samedi 17 janvier 2015

Georges Bernanos : “Les enfants humiliés” et “Lettre aux Anglais”







« […] il faut beaucoup de prodigues pour faire un peuple généreux, beaucoup d’indisciplinés pour faire un peuple libre, et beaucoup de jeunes fous pour faire un peuple héroïque. » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés)

« […] c’est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale. Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents. » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés)

« Je n’ai pas perdu mon pays, je ne pourrais le perdre à demi, je le perdrais s’il ne m’était plus nécessaire, s’il ne m’était plus nécessaire de me sentir français. Le reste importe peu à mes yeux. Certaine nostalgie des déracinés m’inspire même plus de dégoût que de compassion. Ils pleurent les habitudes perdues, ils geignent sur des moignons d’habitudes encore vifs et sanguinolents, ils ont mal à la France comme le manchot au pouce de sa main amputée. Rien ne fera jamais de moi un déraciné, je ne vivrais pas cinq minutes les racines en l’air, je ne serai déraciné que de la vie. Tant que je vivrai je tiendrai au pays comme à l’enfance, et lorsque la sève ne montera plus, toutes les feuilles tomberont d’un seul coup. Ils me font rigoler avec leur nostalgie des paysages français ! Je n’ai pas revu ceux de ma jeunesse, j’en ai préféré d’autres, je tiens à la Provence par un sentiment mille fois plus fort et plus jaloux. Il n’en est pas moins vrai qu’après trente ans d’absence – ou de ce que nous appelons de ce nom – les personnages de mes livres se retrouvent d’eux-mêmes aux lieux que j’ai cru quitter. Ici ou ailleurs, pourquoi aurais-je la nostalgie de ce que je possède malgré moi, que je ne puis trahir ? Pourquoi évoquerais-je avec mélancolie l’eau noire du chemin creux, la haie qui siffle sous l’averse, puisque je suis moi-même la haie et l’eau noire ? » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés, p. 27-28)

