Honoré Daumier, Jean-Marie Fruchard ou Le Dégoût personnifié, 1832 |
Monsieur Utile allait d’un pas
guilleret en sifflotant, dans une rue bordée d’un parc où les oiseaux
chantaient à cœur joie.
Il se rendait à son travail comme
tous les matins avec un sourire de contentement aux lèvres. Il était pansu,
doté d’une large bedaine sur laquelle se balançait une montre à gousset.
Monsieur Utile la portait souvent à ses regards pour y vérifier l’heure.
Monsieur Utile faisait de l’argent avec le temps, au sens strict, puisqu’il
tenait une horlogerie.
Il avait beaucoup de clients
fidèles. Arrivé à la hauteur de l’entrée de sa boutique, il regarda une
dernière fois sa montre à gousset : il était d’une ponctualité sans
faille !
Un coucou en bois fit retentir
son cri mécanique une fois la porte ouverte. Monsieur Utile s’installa
confortablement dans son fauteuil en cuir pour y attendre les premiers clients.
Devant la vitrine de son échoppe,
se tenait un drôle de chaland, affublé d’un chapeau haut-de-forme, d’un gilet
élimé, d’un pantalon troué en de nombreux endroits et d’une chaîne au bout de
laquelle ne pendait aucune montre à gousset, ce qui eut pour effet de faire
saliver d’aise Monsieur Utile !
Le passant à l’accoutrement haut
en couleur, poussa la porte du magasin.
Il flâna autour des différentes
horloges. Monsieur Utile se leva d’un bond lorsqu’il vit que cet énergumène
était tout bonnement en train de détraquer ses précieux outils à faire de
l’argent ! Rouge de colère, il se précipita à la rencontre de cet
importun.
« Que faites-vous là,
malheureux ?! Espèce d’apache ! Laissez les honnêtes gens
travailler ! »
L’homme le regarda, impassible,
et lui rétorqua :
« Parce que vous trouvez que
faire payer le temps, c’est une activité honnête ? Nous ne nous sommes
même pas présenté : Monsieur Futile, pour vous servir !
- Monsieur Utile ! grogna
l’autre. Et maintenant, déguerpissez, va-nu-pieds où je fais venir la
maréchaussée !
- La marée est chaussée de fins
souliers d’écume, répondit avec entrain Monsieur Futile.
- Mais qu’est-ce que vous me
chantez là, nigaud ? Le temps, c’est de l’argent or c’est avec lui que je
fais mon beurre, alors allez-vous en ! »
Et Monsieur Futile de
répliquer :
« Un taon argenté volait
dans l’air poudreux des montagnes, près des mines d’or où brûlait un soleil
jaune comme du bon beurre ! Mais je ne vous ai pas décliné mon occupation,
Monsieur Utile. Je tisse des vers avec la soie de mon âme : je suis poète.
- Ah ! Encore un de ces
inutiles qui noircissent du papier et se nourrissent de mots ! »
Monsieur Utile allait en venir
aux mains lorsqu’une belle jeune femme en robe chatoyante fit son entrée dans
l’horlogerie.
Monsieur Futile se lança à sa
rencontre.
« Ah ! Monsieur
Futile ! dit-elle. Vous ici ? Sachez que je suis friande de vos
vers ! »
« Encore une qui s’est fait
prendre à l’hameçon », murmura entre ses dents Monsieur Utile.
Il dit plus haut :
« Tout cela n’est que
futilités ! »
La dame regarda avec étonnement
ce bonhomme replet et rougeaud et lui dit :
« Mais sachez, malotru, que
Monsieur Futile est un homme charmant et fort utile pour me séduire de ses
poésies ! Avec lui, c’est simple, j’en oublie le temps qui passe !
Venez donc, Monsieur Futile, allons occuper notre temps de manière plus utile
en nous promenant dans le jardin des Tuileries. »
Ils sortirent et Monsieur Utile,
vert de rage et affreusement jaloux, alla s’affaisser dans son fauteuil pour y
attendre futilement de pouvoir faire de l’argent avec le temps.
Tuer le temps, c’est l’œuvre des
poètes !
© Thibault Marconnet
le 29 mai 2013
Marc Chagall, Lovers in pink, 1916 |
Très joli récit, encore une fois.
RépondreSupprimerEt ça tourne autour de considérations qui sont actuellement les miennes : quel est le sens véritable de la vie ? Ne sommes-nous pas encombrés par des contraintes (qu'elles soient temporelles ou technologiques) ? Pourquoi sommes-nous sur Terre ?
Je finis en ce moment la lecture d'un livre qui m'a chamboulé, à savoir No Impact Man de Colin Beavan : un type qui a décidé de vivre pendant un an en se fixant pour but d'avoir un bilan écologique nul ou positif. Mais en même temps qu'il avance dans sa démarche, en plus des questions environnementales essentielles, voilà que son propos se teinte de questions d'ordre philosophiques. Je l'ai dévoré ce bouquin.
Merci pour ton commentaire, Antone !
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