samedi 7 juin 2014

Exaltation (Anna de Noailles)

William Turner, Landscape with a River and a Bay in the Background, 1842


Le goût de l'héroïque et du passionnel 
Qui flotte autour des corps, des sons, des foules vives, 
Touche avec la brûlure et la saveur du sel 
Mon cœur tumultueux et mon âme excessive... 

Loin des simples travaux et des soucis amers, 
J'aspire hardiment la chaude violence 
Qui souffle avec le bruit et l'odeur de la mer, 
Je suis l'air matinal d'où s'enfuit le silence; 

L'aurore qui renaît dans l'éblouissement, 
La nature, le bois, les houles de la rue 
M'emplissent de leurs cris et de leurs mouvements; 
Je suis comme une voile où la brise se rue. 

Ah! vivre ainsi les jours qui mènent au tombeau, 
Avoir le cœur gonflé comme le fruit qu'on presse 
Et qui laisse couler son arôme et son eau, 
Loger l'espoir fécond et la claire allégresse! 

Serrer entre ses bras le monde et ses désirs 
Comme un enfant qui tient une bête retorse, 
Et qui mordu, saignant, est ivre du plaisir 
De sentir contre soi sa chaleur et sa force. 

Accoutumer ses yeux, son vouloir et ses mains 
A tenter le bonheur que le risque accompagne; 
Habiter le sommet des sentiments humains 
Où l'air est âpre et vif comme sur la montagne, 

Être ainsi que la lune et le soleil levant 
Les hôtes du jour d'or et de la nuit limpide; 
Être le bois touffu qui lutte dans le vent 
Et les flots écumeux que l'ouragan dévide! 

La joie et la douleur sont de grands compagnons, 
Mon âme qui contient leurs battements farouches 
Est comme une pelouse où marchent des lions... 
J'ai le goût de l'azur et du vent dans la bouche. 

Et c'est aussi l'extase et la pleine vigueur 
Que de mourir un soir, vivace, inassouvie, 
Lorsque le désir est plus large que le cœur 
Et le plaisir plus rude et plus fort que la vie...



© Anna de Noailles


Félix Vallotton, Neva, brouillard léger, 1913

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