« Je ferme chaque soir ce cahier, résolu à ne plus l’ouvrir, du moins avant longtemps. Et chaque matin, je reviens m’asseoir à l’ombre vite rétrécie du mur, sous un manguier desséché dont les fruits pendent au bout d’un pédoncule mort, et qui tombent un à un, rebondissent sur le sol durci. Un autre mur me fait face, criblé de taches lumineuses immobiles, écaillé, râpé, pelé par le soleil, atteint de cette gale solaire qui restera toujours pour moi comme le signe presque abstrait de l’extrême misère, de la misère sans remède et sans espérance. Au fond de cette courette de soixante pieds de large la chaleur se dépose ainsi qu’une eau dormante par couches successives, horizontales, d’une température sans doute inégale, et que le vent trop faible pousse lentement vers le canal flamboyant de la route qui roule vers le fleuve liquide un autre fleuve d’air embrasé. La feuille tombée de l’arbre craque déjà sous le doigt, se brise comme verre, et la journée ne s’achèvera pas qu’elle ne soit un débris à peine distinct des autres ordures, car le soleil égalise tout et ses fumiers austères, sans couleur et sans odeur, sont plus lugubres que les plus dégoûtantes créations de la pluie, de la neige et de la boue. D’un coin de terre sordide, d’une courette lépreuse ouverte sur un ciel en apparence inflexible mais que l’approche du soir verdit d’un seul coup, il fait un lieu solitaire, comme si la chaleur et la lumière invariables maintenaient la vie au point fixe, dans un équilibre étrange qui donne l’illusion – ou peut-être la réalité – du silence alors que la maison derrière mon dos – comme d’habitude, comme toujours, oh ! mes amis ! – retentit de cris, de disputes, d’injures proférées en trois langues auxquelles répondent gravement les aras excentriques, les grands clowns peints de jaune, de bleu, d’écarlate et de vert Véronèse, mais qui font danser nerveusement d’une patte sur l’autre les urubus noirs à tête écailleuse, les charognards aussi familiers que des poules. Je tire la table à moi, je cale mes reins au dossier de la chaise et le dossier de la chaise au mur, car je sais que cette part d’ombre m’est mesurée, qu’il me faudra l’échanger tout à l’heure contre une autre ombre plus malsaine, sous l’arbre troué comme une écumoire. Je n’ai pas choisi cette place et elle ne m’a pas été imposée davantage, je m’y traîne aisément sur mes deux cannes, voilà tout. Le temps est passé pour moi d’aller plus loin, où irais-je ? Ce qui seul importe à mon âge, c’est de ne plus reculer. Je n’écris nullement cela par gloriole, Dieu le sait ! L’idée du recul m’inspire, hélas ! un autre sentiment que celui d’une noble indignation. Elle me fait peur. Si je marche à ma fin, comme tout le monde, c’est le visage tourné vers ce qui commence, qui n’arrête pas de commencer, qui commence et ne se recommence jamais, ô victoire ! Chaque pas en arrière me rapproche de la mort, ou de ce qu’il est à peine permis d’appeler de ce nom, la seule que puisse redouter un homme libre, dont le Christ a brisé les chaînes – la fatalité des vies manquées, perdues, le destin, fatum – toutes les fatalités ensemble, celles du sang, de la race, des habitudes, et celles encore de nos erreurs ou de nos fautes, la Fatalité à quoi nul n’échappe qu’en se jetant en avant. Je ne me suis pas plus souvent jeté en avant qu’un autre, bien sûr, mais je n’ai jamais cru être arrivé, je me trouve peut-être plus loin que je ne pense. Et maintenant, pris ainsi entre la table et le mur, je suis toujours certain de ne pas reculer d’un pouce… Alors j’avance la main vers mon cahier, faute de mieux, faute d’une autre prise possible, afin de ne pas la refermer dans le vide. Mon travail d’hier ne valait sans doute pas grand-chose, mais celui d’aujourd’hui n’a d’issue que la brèche déjà faite. Partout ailleurs qu’en ce pays absolument étranger à mon âme, je serais tenté de remettre à demain. Mais je suis un exilé de trop fraîche date, je n’ai pas encore réussi à me faire un nouveau demain – me le ferai-je un jour, me ferai-je un demain du Brésil, est-ce possible ? – Mon demain reste un demain français, il a la couleur, il a l’odeur des matins de l’enfance, il ne peut me servir ici. Ici le temps m’est mesuré comme l’ombre. » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés, p. 84-87)

« J’ignore pour qui j’écris, mais je sais pourquoi j’écris. J’écris pour me justifier. – Aux yeux de qui ? – Je vous l’ai déjà dit, je brave le ridicule de vous le redire. Aux yeux de l’enfant que je fus. Qu’il ait cessé de me parler ou non, qu’importe, je ne conviendrai jamais de son silence, je lui répondrai toujours. Je veux bien lui apprendre à souffrir, je ne le détournerai pas de souffrir, j’aime mieux le voir révolté que déçu, car la révolte n’est le plus souvent qu’un passage, au lieu que la déception n’appartient déjà plus à ce monde, elle est pleine et dense comme l’enfer. » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés, p. 164)

