La
vie a un goût de sel, se disait le vieux pêcheur Yórgos, assis au petit matin
dans son caïque qui flottait doucement sur la mer Égée. À quelque distance,
l’île d’Hydra resplendissait comme une pierre précieuse sous le feu du soleil
levant. La vie a un goût de sel et c’est ça qui lui donne sa saveur, pensait Yórgos
en lui-même. Il aimait ces dialogues matinaux avec son âme, lorsqu’il était
seul sur l’eau à attendre que les poissons viennent se prendre dans ses filets.
Seulement, du sel il n’en faut pas trop, sinon c’est écœurant. C’est comme la
vieille Eléni, qui en met toujours beaucoup trop dans ses plats. Ce n’est pas
la mer à boire, mais presque ! Pas étonnant qu’on se rince autant le
gosier avec le raki de sa taverne, histoire de noyer tout le sel de sa cuisine.
Je
me souviens d’un jour où j’étais enfant. C’était en 1941 ou 1942. Mon père,
Kostas, avait mis tout son barda sur le dos, pour aller faire la guerre dans
les montagnes contre l’envahisseur allemand. Sur le seuil de la porte de notre
maison je le regardai intensément qui embrassait ma mère, et lui couvrait le
visage des baisers rugueux de sa barbe noire. Ma mère, la belle Ariádni,
pleurait tout le sel de son corps en se serrant contre son époux, comme un
poulpe étire ses tentacules autour de sa proie. Mon père caressait à pleines
mains ses longs cheveux défaits en essayant de la rassurer, ce ne serait pas
long, on aurait vite fait de les foutre à l’eau, et puis ensuite la vie
reprendrait son cours normal.
Comme
il devait rejoindre d’autres partisans qui l’attendaient, il embrassa une
dernière fois sa femme en pleurs puis il me regarda du coin de l’œil, moi, son
fils unique, le petit Yórgos. Je ne savais pas au juste dans quelle tragédie
mon père allait se fourrer mais, au regard grave qu’il me lança, je compris
instinctivement qu’il me confiait la tâche d’être le nouveau capitaine de notre
embarcation, et me demandait silencieusement de veiller sur ma mère désormais.
Un vague sourire se dessina dans sa barbe de charbon, et il se pencha vers moi.
Dans sa large paume ouverte, quelques grains de sel blanchissaient la peau
brune de sa main. Il m’en tendit un et me dit : « Regarde, Yórgos, ça
c’est l’or blanc de la mer, c’est ce qui donne du goût à la vie. Si jamais tu
la trouves trop fade, ajoute donc un grain de sel. Mais fais attention, il faut
bien savoir mesurer la quantité qu’on en met, autrement ça gâche tout. C’est
comme les forces de l’homme et de la femme, il ne faut pas en excéder les
limites, car la vie est dure et impitoyable parfois. Et il faut toujours garder
de quoi tenir jusqu’au bout de la traversée. » Disant ces mots, il déposa un
grain de sel sur ma langue avant de m’embrasser le front et de partir au loin.
Je
n’ai jamais revu mon père. Mais j’ai toujours dans la bouche le goût de ce
dernier grain de sel, qui fait que je ne l’oublierai jamais. Sois tranquille,
Papa, je prends soin de tes filets et de ton caïque. Repose en paix avec Maman
auprès de toi, qui t’a rejoint dans la nuit des âmes il y a dix ans de cela.
Ton fils est vieux maintenant et je sens que mon voyage prendra bientôt fin.
Mais tant qu’il me restera des forces j’irai le plus loin que je peux, avec ton
grain de sel dans ma poitrine, comme un petit soleil blanc.
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