vendredi 20 novembre 2015

Lettre à Rūmī

Djalāl ad-Dīn Muhammad Rūmī




« Élève tes mots, pas le son de ta voix. C’est la pluie qui fait pousser les fleurs et non le tonnerre. »
Djalāl ad-Dīn Muhammad Rūmī

           
                        Cher Rūmī,

Peut-être es-tu auprès de tes frères derviches à tournoyer dans la nuit du vin et le feu de la danse pour célébrer la musique des planètes et la ronde des atomes. Quoi qu’il en soit, je t’espère en paix. Ici, les ennemis de l’Homme continuent de tuer et d’éclabousser le soleil de sang. Apôtres de la destruction, leur seul véritable cri de ralliement est : « Vive la mort ! » Ils ne savent même pas qui tu es, quels furent ta sagesse et ton amour, toi le maître soufi, l’homme de paix, le poète du cosmos et le chantre du divin en l’Homme. Que tu sois du XIIIe siècle importe peu : un vivant tel que toi ne meurt pas. Je ne sais où cette lettre te parviendra, sur quelle route poussiéreuse et sous quelle lune, mais je fais confiance aux étoiles d’où nous provenons tous : elles sauront l’acheminer jusqu’à toi.
Un écrivain grec du XXe siècle et que tu ne connais peut-être pas, Níkos Kazantzákis, a écrit quelque part : « Nous humanisons Dieu au lieu de déifier l’Homme. » Voilà qui devrait trouver résonance en toi. À l’heure où je t’écris, beaucoup de peuples vivent dans la peur, la douleur et la peine car les assassins sans foi rôdent et sèment la mort partout où ils le peuvent. Tu dois certainement avoir le cœur déchiré face à une telle ignominie. Le mystique Hallâj, que tu admirais, avait déjà été condamné à mort en son temps parce qu’il avait proclamé en place publique : « Je suis la Vérité (Dieu) ! » Superbe intuition de poète, qui a su relier le Ciel à la Terre dans la compréhension que le créateur et la créature ne font qu’un ! Et la poésie, fille sauvage et libre qui se rit de tous les dogmes religieux, sera toujours une insulte pour ceux qui aiment détruire. Car elle est, au sens le plus ancien, l’acte de créer par excellence.
Vénérable Rūmī, si je m’adresse à toi c’est pour te remercier de tous ces fruits de beauté, toutes ces semailles de lumière que tu as prodigués à tes frères et sœurs en humanité. Pour ma part, je ne suis pas croyant mais je suis pour la liberté de chacun à vivre pleinement sa foi. Et je suis fatigué, assommé par les adversaires de l’humanité qui prennent plaisir dans le meurtre de leurs semblables. Pour parler vrai je me moque bien qu’il y ait ou non des dieux, car ce que je sens au plus profond de ma chair c’est que l’Homme doit retrouver, ici et maintenant, sa place au centre du Soleil.
La paix soit sur toi, cher prince des poètes et digne fils des étoiles.
Puisse-t-elle également régner un jour en nos cœurs meurtris.
Fraternellement, je te salue.

Thibault


© Thibault Marconnet

le 20 novembre 2015


« Le Cantique des oiseaux » d’Attar – « Sceau salomonique », vers 1645

8 commentaires:

  1. C'est un peu comme la lettre au père Noël, on sait qu'il ne la recevra jamais, mais on a tant d'espoir au fond du cœur.
    Cher monsieur Rūmī, tu serais donc un peu comme le père Noël, mais pas sponsorisé par Coca-Cola ! Je suis aussi un incroyant forcené, mais je m'associe néanmoins à Thibault pour te souhaiter le meilleur… ça ne coûte rien et ça peut toujours servir… au cas où !!!!!

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  2. Salut Keith,
    Rien à voir avec une lettre au père Noël, étant donné que Rûmî a réellement vécu, qu'il n'est pas un mythe et qu'il a fondé l'ordre des derviches tourneurs, lequel existe toujours d'ailleurs. Cette “lettre” est avant toute chose un exutoire, une catharsis et une façon de refuser la merde médiatique qui est offerte sur un plateau télé à tous ceux qui veulent s'en remplir les yeux en voyeurs avides et tomber dans la toile d'araignée des amalgames. Sans compter la “communion des communicants” qui nous bombardent de leur minable “Pray for Paris” : amusant tout de même de donner comme injonction celle de prier à un peuple qui a instauré la loi de séparation des Églises et de l'État en 1905. 110 ans ont passé depuis et “on” nous demande de prier, que dis-je, on nous enjoint de le faire. Si cela ne signifie pas un recul de l'individualité et une poussée dans le troupeau toujours plus nombreux des “bien bêlants”, qu'on me dise ce que c'est. Après l'impersonnel “Je suis Charlie”, nous avons désormais les “Je suis Paris”, “Pray for Paris” et autres cochonneries médiatiques. C'est oublier un peu trop vite que le bain de sang est planétaire et qu'il n'est pas abstrait comme les slogans cités plus haut. Avant de l'adresser à Rûmî, c'est à moi-même que je destine cette lettre ainsi qu'à tous les hommes et femmes qui vivent en ces temps sanguinaires. C'est ma manière à moi de garder la tête haute, les yeux dans les étoiles et les pieds bien ancrés sur le sol. Parce que la Voie lactée est quand même une des plus belles choses qu'il nous soit encore permis de contempler gratuitement. Bien à toi.

