lundi 1 février 2016

Le peintre et la cartomancienne

Jean-Paul Marcheschi, La constellation du serpent - Photo de Stefan Meyer

Francisco marchait seul dans les rues de Saragosse, la nuit tombait comme une fine pluie noire obscurcissant les ruelles, masquant les visages, amplifiant le son des bruits et des voix. Peintre de son état, il respirait à pleins poumons toutes les couleurs et les parfums de l’Espagne nocturne, afin d’enrichir les futures nuances de sa palette.
La nuit était chaude. Luis, le boucher du quartier, un homme rougeaud et replet, s’épongeait le front, assis à la table d’un café où une vive discussion battait son plein au milieu des rires et des jurons, dans la fièvre rouge du vin brûlé de soleil qui emplissait les verres des hommes réunis là. Francisco aperçut, dans l’embrasure d’une maison basse, la silhouette de Lucia.
« Hé ! le peintre ! viens un peu par ici » chuchota-t-elle à son intention.
Lucia avait une voix et une présence souveraines qui n’admettaient pas de refus. Elle était vêtue d’une robe rouge au tissu fin, laquelle semblait taillée tout exprès pour les formes féminines de sa jeune et flamboyante beauté. Francisco s’approcha d’elle.
« Alors, le peintre, quand est-ce que tu fais mon portrait ? La nuit est en feu ce soir, pas vrai ? Regarde un peu les hommes : ils ont de la lave en fusion plein les yeux. Le désir bout en eux comme l’alcool dans l’alambic.
- Bonsoir Lucia, lui répondit le peintre avec un sourire amusé. Alors c’est signe que le ventre des hommes te réclame, n’est-ce pas ? Et c’est sur un pauvre peintre que tu jettes les flammes de ta chair ardente ? Tu es une fille de la nuit, Lucia, et si je fais ton portrait tu appartiendras au jour, tu perdras ce puissant mystère qui te recouvre ainsi qu’une lune noire.
- Tiens donc ! Dis-moi, le peintre, tu t’intéresses à l’astrologie maintenant ? demanda Lucia.
- Appelle-moi Francisco, lui répondit ce dernier. »
Le visage de Lucia se fit secret.
« Veux-tu que je te tire les cartes ? Ce soir, elles ont la parole, je les entends murmurer au fond de moi, elles appellent.
- Lucia, tu es bien gentille mais je ne suis pas superstitieux, répliqua Francisco. Et puis, mon avenir ne m’intéresse pas. J’ai déjà bien assez à faire avec ma vie présente.
- Tu as tort, Francisco, les cartes ont beaucoup de choses à dire. »
Sur ces mots, elle entraîna Francisco à sa suite dans une cour ténébreuse où elle alluma quelques bougies en cercle. Avant qu’il ait pu dire un mot, elle était déjà accroupie en train d’aligner des cartes unes à unes sur le sol. À la lueur des bougies, son visage s’éclaira soudainement.
« Francisco, écoute bien ce que disent les cartes : Tu seras un grand peintre à la cour du roi puis tu connaîtras la terreur et le sang, des hommes viendront d’un autre pays et ferons du mal à notre peuple ainsi que les banderilles piquent le taureau dans l’arène. À moitié fou de douleur, tu deviendras sourd au fracas de ce monde mais tu continueras à peindre jusqu’au bout de tes dernières forces. Tu enfanteras le noir, lui procurant une lumière jusqu’alors inconnue. Tu cracheras ton âme sur tes toiles comme du feu. Ta mort sera douloureuse mais ta vie se poursuivra longtemps dans le cœur des hommes, lui confia Lucia sous l’effet d’une grande exaltation.
- Balivernes, Lucia ! Tes cartes ont menti. À présent, je dois te laisser, chère fille de la nuit, mes doigts réclament la couleur et le pinceau. Ce soir, la toile sera mon taureau. Adieu, Lucia. »
Ayant dit cela, le peintre s’engouffra dans la nuit. Il s’appelait Francisco de Goya.


© Thibault Marconnet

le 29 janvier 2016


Jean-Paul Marcheschi, La terre - Photo de Stefan Meyer

2 commentaires:

  1. C'est vrai que l'œuvre de Goya est sombre. Heureusement que quelques jolis corps féminins viennent poser un peu de légèreté sur cette noirceur espagnole.
    Ton récit est assez étouffant, il en émane une sensualité malsaine qui pourrait aisément virer au drame.

    RépondreSupprimer
  2. Bonsoir Keith,

    La part sombre de l'oeuvre de Goya appartient surtout à la série des “pinturas negras” (même si quelques tableaux antérieurs sont déjà marqués du sceau de l'effroi). Le peintre y révèle avec une terrifiante beauté les noirceurs de l'âme humaine. Comme tout grand artiste, Goya renvoie notre humanité à ses plus cruelles obsessions, à sa folie, sa violence, son indéracinable part d'irrationnel. En faisant cela, le peintre se délivre et nous offre une possible catharsis. Après tout, du noir peut naître la lumière - ou “les Lumières” (cf. son eau-forte “Le sommeil de la raison produit des monstres” - https://fr.wikipedia.org/wiki/El_sueño_de_la_razon_produce_monstruos). En effet, comme tu l'as fort bien ressenti, il règne dans ce texte une “sensualité malsaine”, quelque chose d'occulte et “d'étouffant“. Le personnage de la séduisante cartomancienne n'y est pas pour rien. Tu remarqueras qu'elle s'appelle “Lucia”, qui signifie “lumière” et son office est d'éclairer le peintre quant à son avenir - lequel s'annonce pour le moins sombre et douloureux. Merci pour ton commentaire !

    RépondreSupprimer