mercredi 2 décembre 2015

Léon BLOY : Ce que chaque homme est, exactement, nul ne pourrait le dire...



VI

CE QUE CHAQUE HOMME EST, EXACTEMENT, NUL NE POURRAIT LE DIRE…


Ce que chaque homme est, exactement, nul ne pourrait le dire. Les plus favorisés peuvent tout au plus, invoquer des ascendants rencontrés, il y a plusieurs siècles, dans les encognures ténébreuses de l’histoire et dont les noms inscrits en de très vieux parchemins, peuvent se lire encore sur de rares tombes que le temps n’a pas émiettées.
Les croquants dont je suis ne savent rien ou presque rien au-delà de leurs aïeux immédiats, paternels ou maternels ; mais les uns comme les autres ignorent invinciblement leur parenté surnaturelle, et les gouttes d’un sang plus ou moins illustre dont se réclament les superbes ne constituent pour personne l’IDENTITÉ.
Vous pouvez savoir qui vous engendra, mais, sans une révélation divine, comment pourriez-vous savoir qui vous a conçu ? Vous croyez être né d’un acte, vous êtes né d’une pensée. Toute génération est surnaturelle. L’état civil dont vous êtes quelquefois si fier ne sait absolument rien de votre âme et son registre de néant ne peut mentionner que votre corps catalogué à l’avance pour le cimetière. S’il existe un arbre généalogique des âmes, les Anges seuls peuvent être admis à le contempler. Les autres arbres ainsi dénommés sont décevants et incertains. La généalogie des âmes ! Qui peut comprendre cela ?
Vous êtes le fils ou le petit-fils d’un grand homme. Si vous n’êtes pas précisément un avorton, on vous dira que vous avez hérité de son âme, comme si ce lieu commun avait un sens. Chacun de nous a une âme infiniment différente des autres âmes et dont la provenance est un mystère. Elle vient d’en haut ou d’en bas, de très loin ou de très près mais elle va où elle doit aller, infailliblement. Il y a des êtres humains écrasés par leur âme qui paraît trop grande pour eux et il y en a une infinité qui ne la sentent même pas. Et cependant ils n’ont que cela, les uns et les autres, et il n’est pas possible d’y rien changer.
Âmes de saints, âmes de poètes, âmes de barbares, âmes de pédants ou d’imbéciles, âmes de cent mille bourreaux pour une seule âme de martyr, âmes sombres ou lumineuses, d’où venez-vous et quelle Volonté inscrutable vous a réparties ?
Je sais bien que je suis né à telle époque, en un lieu déterminé, et que j’ai un nom parmi les hommes. J’ai eu un père et une mère, j’ai eu des frères, des amis et des ennemis. Tout cela est indubitable, mais j’ignore le nom de mon âme, j’ignore d’où elle est venue et, par conséquent, je ne sais absolument pas qui je suis. Quand elle quittera mon corps, celui-ci tombera en poussière et les chères créatures qui me survivront en pleurant, héritières de mon ignorance, ne pourront me désigner dans leurs prières que par le nom d’emprunt qui servit à me séparer un peu des autres mortels.
J’ai pensé bien souvent à cette peine étrange qui semble n’affliger personne.
« Quel est », ai-je écrit un jour, à propos du théâtre ou même du roman-feuilleton, « quel est le secret suprême, irrésistible, l’arcane certain, le sésame de Polichinelle qui ouvre les cavernes de l’émotion pathétique et fait sûrement et divinement palpiter les foules ? Ce secret fameux, c’est tout bonnement l’incertitude sur l’identité des personnes. Il y a toujours quelqu’un qui n’est pas ou qui pourrait ne pas être l’individu qu’on suppose. Il est nécessaire qu’il y ait un fils dont on ne se doutait pas, une mère que personne n’aurait prévue, ou un oncle plus ou moins sublime qui a besoin d’être débrouillé. Tout le monde finit par se reconnaître et voilà la source des pleurs. Depuis Sophocle ça n’a pas changé. Ne pensez-vous pas, avec moi, que cette imperdable puissance d’une idée devenue banale tient à quelque pressentiment très profond, interrogé depuis trois mille ans et depuis toujours, par les tâtonnants inventeurs de fables, comme Œdipe aveugle et désespéré cherche la main de son Antigone ?... »
Ego dixi :Dii estis et filis Excelsi OMNES. Vous êtes des Dieux et vous êtes tous les fils du Très-Haut. Oracle de l’Esprit-Saint corroboré par le dogme catholique de la Communion des Saints. Je suis Dieu et fils de Dieu, c’est donc certain, mais il y en a d’autres, en nombre infini, et je ne sais pas quel est mon plus proche, mon proximus, comme dit l’Évangile.
Selon la parenté spirituelle qui m’est inexorablement cachée, il y a peut-être, en quelque désert, un sauvage horrible de qui l’âme est sœur jumelle de la mienne, et il se peut aussi que nos deux âmes soient, en même temps, cousines-germaines de celle de l’odieux Guillaume de Hohenzollern ou de tout autre impardonnable profanateur de la Face du Dieu vivant qui le fit à sa Ressemblance.
Tout cela est certainement possible, et j’ose dire, du fond de mes ténèbres, que plus ces rapprochements font peur, plus ils sont probables. C’est de quoi s’humilier profondément.

Léon BLOY
(in Méditations d’un Solitaire en 1916, p. 37-40)





Léon Bloy (1846-1917)

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