« Si loin que je remonte vers le passé, je ne me souviens pas d’avoir eu beaucoup d’illusions. L’illusion, c’est le rêve à bon marché, fil et coton, le rêve trop souvent greffé sur une expérience précoce, le rêve des notaires futurs. J’ai fait des rêves, oui, mais je savais bien qu’ils étaient des rêves. L’illusion est un avorton de rêve, un rêve nain, proportionné à la taille de l’enfance, et moi, mes rêves, je les voulais démesurés – sinon, à quoi bon les rêves ? Et voilà précisément pourquoi ils ne m’ont pas déçu. Si je recommençais la vie, je tâcherais de les faire encore plus grands, parce que la vie est infiniment plus grande et plus belle que je n’avais cru, même en rêve, et moi plus petit. J’ai rêvé de saints et de héros, négligeant les formes intermédiaires de notre espèce, et je m’aperçois que ces formes intermédiaires existent à peine, que seuls comptent les saints et les héros. Les formes intermédiaires sont une bouillie, un magma – qui en a pris au hasard une poignée connaît tout le reste, et cette gelée ne mériterait pas même de nom, si les saints et les héros ne lui en donnaient un, ne lui donnaient leur nom d’homme. Bref, c’est par les saints et les héros que je suis, les héros et les saints m’ont jadis rassasié de rêves et préservé des illusions. Je n’ai jamais pris, par exemple, les bigots pour des chrétiens, les militaires pour des soldats, les grandes personnes pour autre chose que des enfants monstrueux, couverts de poils. À qui servent-ils ? me demandais-je. Au fond je me le demande encore. Le fait est qu’ils ne m’ont servi à rien. Car voilà justement de quoi faire tiquer les réalistes conseilleurs, voilà ce qui donne à ma pauvre vie un sens – par ailleurs si plate et si bête… On me pressait de devenir un garçon pratique sous peine de crever de faim. Or, ce sont mes rêves qui me nourrissent. Les bigots, les militaires et les grandes personnes en général ne m’ont absolument servi à rien, j’ai dû trouver d’autres patrons, Donissan, Menou-Segrais, Chantal, Chevance, – c’est dans la main de mes héros que je mange mon pain. » Georges Bernanos (in Les enfants humiliés, p. 167-169)

« “ Oh ! Mère, est-ce la fin ? disait à sa prieure la petite Sainte Thérèse de Lisieux à l’agonie. Comment vais-je faire pour mourir ? Jamais je ne vais savoir mourir !... ” C’est à de telles paroles, et non à celles des héros de Plutarque, que frémiront toujours, d’âge en âge, les étendards de la Patrie. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 28)

« Les élites déplorent que le peuple ne les comprennent plus. Mais ce n’est pas aux peuples à les comprendre ; c’est à elles de se faire comprendre des peuples. Qui prétend jouer le rôle d’éducateur se condamne lui-même lorsqu’il se plaint de n’être ni respecté, ni cru, ni aimé. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 121)

« Il n’y a pas de véritable unité entre les peuples comme entre les individus sans une idée commune, et il faut que cette idée commune soit placée le plus haut possible, afin qu’elle puisse se voir de plus loin. En la mettant trop bas, sous prétexte de la rendre plus accessible, on avilit les meilleurs et on ne fait que confirmer les médiocres dans leur médiocrité. Une idée haute n’a pas besoin d’être comprise pour chaque citoyen pris à part ; il suffit qu’elle soit dans l’air, qu’elle agisse directement ou indirectement sur les consciences. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 157)

« La solidarité des privilèges économiques, en dépit des apparences, est inflexible comme l’enfer. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 164)

« Tout le monde parle de restaurer les valeurs spirituelles, la formule est à la mode. On ne restaurera jamais les valeurs spirituelles aussi longtemps que le profit sera honoré, alors qu’il ne devrait être que toléré et contrôlé. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 166)

« Lorsqu’on réfléchit sans prétention aux grands mouvements de l’histoire, on comprend très bien qu’ils ont été des vagues de fond, et les hommes de génie qui apparaissent à la surface furent tirées par elles des abîmes, jetés comme des flèches à la crête écumante, d’où ils nous semblent commander à la mer… » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 168)

« Je veux seulement dire que la Chevalerie n’est pas née d’une crise d’optimisme ; elle a fleuri sur l’égoïsme, la férocité, le désespoir du monde. Et demain, peut-être… » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 170)

« Le coq est un oiseau stupide et il est absurde d’en faire l’emblème d’une nation dont le blason millénaire porte trois fleurs de lis sur champ d’azur. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 27)

