement ! Un Algérien là-dedans, c'était plus qu'une indécence, un crime de lèse-européanité, quelque chose qui n'a pas de nom et dont aucun code ne peut fixer le châtiment. Bachir essaya de faire le calcul : combien d'Algériens dans la file ? Un sur cent, peut-être moins, les courageux, les inconscients, les peaux tannées, ou ceux qui comme lui croyaient passer inaperçus. Les autres les repéraient vite d'ailleurs et aussitôt, sans qu'ils se disent rien, par entente tacite, ils commençaient la manœuvre de défense ou d'élimination : l'indifférence calculée, le mépris laborieux, la provocation délibérée, dans le meilleur des cas, la fuite loin du virus et de la contagion.
Et cet idiot de Ramdane qui dit qu'en réalité c'est une façon de nous considérer, de nous estimer, pourquoi pas de nous aimer tant qu'il y est. Je le vois d'ici, avec ses raisonnements un pied plus court que l'autre : pour quatre-vingt-dix pour cent des pieds-noirs qui sont pauvres (qu'est-ce que nous devrions dire, nous, alors ?), qui triment, font des enfants et les élèvent tant bien que mal, l'Algérien est une justification d'existence. Car voir comme ils sont méprisés et vils, misérables et inexistants, éprouver comme eux peuvent les avilir et les mépriser, faire leur misère et leur inexistence donne un sens à leur vie. La misère des autres leur rend la leur supportable, bien plus ils ne la sentent plus. Avec le petit train-train de leur vie de Méditerranéens sans épaisseur, sans passé, sans charme, sans espoir, que feraient-ils dans ce pays sans les Algériens ? C'est à en crever. Un Arabe sur cent promeneurs au bois c'est le grain de sel, la manne céleste, ce qui va donner goût à cette sortie du dimanche qui, sans cela, serait d'un ennui mortel comme toutes les joies mesurées. Un jour sur sept, cinquante kilomètres autour d'Alger, pas plus, à cause du prix de l'essence, de l'usure des pneus, de la peur des Arabes (plus loin c'est leur domaine, ils y grouillent). Un Arabe sur cent, ils le haïssent cordialement, jusqu'à la mort s'il le faut, mais comme c'est bon, quand on n'a rien, d'avoir quelqu'un à haïr et à mépriser. L'État, s'il était bien fait, devrait désigner chaque semaine des Arabes du dimanche de corvée au bois, sur les plages, dans les cinémas. Pas au bal naturellement, parce que là, il s'agit de nos sœurs, de nos femmes : eux voilent les leurs ou les entôlent toute leur vie. »


Mouloud Mammeri (in L'opium et le bâton, Points, p. 31-33)



Mouloud Mammeri (1917-1989)