Gulag work |
« Là où est le danger croît
aussi ce qui sauve. »
Hölderlin
Ce
matin, une pluie froide tombait sur Moscou et Ivan se rendait à son travail.
C’est au détour d’une rue silencieuse et déserte qu’il croisa sur sa route un
vieil ami mort depuis longtemps. Il ne parvenait pas à en croire ses yeux.
Dimitri se tenait droit devant lui, un maigre sourire triste éclairant à peine
son visage ; Dimitri qui était mort dans un goulag plusieurs décennies
auparavant pour avoir osé dénoncer le régime totalitaire qui sévissait en
Russie. Son visage gardait encore les stigmates de la fatigue et des sévices
infligés par ses bourreaux. Dans son cœur, la Sibérie glaciale pleurait des
larmes de givre et de boue. Ivan crut à une hallucination et voulut s’enfuir.
Ce fut la voix de Dimitri qui le retint, une voix fragile, revenue à la surface
depuis un passé de décombres :
« Ivan,
ne me reconnais-tu pas ? »
Cette
voix, après être passée par la mort, était demeurée vivante.
« Mais
ce n’est pas possible ! Je suis fou ! Dimitri, tu es mort au
goulag ! Mort ! C’est une hallucination ! »
« Non,
Ivan, tu n’es pas fou, c’est tout ce contre quoi j’ai combattu qui était fou.
Mille fois j’ai cru mourir là-bas, dans cet enfer de neige, de givre, de boue
et de faim où même la lumière du soleil semblait se terrer, s’éteindre à tout
jamais. Un soleil de cendre chaque jour, le froid, la peur, voilà quel était
notre pain quotidien, Ivan. Nous étions des chiens abandonnés qui crevaient
seuls dans la nuit. Mais j’ai survécu là où tant d’autres sont morts. Vois-tu
mes cheveux gris et les rides sur ma face ? En l’espace de vingt années,
j’ai vieilli de plus de quarante ans. Tu as devant toi ton ami, Ivan, un
vieillard qui est mort en Sibérie et qui vit encore, sans savoir comment ni
pourquoi. »
Ivan
l’observa plus attentivement : il s’agissait bien de Dimitri, de son ami
qu’il avait cru mort durant toutes ces années.
« Dimitri,
comment en as-tu réchappé ? Comment est-ce possible ?
-
Pour sortir de ce tombeau, Ivan, je n’ai cru en rien, pas même en la vie. J’ai
enterré mon espoir afin que mon corps survive. C’est un fantôme vivant revenu
d’entre les macchabées que tu as devant toi. Là-bas au goulag il y avait un
homme de Dieu. Chaque jour, il me disait que le Seigneur me mettait à
l’épreuve, que j’expiais pour toute la somme de mes péchés. Je ne l’ai jamais
écouté. Je n’ai jamais cru à la religion soviétique. Plusieurs de mes camarades
qui pensaient obtenir une grâce écoutaient cet homme avec dévotion.
Aujourd’hui, ils sont tous morts et enterrés sous la glace et dans les
ténèbres. Ils se tiennent bien serrés dans une fosse commune mais ils ont
toujours aussi froid.
-
Dimitri, mon frère, je te vois bien là devant moi, avec ce même sourire crâneur
et triste d’autrefois, je sais que tu es vivant mais je n’arrive pas à le
croire…
-
As-tu de la vodka, Ivan ? » demanda Dimitri.
Ivan
avait toujours une fiole de vodka sur lui et ce depuis qu’ils se connaissaient.
Les larmes gelaient sur ses yeux et ses doigts tremblaient quand il tendit
l’alcool à Dimitri.
Ce
dernier but lentement, comme pour se rappeler.
« Tu
vois, Ivan, c’est doux, ça ne brûle pas. C’est la neige qui m’a brûlé la gorge
toutes ces années. Merci mon frère, merci Ivan. Je te revois enfin. J’ai bu
cette eau de vie et j’ai ressenti de la chaleur à l’intérieur de moi, j’ai
ressenti de la chaleur humaine. J’ai senti à nouveau ce goût intense de la vie
qui coule dans la bouche et qui nous brûle. Je n’ai plus froid et je peux
mourir en paix maintenant. »
© Thibault Marconnet
le
09 janvier 2015
Vladimir Ablamski (1911-1994), Le Goulag à la veille de sa disparition |
C'est vrai qu'il est beau ce mot : « Eau de vie »
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