« Il est vrai que la nuit s’est faite sur mon pays, et peut-être n’en verrai-je pas la fin, mais je n’ai pas peur de la nuit, je sais bien qu’en allant jusqu’au bout de la nuit on retrouve une autre aurore. Que je la connaisse ou non, à vrai dire, cela m’importe peu maintenant. La grande affaire de ma vie n’a pas été de voir, mais de croire. Ce que nous voyons nous est seulement prêté, ce que nous croyons nous est donné. Par la foi seule, je possède. Qu’est-ce que ma pauvre expérience m’a fait connaître de mon pays ? Peu de chose. Un petit nombre de vivants, dont beaucoup sont déjà morts. Des lambeaux d’histoire qui ont échappé à la dent des rats, ou à celle des cuistres, mille fois plus destructeurs que les rats. Des paysages dont l’image intransmissible que j’en garde ne survivra pas à mon regard. De bien des manières mon pays reste pour moi une énigme, et le mot de cette énigme est au plus profond de moi-même. Qu’il y reste ! Ce sont les peuples subalternes, – comme par exemple, l’italien – les races envieuses et mal nées, pour lesquelles la haine et le mépris sont des toniques nécessaires qui cherchent éternellement à se définir afin de mieux cacher qu’elles se chercheront toujours, qu’elles ne se réaliseront jamais. Ma race est trop vieille et trop illustre pour se définir ; elle se nomme. Je porte son nom, je porte le nom qu’elle m’a donné. Je ne le porte pas comme une plume à un feutre, comme un galon sur la manche, ou comme un titre de comte du pape. Je ne l’ai ni mérité, ni payé ; il n’est d’ailleurs pas distinct de moi-même, lui et moi ne faisons qu’un. J’essaie de le porter comme je porte celui de catholique, avec humilité, c’est-à-dire avec naturel, le plus naturellement et le plus simplement que je puis. Être humble ne signifie nullement rechercher les humiliations, ce qui ne va pas sans beaucoup d’imprudence et d’orgueil ; il suffit d’être ce qu’on est, ni plus ni moins, sous le regard de Dieu. Ce que le nom de France a signifié avant moi, ce qu’il signifiera dans l’avenir, ce qu’il signifie aujourd’hui pour les autres, tout cela ne doit pas me détourner de mon but. Quand j’aurai travaillé jusqu’au bout, jusqu’au bout fait face, alors peut-être me sera-t-il donné de mieux comprendre, alors peut-être je verrais, après avoir cru. Comme tous ceux de ma race qui m’ont précédé en ce monde, je ne saurai que dans l’autre ce que c’est que la France, mais avant d’aller les rejoindre, ma modeste tache accomplie, je saurai – oui, je saurai ce que c’est qu’un Français. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 19-20)

« La liberté de pensée, par exemple, est une grande chose. Mais si les citoyens profitent de ce que cette liberté leur est garantie par la Constitution pour ne plus penser du tout, c’est-à-dire pour justifier leur conformisme, pour adopter successivement toutes les opinions favorables au développement de leurs affaires, la liberté de pensée ne sera bientôt plus qu’une formule exploitée dans les meetings par des imposteurs. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 177)

« […] nous en avons réellement plein le dos d’entendre dénoncer l’individualisme comme la cause de tous nos maux, alors que depuis cent cinquante ans la société moderne n’a cessé de fabriquer en série des types d’hommes de moins en moins susceptibles d’être distingués les uns des autres. Il ne suffit pas de donner à des pauvres bougres le nom de citoyens pour les grandir à la mesure des anciens Romains de Rome. Ces citoyens des démocraties modernes mériteraient beaucoup plus le nom d’administrés. On aura beau dire qu’il est préférable d’être simple administré qu’esclave de M. Hitler. Je répondrai qu’une dictature mène à l’autre, que des contribuables habitués à trembler devant un guichet ou à déchiffrer avec angoisse, la sueur au front, les ukases incompréhensibles d’un tas de führers anonymes font, un jour ou l’autre, d’excellent bétail pour les troupeaux totalitaires. J’ajouterai même que par haine de la dictature hypocrite des bureaux, il arrive que des hommes violents rêvent de se donner un maître, un maître vivant, dans les veines duquel coule du sang et non de l’encre. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 183)

« Qui obéit indifféremment à tout le monde ne sait plus ce que c’est que servir. Qui respecte n’importe qui, n’importe quoi, démontre qu’il a perdu le sens d’une des plus nobles vertus humaines, celle de la vénération. En déplorant que le monde n’ait plus son compte d’indociles, je ne trahis nullement la cause de l’ordre. Aucun chef digne de ce nom n’a jamais souhaité diriger un peuple de subalternes ; ce sont là des rêveries de pions ou de dévotes, on ne s’appuie que sur ce qui résiste. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 193)

