René Magritte, La Reproduction interdite, 1937 |
Madame
Mémoire est une très vieille femme dont le visage est ridé comme celui d’une
pomme flétrie. Toujours vêtue de noir, pour garder à l’esprit les pages sombres
de l’histoire humaine, elle aime à fréquenter le cimetière de l’Histoire. C’est
d’ailleurs là qu’elle fit un jour la rencontre d’un personnage étrange.
C’était
un jeune homme qui marchait d’un pas vif entre les allées, habillé de vêtements
de couleurs vives. Il déambulait au hasard de son pas, regardant à droite et à
gauche d’un air insouciant. Madame Mémoire l’interpella :
« Bonjour
Monsieur, quelle tombe cherchez-vous ? Je connais ce cimetière par cœur,
comme si j’y étais née.
-
Bien le bonjour Madame ! En fait, je ne sais absolument pas ce que je fais
là, j’ai certainement dû m’égarer. Comment vous appelez-vous ? lui
demanda-t-il.
-
Madame Mémoire, enchantée. Et vous, Monsieur, quel est votre nom ?
-
Eh bien, mais c’est… comment dire… euh… attendez voir, ça va me revenir,
bafouilla-t-il.
-
Je vois, je vois, dit Madame Mémoire d’un ton sentencieux. Avec pareille tête
de linotte, je parierai que vous êtes Monsieur l’Oubli en personne.
-
Bon sang ! c’est ça ! Mais comment l’avez-vous su, Madame… euh…
comment déjà ?
-
Madame Mémoire ! répliqua celle-ci d’un ton agacé.
-
Ah oui, c’est exact, je suis confus, j’oublie tout.
-
Ce n’est pas bien d’oublier les choses ainsi, Monsieur l’Oubli, répondit Madame
Mémoire de manière professorale. Savez-vous au moins où nous sommes en ce
moment même ?
-
Ah ça ! Un peu que je le sais ! Nous sommes tout bonnement dans le
jardin de ma tante Jonquille.
-
Eh bien, à l’heure qu’il est, votre tante Jonquille doit certainement manger
les pissenlits par la racine car nous sommes dans le cimetière de l’Histoire,
Monsieur l’Oubli ! dit Madame Mémoire avec des airs d’importance.
-
Non mais ! Vous délirez ma pauvre vieille ! Ici c’est la forêt de
Fontainebleau, assura Monsieur l’Oubli.
-
Décidément, rétorqua Madame Mémoire, vous êtes bien perdu mon petit Monsieur.
Et vous insultez les morts par-dessus le marché ! Sachez que c’est moi qui
veille à ce qu’ils ne soient pas oubliés.
-
Eh ben ! Je comprends mieux maintenant pourquoi vous êtes si rigide, vous
devez finir par leur ressembler, aux morts.
-
Je ne vous permets pas ! Vous vous croyez peut-être plus vivant parce que
vous oubliez tout ? Mais, mon pauvre Monsieur, si tout le monde était
comme vous nous marcherions tous sur la tête !
-
Et alors ? Vous avez quelque chose contre les poiriers ? »
Sur
ces mots, Monsieur l’Oubli se mit sur la tête et demeura ainsi, les jambes
droites et tendues vers le ciel.
« Ça
ne tourne vraiment pas rond chez vous, Monsieur l’Oubli, pas étonnant que vous
oubliiez tout dans une telle position : le sang vous monte à la
tête !
-
Hé ho ma p’tite dame ! C’est vous qui aimez le sang, pas moi. Vous vous
nourrissez de la mort comme une plante de terre grasse, tandis que moi je
croque dans la vie à pleines dents comme dans un fruit, sans souci du passé ou
de l’avenir. »
Madame
Mémoire était rouge de colère. Elle ne savait plus que dire. D’un geste rapide,
elle essuya une larme de rage au coin de ses yeux gris.
« Sachez,
Monsieur l’Oubli, que c’est grâce à moi si les hommes tirent des leçons de
leurs erreurs passées.
-
Mais bien sûr ! Et ils recommencent les mêmes le lendemain, on connaît la
chansonnette ! Ils se passent très bien de vous, les hommes, vous leur
encombrez la tête inutilement avec des choses tristes et du coup ils sont
malheureux comme les pierres. Tu parles d’une bienfaitrice ! lança
Monsieur l’Oubli sur un ton moqueur.
-
Mais dites donc, pour quelqu’un de tête en l’air vous semblez plutôt bien vous
souvenir de ce que je suis, répliqua Madame Mémoire avec un accent de triomphe
dans la voix.
-
Un peu ouais ! C’est contagieux à force de vous fréquenter. Allez, je vous
laisse avec vos soucis et vos morts, Madame, et moi je retourne me baigner dans
la vie comme dans ce fleuve qui fait tout oublier, vous savez, celui qu’on
appelle… euh…
-
Le Léthé, vous voulez dire ? demanda Madame Mémoire d’un ton sarcastique.
Autrement dit le fleuve de l’oubli, dans la mythologie grecque.
-
Oh, vous m’embêtez à la fin avec vos grands airs d’institutrice ! C’est
dit, je m’en vais ! »
Et
Monsieur l’Oubli partit en marchant sur la tête.
Un
peu décontenancée par cette brusque rupture, Madame Mémoire, pour se changer
les idées, alla déposer des chrysanthèmes sur toutes les tombes. Et c’est au
moment de finir sa tournée qu’elle se rendit compte qu’elle avait complètement oublié
où se trouvait la sortie du cimetière. Alors elle continua d’errer, oscillant tour
à tour entre la mémoire et l’oubli.
La
vie a parfois besoin d’un peu d’oubli pour être plus légère. Et la mémoire est
également bonne si elle nous enseigne à être meilleurs.
© Thibault Marconnet
le 18 décembre 2015
René Magritte, La Mémoire, 1948 |
Ça me fais un peu penser aux Diablogues de Roland Dubillard
RépondreSupprimerMerci du compliment, cher Keith !
RépondreSupprimer