Thibault Marconnet, Calme journée ?, 2013 |
10h - Je m'appelle Ivan. Je sors de mon
appartement. On dirait un fœtus de bordel total. J'ai éteint ma télé portative.
La musique accouche dans mes oreilles. Je marche dans des rues décérébrées. Un
enfant pleure devant une école maternelle. Deux hommes s'empoignent comme des
lutteurs. Une bouteille de verre se brise sur le visage de l'un d'eux. Du sang
coule. Je crache une fois. Derrière moi, très loin, sur un autre continent sans
doute, une guerre éclate, un tremblement de terre dévaste une ville, etc. Plus
de piles dans ma télé portative. Je dois aller chez le vendeur de mauvaises
nouvelles puant le chloroforme. Il a des solutions à base de morphine pour
mieux faire passer la pilule, pour endormir l'esprit.
11h - Je suis dans un bar. Un vandale a explosé
la télé au-dessus du comptoir. Le barman sanglote. Pudique, il se retourne pour
que personne ne puisse le voir pleurer. Sur la télé explosée, a été écrit au
marqueur: « Fini le lobby du sensationnalisme ». Je regarde ma télé portative.
Je n'oublie pas qu'il faut que je me rachète des piles. Je sirote mon whisky on the rocks. J'avale deux, trois
pilules de lavage de cerveau. J'efface ainsi les dernières nouvelles qui m'ont
ennuyées : ma voisine pleurant comme une madeleine, son chien mort dans les
bras, renversé par un chauffard ; le petit de l'étage du dessus, le visage
boursouflé par tous les coups que son père lui a donné, etc.
Je finis mon verre. Je me lève. Le barman pleure
toujours. Je regarde ma télé portative. Il devrait s'en acheter une, c'est
tellement pratique.
12h - Je marche dans la rue. Je commence à avoir
des sueurs froides. Les informations télévisuelles commencent à me faire sacrément
défaut. Je chancelle à moitié. Des enfants jouent devant une borne d'incendie.
L'eau les éclabousse. Je poursuis mon chemin. Cinquante mètres plus loin,
j'entends le bruit d'une explosion. Je n'enlève pas les écouteurs de mon
baladeur. Je me retourne. Les enfants sont éclaboussés de sang. Le cadavre
d'une voiture est encore fumant. L'eau de la borne d'incendie a pris une étrange
teinte rouge.
12h30 - Bientôt l'heure du journal de 13h. Je
n'ai plus beaucoup de temps. Ma voiture m'a lâché durant la nuit, c'est
pourquoi je fais tout le trajet à pied. Et je ne suis pas encore arrivé chez le
marchand de piles pour télés portatives. J'ai mal aux côtes. J'ai l'impression
que je vais vomir. J'ai besoin de ma dose. Je me penche dans un violent spasme.
Je retiens un hoquet saumâtre. Je regarde de tous côtés. Des voitures brûlent
lentement. Des sirènes retentissent. Il y'a des éclats de verre qui inondent le
bitume. Une femme est allongée par terre, le visage face contre terre. Une télé
portative est posée à côté d'elle. Je m'approche d'elle. Je demande à lui
emprunter sa télé portative. Elle ne répond pas. Ce n'est pas dans mes
habitudes, mais je prends la télé portative. Il y'a du sang dessus. Je tente de
l'allumer, mais aucune réaction de sa part. Ce n'est pas une histoire de piles,
mais la femme a oublié de renouveler son abonnement, quelle idiote ! Je la
pousse un peu du pied, et lui dis que ce n'est vraiment pas très intelligent.
De nos jours, il faut se tenir au courant si l'on veut avoir l'esprit critique
et éveillé sur le monde. Elle ne répond toujours pas. Un mince filet de sang
sort de sa bouche… Les gens sont vraiment sales.
12h45 - Je continue de marcher dans la rue. J'ai
le souffle court. Je sens le manque parcourir tout mon corps. Il faudrait que
je me repose un instant mais je n'ai pas le temps. Il ne faut pas s'arrêter :
sans informations nous ne serions rien. Une vitrine explose non loin de moi.
Des téléviseurs y sont vendus. Mais pas des télés portatives. Aucun intérêt. On
ne peut transporter un téléviseur sur soi. Merci à l'inventeur des télés
portatives. Je regarde mes pieds. Il y'a du plastique fondu accroché à mes
chaussures. J'arrive tant bien que mal à me décoller, et je poursuis mon
chemin. Je ne devrais plus être très loin du magasin. Un homme saute d'une fenêtre
à quelques pas de moi. Son corps se disloque comme un pantin en heurtant le sol.