« J’en appelle à l’Esprit de révolte, non par une haine irréfléchie, aveugle, contre le conformisme, mais parce que j’aime encore mieux voir le monde risquer son âme que la renier. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 197)

« Il semble généralement acquis que le diable est l’Esprit de révolte – opinion très favorablement accueillie par les conservateurs, puisqu’elle les autorise à mettre en enfer tous les mécontents, et au paradis tous les gendarmes. Que le diable soit révolté pour son propre compte, je ne le nie pas. Mais rien ne prouve qu’il ait formé le dessein de séduire les hommes de la même manière qu’il a séduit les anges. L’expérience démontrerait plutôt qu’il juge moins facile de nous perdre par l’esprit de révolte que de nous avilir par l’esprit de servitude, et que, loin de se proposer de nous élever à la dignité satanique d’anges rebelles, sa haine clairvoyante médite de nous faire descendre à la condition des bêtes. Si une telle hypothèse vous scandalise, tant pis ! Car enfin, parmi les quelques pécheurs, un petit nombre, que le Christ a maudits dans l’Evangile, est-ce que vous trouvez beaucoup de révoltés, de réfractaires ? Je n’y vois guère, moi, que des conformistes, des gens asservis à une foi sans générosité, à une discipline sans amour. L’amour, voilà le mot qui conclut. L’homme libre, seul, peut aimer. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 200-201)

« Comme je l’ai répété bien des fois au cours de ces pages, ce n’est pas la société qui court à présent le plus grand péril, c’est l’homme, et sans doute en a-t-il toujours été ainsi ; mais une telle vérité trouve peu d’apôtres, car la défense de la société est assurément d’un plus grand profit que la défense de l’homme… Bref, l’homme n’est pas fait pour vivre seul, et les membres dispersés du troupeau finiront infailliblement par se rejoindre. Au lieu que, si l’homme fait un jour le sacrifice des droits de la personne à une collectivité, il ne les retrouvera jamais plus, car cette collectivité ne cessera de s’accroître en puissance et en efficacité matérielle. Oh ! je sais bien ce que vous allez me répondre. Vous allez me répondre que la collectivité démocratique ne portera jamais atteinte aux droits sacrés de la personne. Eh ! pardon, qui m’en assure ? Pourquoi la majorité ne m’imposerait-elle pas demain sa propre morale, si la mienne s’oppose à ses profits ? » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 202-203)

« L’Homme libre n’a qu’un ennemi, c’est l’Etat païen, de quelque nom qu’on le nomme, qu’il s’affirme dans un tyran ou qu’il se dissimule au plus épais de la foule jouisseuse et lâche. Contre sa puissance matérielle nous ne pouvons rien : il dispose déjà de notre travail et de nos vies. La nouvelle organisation économique a prodigieusement favorisé sa croissance, et l’immense effort de la guerre a mis sous son contrôle toute la machinerie. De ce qu’il a pris, nous savons qu’il ne rendra rien ou ne rendra que l’apparence. Et d’ailleurs j’ai honte de parler de ce dieu, comme s’il existait par lui-même, alors qu’il n’est que la somme effrayante de nos ignorances, de nos paresses, de nos lâchetés, de nos terreurs et de nos convoitises. Les hommes qui prétendent se décharger sur la collectivité de leurs devoirs ou de leurs risques se condamnent à lui abandonner aussi leurs droits. Aujourd’hui même, en face de la plus grande catastrophe de toutes les histoires, vous n’entendez presque jamais ces malheureux dire qu’ils s’efforceront demain de changer, qu’ils seront meilleurs. Ce n’est pas eux qu’ils rêvent d’améliorer, c’est la Constitution, c’est l’Etat. Ils espèrent trouver enfin une législation miraculeuse qui sera juste et raisonnable à leur place, qui leur permettra de rester ce qu’ils sont, de s’enrichir et de jouir, non seulement sans risques, mais sans remords. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 203-204)

