vendredi 13 octobre 2017

Pascal Bouaziz - Le soulèvement






Excellente adaptation en français de la chanson "The Ghost of Tom Joad" de Bruce Springsteen. Pascal Bouaziz fait des merveilles et touche en plein cœur. Merci, Le Cargo, pour cette belle captation : c’est très émouvant. Le Boss apprécierait sans doute cette reprise, fidèle à l’originale en ce sens qu’une telle chanson, chantée en anglais ou en français, n’a pas pris une ride et est, malheureusement, toujours d’une triste actualité. 

Un homme remonte la bretelle d’autoroute
Pousse un caddie et glisse dans la boue
Des cars de CRS entourent le camp
Deux boîtes de cassoulet froid pour les enfants

La soupe populaire au parc municipal 
Bienvenue dans le nouvel ordre mondial
Des familles entières vivent sur les trottoirs
Pas de boulot, aucun avenir, aucun espoir

La route est bondée ce soir
Mais où elle mène, personne ne sait
Depuis l’embouteillage je regarde ces gens
Et j’attends le soir du soulèvement

Le prêtre range sa bible dans sa poche
Rassemble son courage et sort une clope
Il attend le jour où les derniers seront les premiers
Il traverse le camp des sans-papiers 

Avec leurs allers simples pour la terre promise
Leurs trous dans le ventre et dans les chemises
Dormir à quarante dans les baraquements
Se baigner dans l’eau des écoulements 

La route est bloquée ce soir
Mais où elle mène, personne ne sait
Depuis l’embouteillage je regarde le campement
Et j’espère le soir du soulèvement 

Quelqu’un a écrit y a longtemps :
« Partout où un flic tabasse un mec
Partout où un nouveau-né hurle de faim
Partout où l’homme se conduit comme une bête
Partout où quelqu’un se bat je serai là
Partout où quelqu’un cherche un endroit pour vivre
Un boulot normal ou juste un coup de main
Partout où quelqu’un cherche à être libre
Regarde ses yeux et tu verras les miens »

La route est morte ce soir
Et où elle mène, personne ne s’en souvient
Depuis l’embouteillage je regarde ces gens
Et j’attends le soir du soulèvement 

La route est morte ce soir
Et où elle mène, personne ne s’en souvient
Depuis l’embouteillage je regarde ces gens
Et j’espère le soir du soulèvement

Bruce Springsteen : "The Ghost of Tom Joad" / Pascal Bouaziz : "Le soulèvement" (adaptation en français)

vendredi 6 octobre 2017

Le silence des êtres

Francisco de Zurbarán, Saint François en méditation, 1635-1639 (Londres, National Gallery)

Le soleil répandait sa poudre d’or sur les murs du monastère d’Assise, quand quelques lézards firent leur apparition, réveillés par la lumière. Francesco était dans sa cellule, les yeux tournés vers le crucifix, il priait en silence. Au dehors, les oiseaux chantaient à cœur joie dans la légère brise matinale. Les yeux fermés, le moine écoutait leurs voix, semblables à des flûtes célestes. Il passa de l’eau sur son visage et des gouttes s’accrochèrent aux rudes épis de sa barbe noire. Après avoir fait le signe de croix, il sortit.
La campagne, en ce début de printemps, était toute rajeunie. Francesco aspira à pleins poumons les parfums de la nature environnante. Puis, il prit un sentier qui longeait le monastère. Sur sa route, il croisa frère Bartolomeo : ils se saluèrent d’un signe de tête, sans qu’aucune parole ne vienne troubler l’harmonie des choses terrestres.
Au pied d’un vieux chêne, gisait un petit oiseau mort : c’était une mésange. Avec beaucoup de délicatesse, Francesco la recueillit entre ses paumes. Sa robe colorée semblait avoir perdu de son éclat, et plus aucune lueur ne brillait dans ses yeux. « C’est donc cela, la mort, pensa le moine. Un grand silence, et seul le témoignage d’un corps qui ne bougera plus, avant de se mêler peu à peu à l’humus. Es-tu en paix, petite mésange ? Connais-tu maintenant le langage des choses muettes ? se dit Francesco en lui-même. Il y a quelques jours encore, tu chantais auprès de tes frères et sœurs, ce psaume vif et sautillant que nous autres hommes ne sommes pas en mesure de comprendre. Frère Soleil embrassera-t-il toujours de son baiser de feu tout ce monde qui s’agite sous sa face ? Que peut la parole humaine face à tant de mystères ? »
Au même moment, une fauvette s’élança dans les airs et son chant pénétra l’âme du moine. Un sourire vint se poser sur sa bouche, comme une virgule de lumière. Il fit un petit trou dans la terre et y déposa le corps raide et sans vie de la mésange.
« Et si nous n’avions plus le langage, pensa Francesco, que nous resterait-il ? Peut-être cette simple beauté de la nature qui n’en finit pas de mourir et de renaître. » Le soleil vint jouer dans les plis de sa bure, et fit courir ses doigts lumineux sur la face du moine. Et l’homme continua son chemin au cœur du silence des êtres.

© Thibault Marconnet
le 22 septembre 2017

mardi 3 octobre 2017

Jean Amrouche : Angoisse de la jeunesse

Jean Amrouche en burnous, assis à côté d'un phonographe
















A Paul Gauthier.

Aurai-je le temps d’écrire et de pleurer,
Aurai-je la vie de l’âme et le temps de créer,
Aurai-je encore la force d’agir et de donner ?

Ma jeunesse ivre de sang et d’eau,
Toute forte et trempée des larmes de mon corps
                      Saura-t-elle fendre le temps
                      Pour dormir dans l’Eternité ?

O terre,
Voudrais-tu, avant la mort du corps,
Mon âme glorifiée dans l’Esprit,
Sceller ma joue en fleur à ta lèvre glacée ?
Tes bras se tendront-ils demain,
Tes bras d’amante délaissée,
Dans la nuit dense où la chair meurt dans la chair consolée ?

Non, Terre !
Je ne veux pas me coucher dans ta couche.
Mon âme est la sœur des étoiles qui dansent sur la nuit.
Mon cœur est plein de sang qui brûle et roule une mer de désirs ;
Mon cœur est plein de larmes et de sel
               Et toute l’eau du ciel
               Ne tuera pas la soif qui me consume.

Viens, Nuit,
Ensevelisseuse aux doigts doux et frais comme une sœur
Nuit qui berces, et promènes des caresses d’amante
Sur mon front brûlé.

Dormir, noyé, sur un lit d’algues couleur de mer,
Fondre dans la nuit simple ma chair qui pleure
                        Et mon âme démente,
                        Comme un enfant blessé.

Jean El-Mouhoub Amrouche
Radès, 5 novembre 1928

(in Cendres : poèmes (1928-1934), Écritures arabes, L'Harmattan, 1983, 228 pages)

Jean Amrouche, “cet inconnu” (1906-1962) : Une vie, une oeuvre (2011 / France Culture) :