lundi 5 janvier 2015

Monsieur Utile et Monsieur Futile

Honoré Daumier, Jean-Marie Fruchard ou Le Dégoût personnifié, 1832


Monsieur Utile allait d’un pas guilleret en sifflotant, dans une rue bordée d’un parc où les oiseaux chantaient à cœur joie.
Il se rendait à son travail comme tous les matins avec un sourire de contentement aux lèvres. Il était pansu, doté d’une large bedaine sur laquelle se balançait une montre à gousset. Monsieur Utile la portait souvent à ses regards pour y vérifier l’heure. Monsieur Utile faisait de l’argent avec le temps, au sens strict, puisqu’il tenait une horlogerie.
Il avait beaucoup de clients fidèles. Arrivé à la hauteur de l’entrée de sa boutique, il regarda une dernière fois sa montre à gousset : il était d’une ponctualité sans faille !
Un coucou en bois fit retentir son cri mécanique une fois la porte ouverte. Monsieur Utile s’installa confortablement dans son fauteuil en cuir pour y attendre les premiers clients.
Devant la vitrine de son échoppe, se tenait un drôle de chaland, affublé d’un chapeau haut-de-forme, d’un gilet élimé, d’un pantalon troué en de nombreux endroits et d’une chaîne au bout de laquelle ne pendait aucune montre à gousset, ce qui eut pour effet de faire saliver d’aise Monsieur Utile !
Le passant à l’accoutrement haut en couleur, poussa la porte du magasin.
Il flâna autour des différentes horloges. Monsieur Utile se leva d’un bond lorsqu’il vit que cet énergumène était tout bonnement en train de détraquer ses précieux outils à faire de l’argent ! Rouge de colère, il se précipita à la rencontre de cet importun.
« Que faites-vous là, malheureux ?! Espèce d’apache ! Laissez les honnêtes gens travailler ! »
L’homme le regarda, impassible, et lui rétorqua :
« Parce que vous trouvez que faire payer le temps, c’est une activité honnête ? Nous ne nous sommes même pas présenté : Monsieur Futile, pour vous servir !
- Monsieur Utile ! grogna l’autre. Et maintenant, déguerpissez, va-nu-pieds où je fais venir la maréchaussée !
- La marée est chaussée de fins souliers d’écume, répondit avec entrain Monsieur Futile.
- Mais qu’est-ce que vous me chantez là, nigaud ? Le temps, c’est de l’argent or c’est avec lui que je fais mon beurre, alors allez-vous en ! »
Et Monsieur Futile de répliquer :
« Un taon argenté volait dans l’air poudreux des montagnes, près des mines d’or où brûlait un soleil jaune comme du bon beurre ! Mais je ne vous ai pas décliné mon occupation, Monsieur Utile. Je tisse des vers avec la soie de mon âme : je suis poète.
- Ah ! Encore un de ces inutiles qui noircissent du papier et se nourrissent de mots ! »
Monsieur Utile allait en venir aux mains lorsqu’une belle jeune femme en robe chatoyante fit son entrée dans l’horlogerie.
Monsieur Futile se lança à sa rencontre.
« Ah ! Monsieur Futile ! dit-elle. Vous ici ? Sachez que je suis friande de vos vers ! »
« Encore une qui s’est fait prendre à l’hameçon », murmura entre ses dents Monsieur Utile.
Il dit plus haut :
« Tout cela n’est que futilités ! »
La dame regarda avec étonnement ce bonhomme replet et rougeaud et lui dit :
« Mais sachez, malotru, que Monsieur Futile est un homme charmant et fort utile pour me séduire de ses poésies ! Avec lui, c’est simple, j’en oublie le temps qui passe ! Venez donc, Monsieur Futile, allons occuper notre temps de manière plus utile en nous promenant dans le jardin des Tuileries. »
Ils sortirent et Monsieur Utile, vert de rage et affreusement jaloux, alla s’affaisser dans son fauteuil pour y attendre futilement de pouvoir faire de l’argent avec le temps.
Tuer le temps, c’est l’œuvre des poètes !



© Thibault Marconnet 
le 29 mai 2013


Marc Chagall, Lovers in pink, 1916

2 commentaires:

  1. Très joli récit, encore une fois.
    Et ça tourne autour de considérations qui sont actuellement les miennes : quel est le sens véritable de la vie ? Ne sommes-nous pas encombrés par des contraintes (qu'elles soient temporelles ou technologiques) ? Pourquoi sommes-nous sur Terre ?
    Je finis en ce moment la lecture d'un livre qui m'a chamboulé, à savoir No Impact Man de Colin Beavan : un type qui a décidé de vivre pendant un an en se fixant pour but d'avoir un bilan écologique nul ou positif. Mais en même temps qu'il avance dans sa démarche, en plus des questions environnementales essentielles, voilà que son propos se teinte de questions d'ordre philosophiques. Je l'ai dévoré ce bouquin.

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