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  3. Je suis d'accord avec toi sur l'inutilité de créer de nouveaux "slogans" pour chaque "événement". Nous sommes à l'heure du numérique à tout-va, du langage SMS, de l'info-exclu immédiate et irraisonnée, du tweet, du couac… disparu le cha-bada-bada !
    Par contre, je te trouve plutôt amer et injuste envers le fameux "Je suis Charlie" qui me semble plus spontané, plus épidermique et qui a d'ailleurs engendré la polémique du "Je suis" ou "Je ne suis pas".
    J'ai bien peur que des catastrophes comme nous en avons vécues ne se reproduisent assez régulièrement et que le phénomènes des "slogans" ne perde de son "innocence"… aujourd'hui "Je suis Bamako" !

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  4. Salut Keith,
    Pour le slogan “Je suis Charlie”, je ne me sens pas injuste ou amer mais tout simplement agacé. Quant à la “spontanéité” de ce slogan, permets-moi d'en douter. Tu y aurais pensé toi, spontanément ? Pas moi. Quand j'ai appris cette tuerie, j'étais abasourdi, assommé et bien loin de me dire : « Tiens, quel slogan soi-disant fédérateur pourrait-on trouver suite à ce jeu de massacre ? » Et d'ailleurs, pourquoi aurait-on besoin d'un quelconque slogan ? Un simple bandeau noir aurait suffi pour exprimer la tristesse au lieu de se revendiquer d'un canard satiriste que la plupart des manifestants ne lisaient même pas auparavant. Tout cela relève d'une fabrication de communicant. Dès que j'ai entendu ce slogan, je me suis dit : « Ça y est ! Ils nous refont le coup du “Nous sommes tous des juifs allemands” de mai 68 suite aux critiques de certains hommes politiques vis-à-vis de Daniel Cohn-Bendit. » Hélas, notre époque est publicitaire ou n'est pas. Toi même tu constates à quel point ces slogans sont interchangeables : du coup, où peut se trouver une réelle solidarité dans un tel méli-mélo ? Un jour, ce sera “Je suis Paris”, puis “Je suis Bagdad”, ou “Je suis policier”, “Je suis musulman”, “Je suis chrétien”, “Je suis Tunis”, etc. Voilà comment on formate la pensée. Et le problème est que cela crée une situation manichéenne et binaire (laquelle est là pour nous empêcher de faire fonctionner notre esprit critique et nous diviser davantage en tant qu'individus d'un même pays) : pour certaines personnes, le “Je suis Charlie” sera acclamé, pour d'autres, au contraire, c'est le “Je ne suis pas Charlie” qui aura tous les honneurs. Voilà comment les médias engendrent de la confusion. Ce qui m'agace dans cette surenchère de slogans, c'est la rupture entre les individus que cela entraîne. Pourquoi ne pas avoir tout simplement dit, après les attentats de Charlie Hebdo et ceux de Paris : “Je suis Français” ? Ou mieux : “Je suis un être humain”. La question qui est éclipsée, avec cette méthode publicitaire du slogan interchangeable, c'est tout simplement celle de savoir quelles valeurs partageons-nous encore en tant que Français (et plus largement en tant qu'humains). Et ce n'est pas, à mon sens, en se ralliant sous une bannière ou une autre que la situation changera : à savoir la perte de repères de certains jeunes face aux fondements les plus essentiels de la vie en communauté. La lecture de l'article qui suit est assez édifiante pour constater l'ampleur du fossé qui se creuse : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2015/11/18/31003-20151118ARTFIG00289-alexandra-laignel-lavastine-mon-jour-d-apres-le-13-novembre-en-seine-saint-denis.php

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  5. J'ai envie de croire que "Je suis Charlie" est bien né dans la rue et non dans une agence de com'… comme j'ai envie de croire que tous les fous de Dieu du monde entier vont enfin déposer les armes. Je vais d'ailleurs écrire une lettre au père Noël en ce sens !!!

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  6. Ce dimanche matin je croise ici Roumi et Nikos, voilà une journée qui commence parfaitement, merci.

    "Je suis" c'est le nom que Jésus donne quand on lui demande son identité divine. "Je suis", rien d'autre, c'est déjà bien suffisant.

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  7. Salut à toi, cher Balthazar !

    Merci beaucoup pour ton sympathique commentaire. Eh oui, on parle trop peu de Níkos (Kazantzákis) et de Rūmī : alors j'essaie de rééquilibrer un tant soi peu la balance. En effet, dire “Je suis” est amplement suffisant : c'est affirmer la vie là où d'autres sèment la mort. J'ai commencé hier soir un livre réjouissant à plus d'un titre de René Daumal : “La Grande Beuverie”. Je ne sais si tu connais cet auteur mais mon intuition me dit que ce livre pourrait fortement te plaire.
    http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Imaginaire/La-Grande-Beuverie

    Prends bien soin de toi.
    J'ai beaucoup aimé tes dernières vidéos : je sais toujours que le sourire sera au rendez-vous.

    Amitiés,

    Thibault

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  8. Salut chère Chris,
    Je suis heureux de savoir que tu as aimé cette lettre. C'est ma façon de ne pas perdre le lien avec ce qu'il peut y avoir de beau en l'être humain.

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