Quelle indécence ! et aucun esthétisme! C'est révoltant ! Heureusement que les
informations sont là, il y'a des esthètes chez ces gens!
12h50 - Je vois un épais brouillard de fumée au
loin. Il semble se rapprocher. J'espère ne pas être pris dedans. J'aimerais ne
pas perdre mon itinéraire. Je ne suis plus très loin du magasin qui va sauver
mon esprit ! La musique enfante toujours mes tympans. Je vois des gens courir
dans tous les sens, totalement désordonnés. Ils laissent tomber leurs télés
portatives dans leur course folle. Elles se brisent au sol. J'aurais envie de
les empoigner un par un, de leur apprendre ce qu'en coûte l'irrespect des
informations ! Mais ils courent trop vite. Plusieurs ont le visage et d'autres
endroits du corps brûlés profondément. Il est 12h50, et avec tout ça, je ne
sais toujours pas ce qu'il a bien pu se passer dans le monde. Il me faut mes
piles.
12h55 - Enfin, j'aperçois à travers le brouillard
de fumée, l'enseigne du magasin : mon messie des images. J'accélère le pas.
Des gens tombent tout autour de moi. Un enfant pleure et crie, son bras est
encastré dans le pare brise d'une voiture en feu. Les gens n'ont aucune
convenance. L'éducation se perd ainsi que la bienséance ! Je sens une drôle de
sensation dans ma jambe droite. Je regarde. Un gros morceau de verre est planté
dans ma cuisse. Et du sang qui pisse. Pas grave. Il me faut ma dose. Je cours,
tout en boitant.
12h59 - J'arrive devant la porte du magasin, le
sourire aux lèvres. La batterie de mon baladeur me lâche. Et merde ! Je
reprends mon souffle. Je contemple les piles, placées sous un halo de lumière ainsi
que des hosties sur un autel. Il me reste une minute. J'ai réussi ! Je regarde
plus attentivement l'intérieur du magasin. Je ne vois pas le vendeur. Il est sûrement
dans l'arrière-boutique. Je place ma main sur la poignée. Mon corps est soufflé
en arrière par une intense déflagration. Durant mon envol, des éclats de verre
m'accompagnent. J'ai encore la poignée serrée fort dans la main. Je m'écroule
plus loin sur le sol. Je me sens comme un puzzle. Je crois que ma jambe s'est
fait la malle.
13h - Je suis étalé sur le sol. Une rivière de
sang s'extirpe de mon corps. Ma télé portative s'est retrouvée à côté de mon
visage. Elle a quelques égratignures, mais c'est tout. Je crie au miracle. Des
piles se trouvent à portée de mon bras encore valide. J'arrive à les insérer dans
la télé portative. Je l'allume. Ma main part en miettes. Je tente de
comprendre. Les piles devaient être piégées. Ce genre de terrorisme est une
calamité. Ma vision est de plus en plus floue. Je regarde l'heure. 13h00. Je
n'aurais pas ma dose. Je ne saurais même pas ce qui a eu lieu aujourd'hui.
Honte sur moi. Je meurs de façon si pitoyable, et personne ne couvrira cette
information, car je suis mort sans avoir vu le journal de 13h. Médias, ayez
pitié de moi.
© Thibault
Marconnet
2004
Thibault Marconnet, Quand la nuit vous regarde, 2014 |
Merci beaucoup, chère Chris !
RépondreSupprimerJ'ai réussi à remettre la main sur ce texte vieux de dix ans et je me rends compte qu'à 19 ans, j'avais déjà le même regard sur le monde qu'aujourd'hui. Bien entendu, d'importants changements ont eu lieu dans mon existence personnelle mais je demeure ce que je fus. L'enfance est le véritable terreau de notre vie future.
Merci beaucoup pour ton appréciation, Jimmy !
RépondreSupprimerJ'aime bien ce terme : "azimuté".
Je suis content d'avoir pu remettre la main sur ce texte : je croyais bien l'avoir irrémédiablement perdu. Il fait état de mes quelques incursions dans le domaine de la prose. J'ai aussi pu retrouver dans mes tiroirs une sorte de petite pièce théâtrale assez "azimutée" pour le coup. Je la posterai très prochainement (peut-être bien dès ce soir).
"je me sens comme un puzzle", très jolie expression. Et joli récit évidemment.
RépondreSupprimerMerci beaucoup, El Norton !
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