« L’Eglise en armes, c’est l’Eglise debout, et les saints au premier rang. Il est vrai que l’Eglise ne se lève qu’au dernier moment – autant dire qu’elle ne se bat que le dos au mur, quand il lui est devenu impossible de reculer d’un pouce, parce qu’elle perdrait alors d’un seul coup le spirituel et le temporel, les apparences et les réalités, les vertus et les prestiges, le ciel et la terre, comprenez-vous ? Lorsque l’esprit de Munich s’empare d’elles, j’ignore absolument jusqu’où les démocraties se laisseront entraîner par la panique, au lieu que l’Histoire m’enseigne le point précis où, coûte que coûte, l’Eglise devra tenir bon. Car elle peut bien laisser se relâcher le lien qui la relie à ses saints, mais elle ne saurait permettre qu’il soit rompu, sous peine de mort. Et vous avez beau vous faire des saints une image ridicule, je vous dis, moi, qu’il n’y a pas, pour les maîtres du monde, de type humain plus coriace. Ce sont des gens qui rendent à César ce qui appartient à César mais qui se feraient couper en morceaux plutôt que de lui donner autre chose. Or, c’est précisément à ce qui ne lui appartient pas que César tient le plus ; mais il se garde bien de le dire d’abord, et ces gens-là ne se laissent pas entraîner dans les controverses et les marchandages, ils mettent doucement et fermement dans la main tendue de l’Etat ce qui lui revient, ils ajouteraient même volontiers un petit pourboire pour arrondir la somme, et puis, c’est tout, ils n’y pensent plus. Ils n’y pensent plus, parce que rien de ce que possède César ne saurait leur faire envie. J’affirme que cette indifférence courtoise est un scandale mille fois plus contraire aux prétentions de César que les injures et les défis des anarchistes, parce qu’elle est terriblement contagieuse, qu’elle est un objet d’émulation pour les grandes âmes, en même temps que l’espérance et la consolation des humiliés. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 206-207)

« On comprendra trop tard alors que les régimes totalitaires n’avaient fait que parcourir en peu d’années le même chemin que les démocraties réalistes et matérialistes devaient parcourir en un siècle ou deux. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 209)

« Si incroyable que cela paraisse, il est parfaitement exact de dire que nous nous tenons, nous chrétiens, pour seuls réellement responsables de la liberté humaine, parce que nous en sommes responsables devant Dieu ; non pas responsables des Droits de l’homme, remarquez-le, mais du principe de légitimité sur lequel on les fonde. Vous faites bon marché des principes, je le sais, vous les remplacez volontiers par des signes ; mais il arrive un moment où ces signes n’ont absolument pas plus de valeur que les billets de banque à la fin d’une période d’inflation. Les Rois de France étaient de puissants seigneurs, dès le XIIème siècle. Et cependant que restait-il, en 1429, au dauphin Charles ? Ni ses juges, ni ses gendarmes, ni ses clercs n’eussent pu lui rendre ce qu’il avait perdu. Mais, dans son tranquille bon sens, la sage petite Lorraine comprit très bien par où il fallait commencer : contre la volonté même des gens d’Eglise, elle exigea qu’ils fissent d’abord de ce jeune prince un roi consacré. Lorsque l’homme aura tout perdu, nous réclamerons aussi pour lui, bon gré mal gré, l’Onction qui le divinise, nous lui ouvrirons la route du Sacre. » Georges Bernanos (in Lettre aux Anglais, p. 210-211)


Georges Bernanos sur sa moto

2 commentaires:

  1. la liberté pour quoi faire? est aussi de ces livres qui ne vous laissent pas indemne.
    Merci pour ces extraits que je partage là:https://www.facebook.com/sandrine.salieresgangloff

    Etant :http://restaurationlivreatroo.blogspot.fr/

    je me souhaite de fructueuse découverte dans votre blog mine.
    Bien à vous.
    S.

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    1. Je tiens à vous remercier très chaleureusement, Sandrine, pour votre commentaire. Il est bon de partager la parole de Bernanos, surtout par les temps qui courent : c'est une parole qui “sauve”, qui aiguise l'esprit critique. Je vous souhaite d'autres belles découvertes sur mon blog.
      Bien à vous,
      Thibault

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