samedi 22 mars 2014

La grâce recluse





A Montdevergues, Camille Claudel vit en recluse : captive d’un asile, étrangère au monde des femmes qui l’entourent, toutes prisonnières de leurs propres démons intérieurs.

Âme unique, consumée de l’intérieur, elle est un feu qu’on a éteint.

Exilée de son art, sa main saisit, pour un court instant, de la glaise au sol ; et reviennent alors les gestes ancestraux du pétrir, l’art de modeler des formes à partir du néant.
Ce souffle qui la fit sculpteur, vient épouser ses doigts tremblants, oublieux. Mais tout cela est trop dur, fait trop mal ; et la terre retourne à la terre, informe.

Car “l’âge mûr” est venu entretemps, l’arracher à l’amour, trancher la vivacité de ses mains créatrices.

Alors elle survit en elle-même, dans l’attente de son frère, Paul, qui viendra, modelé dans la peur, refuser la présence de cette sœur devenue si lointaine, débordante comme un fleuve aux digues brisées.

Tous deux sont emmurés, à leur manière. Leur ré-union, leur communion fraternelle tant espérée n’aura pas lieu. Ces deux êtres sont possédés, hantés par le besoin vital d’exprimer tout le poison qui coule en eux, toute cette cigüe qui leur mord les lèvres et qui finit par creuser entre eux une tranchée d’absence.




L’auteur de l’Annonce faite à Marie – face à cette “Violaine” au souffle court, marquée de la lèpre de la “folie” –, recule, pétrifié.
Il est facile de tomber dans l’écueil de l’anathème, d’hurler avec les loups contre cet immense poète, redevenu un petit frère apeuré face à cette sœur de lait qu’il ne reconnaît plus, qu’il ne peut plus connaître. Qui sommes-nous pour juger de ce qu’il eût dû faire en pareille circonstance ?
Que celui qui n’a jamais connu la peur, ose lui jeter la première pierre.

Claudel avait peur des “fous”, effrayé sans doute par l’idée de perdre le contrôle de sa raison, lui qui savait ce que c’est que de se frotter à la matière noire de la poésie, que de mener, après Rimbaud, ce combat spirituel qui est aussi brutal que la bataille d'hommes”.

Sa sœur, Camille, avait probablement tout aussi peur des “folles” qui peuplaient l’asile de Montdevergues : Dumont la montre bien excédée par les vociférations de celles-ci, cherchant à se frayer un chemin loin d’elles. Car c’est à son corps défendant qu’elle les côtoie. Elle non plus ne peut les comprendre – et d’ailleurs qui le pourrait ?






Dans Camille Claudel 1915, Bruno Dumont s’attache à montrer l’invisible dialogue de Camille Claudel, emmurée dans un corps qui ne lui permet plus de s’échapper de son enfer intérieur par l’exutoire de la création.

Cette parole muette, qui résonne en son crâne, est encore la seule qui puisse lui apporter un maigre réconfort, comme un mince filet d’eau qui la fuie sans cesse.

De même que Nerval, Van Gogh ou Artaud en d’autres temps, Camille Claudel fait face à l’étrange, prête à en découdre – tout en sachant au fond d’elle-même que la lutte sera par trop inégale.




Cloîtrée entre des murs, cloîtrée dans ce corps qui lui pèse comme un fardeau impossible à déposer, ne peuvent plus sortir de ses yeux que des larmes. Un peu d’eau salée dans le désert qui la calcine chaque jour un peu plus.

Sa vie et sa parole se dessèchent lentement, avant de tomber dans la gueule noire du silence, dans le puits sans fond de l’extrême solitude.

Dans cette ténèbre froide où elle gît, quelques gouttes de lumière tombent sur son visage déjà tourné vers l’ailleurs. Des gouttes comme des tessons de lumière : fragile obole pour une âme coupée de ses racines.

Autour de sa silhouette, amaigrie comme un fantôme de chair, la nature bruit, insouciante.

Le soleil arde dans un ciel chauffé à blanc, la conscience dépose ses armes et tout se clôt.


© Thibault Marconnet

09/09/2013


 Camille Claudel 1915 : Bande-annonce




Jules Desbois, La Misère, 1894

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