vendredi 29 septembre 2017

L'île déserte

Athènes vue depuis l'Acropole, le 27 août 2017
L'Érechthéion, sur l'Acropole d'Athènes, le 27 août 2017

À Kóstas Mourselás, écrivain grec décédé à Athènes le 15 juillet 2017

Une petite fumée blanche monte dans les airs, et se mêle au bleu du ciel grec. C’est la cigarette du vieux Manolis. Assis sur un banc, il regarde la mer étendue devant lui, comme la longue chevelure verte d’une femme rêvée.
Son cher pays est exsangue, à l’agonie, plus criblé de dettes que le corps d’un homme qu’on vient de fusiller. Ses créanciers, tels des vautours, semblent planer au-dessus d’Athènes. D’une main, Manolis joue à faire s’entrechoquer les grains de son komboloï, et il ressasse dans son esprit toutes les plaies dont sa patrie est couverte. À quelques pas de lui, deux musiciens, armés d’un bouzouki et d’une guitare, chantent des rébétika à faire pleurer toutes les pierres de la capitale ; et leurs complaintes déchirantes, si elles grimpaient jusque-là, pourraient même embuer les yeux morts des cariatides de l’Acropole. Le vieil homme accueille ces chants tragiques dans le temple en ruines de son âme. Puis, il ferme les yeux et laisse les souvenirs l’envahir, comme des abeilles qui regagnent leur ruche.
Il se revoit à la table d’une taverne, buvant du raki avec ses compagnons d’hier : Markos, Níkos, Stélios et Ioánnis. C’était peu de temps après la fin de la guerre civile, qui endeuilla profondément la Grèce. En ce temps-là, il était encore jeune et vigoureux comme le bois d’un olivier. L’avenir semblait ouvert à l’espoir, ainsi qu’à la floraison de nouveaux soleils. 
Un jour, Manolis confia à ses camarades son ardent désir de solitude. Ses amis se moquèrent gentiment de lui, jusqu’à ce qu’ils comprennent que c’était du sérieux. Manolis avait décidé de se retirer sur une de ces nombreuses petites îles inhabitées, qui peuplent la Méditerranée. Il en trouva une à son goût, se construisit une petite maison en pierre, et acheta un caïque pour s’approvisionner sur le continent, ou sur d’autres îles de plus grandes envergures. Ses journées se passaient dans l’activité de la pêche, la lecture et la contemplation. Manolis se sentait reverdir sur son île déserte. Son seul compagnon était un chat tigré, qu’il avait baptisé Ulysse.
Quelques années s’écoulèrent dans cette vie simple et sereine. Mais, un jour qu’il était allongé sur son lit à écouter le ressac de l’eau, l’homme sentit poindre en lui une douleur lancinante : la compagnie de ses semblables lui manquait. Son pain avait un goût de larmes, à force de n’être pas partagé avec d’autres frères humains. Il dit adieu à sa maison de pierre, fit grimper Ulysse dans le caïque, et rejoignit le continent.
À peine était-il retourné parmi les hommes, que survint la sanglante dictature des colonels. « Ce pays pourra-t-il jamais connaître la paix ? », se demandait Manolis. Il prit une femme, avec laquelle il eut trois beaux garçons et une fille. Mais Sotiría, son épouse, partit pour des rives inconnues des hommes après trente ans de mariage ; ses jolis yeux pareils à des olives noires s’éteignirent sous l’étreinte glacée de la mort.
Et Manolis rouvre les siens sur le présent. Sa cigarette est consumée et son komboloï gît, immobile, entre ses doigts. Ses enfants vivent tous à l’étranger désormais, et lui est resté sur sa terre, plus seul que sur son île déserte. Il écoute le son du bouzouki et la complainte du chanteur. « Ils veulent nous faire crever, pense-t-il, mais ils ne savent pas ce qu’est le peuple grec. On ne nous tue pas si facilement ! Et même quand nous sommes morts, nos ombres continuent de chanter et de danser dans l’Hadès. »
Manolis se lève, étire sa carcasse chenue et va joindre sa vieille voix, effritée par les ans, à celle du rébète. « Ils peuvent bien nous prendre tout notre argent et ronger jusqu’à la moelle de nos os, mais ils n’auront pas notre âme », se dit le vieil homme. Et il se met à chanter comme au temps de sa jeunesse, sous le regard inaltérable de l’éternité.

© Thibault Marconnet 
Écrit le 29 septembre 2017

Graffiti dans une rue d'Athènes, le 27 août 2017

Greek musicians in Plaka, Athens, the 27th of August 2017 :

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