Jakub Schikaneder (1855-1924), Posledni pomazani (Extrême-onction), 1897 |
Assis dans la tranchée boueuse, Frédéric se balançait d’avant en arrière comme pour se bercer. Une barbe noire de plusieurs semaines mangeait le visage de ce jeune homme appelé sous les drapeaux quelques mois auparavant pour combattre dans une guerre qu’il n’avait pas choisie. Les doigts tremblants, il alluma une cigarette. Fernand, l’Auvergnat, le héla :
« Alors, mon gars, c’est la permission pour toi aujourd’hui. Tant mieux, ça te permettra de souffler un peu à l’arrière. Tiens, les Boches nous bombardent pas aujourd’hui, ils se sont endormis ou quoi ? J’aime pas ce silence… C’est sournois. »
Frédéric écoutait à peine son aîné, mais il hocha la tête à ses propos. Deux mains caressaient son visage d’enfant apeuré. C’était sa mère qui, les soirs de gros orage, venait rassurer son petit garçon, accoudée au bord du lit. Il revoyait son sourire entrecoupé d’éclairs. Quand reverrait-il sa mère ailleurs que dans ses souvenirs ? Il n’en savait rien. Si la pauvre femme apprenait dans quel endroit terrible son fils survivait à grand-peine, elle en serait bouleversée. Et c’est lui qui aurait alors pour tâche de la réconforter.
« Saloperie de guerre ! Pas même moyen de savoir quelle saison on est, avec ce paysage dévasté. Vivement la relève ! », pensa-t-il.
Le commandant Lestrac passa dans les rangs et s’arrêta devant Frédéric.
« Alors, Burgeat, c’est aujourd’hui que vous prenez vos quartiers d’hiver ? Vous faites bien. Y a de l’orage dans l’air, et je m’y connais. Votre paquetage est prêt ? Parfait ! Allez-y. Vous avez deux jours de permission dans une ferme, loin de la ligne de front. Tâchez d’en profiter ! »
Frédéric s’extirpa de la boue, salua son officier, fit un signe de la main en direction de Fernand, sortit des lignes françaises et rejoignit la gare la plus proche où il monta dans un train. Cinq heures plus tard, il était arrivé à la ferme des Magnoux, une famille qui lui fit bon accueil.
Frédéric se débarrassa de son paquetage sur le foin de la grange et sortit prendre l’air. Au début, il marchait à pas lents et aux aguets, comme si une bombe ou une balle ennemie pouvaient le faucher à n’importe quel moment. Il prit un chemin en lisière d’un petit bois. C’est alors qu’il vit une fleur qui semblait sortie de terre comme par magie.
« Le printemps s’annonce », pensa-t-il.
Mais comment profiter de cette saison de renaissance et de renouveau quand la mort vous tourne autour à chaque instant ?
« J’ai pas envie de crever avant d’avoir revu l’été. Je veux pas finir avec de la terre et des vers plein la bouche », dit Frédéric tout haut.
Le jour commençait à décroître quand le jeune homme retourna en direction de la ferme passer deux pauvres jours loin de l’enfer et de la boucherie. Il n’y a pas de printemps pour les morts en sursis.
© Thibault Marconnet
le 29 juin 2018
Jakub Schikaneder (1855-1924), Stmívání, 1909 |
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