Anselm Kiefer, Lot's Wife, 1989 |
« Proche
Et dur à saisir, le Dieu.
Mais dans le danger croît
Ce qui sauve aussi »
Friedrich Hölderlin
À Armel Guerne, pour le blé mûr de sa parole
À Armel Guerne, pour le blé mûr de sa parole
Modernes! c’est à vous que je
m’adresse. Et donc à moi-même tout autant : éclopé, diminué, rapetissé –
comme vous. La médiocrité est devenue notre veau d’or. Que faites-vous, oui,
que faisons-nous de ce beau mot de « vocation » ? Ce mot
admirable qui nous vient du latin « vocatus » et qui parle d’un appel
divin. Comprenons-nous encore assez tout ce qu’il implique de responsabilité ?
Quand l’art est un appel vital, il
nous faut y répondre. Et qu’importe si notre expression se fait sur plusieurs
plans. Nous ne choisissons pas ce que notre bouche dira ; c’est nous qui
sommes choisis. Qu’importe que nous multipliions nos élans. Comme s’il s’agissait
de choisir dès lors même que notre âme est en danger perpétuel ! Cette âme
qu’on veut nous arracher, qu’on veut nous enfouir dedans la terre noire comme
un feu blanc qui aveugle et qui fait honte à la saleté. Nous avons bien de quoi
être honteux, oui, nous qui laissons mourir ce monde, nous qui ne cherchons pas
à sauver l’âme du gouffre béant que notre modernité lui creuse.
La poésie est un baiser qui redonne
vie, qui étire les limites étriquées de l’être personnel, qui ouvre à
l'immensité, à l'infini.
Car c'est à vivre intensément et
au-delà de lui-même, que travaille l’artiste.
Anselm Kiefer, Zweistromland (Terre des deux fleuves), 1995 |
Le poète ne créé pas son vers, il est
rongé par celui-ci, jusqu’à ce qu’il ne reste de lui plus qu’un trognon. Il ne
peut rien prévoir : c'est l'instant et l'intuition qui le guident. Il est bien
plus fait et traversé par la parole qu’il ne la fabrique. C'est le risque à
prendre. Le contrôle est un leurre dès lors que l'on veut s'aventurer dans les
sentiers escarpés de l'imaginaire. “Foutre sa peau sur la table” – et le reste est
sans importance. Le poète n’a que faire de sa propre durée en tant qu'individu ;
durée qui lui est parfaitement égale. Seule compte à ses yeux l'intensité,
l'état d'incandescence auquel il lui sera donné de parvenir. Et le testament de
feu qu’il laissera après lui, ne deviendra pas cendre pour qui saura l’accueillir
et l’attiser en soi.
Anselm Kiefer, The Red Sea, 1984-1985 |
L'artiste est un témoin de ce qui
bouillonne autour de lui et en lui. Il tâte le pouls du monde afin d'essayer de
prévenir les catastrophes – et de sauver ses frères humains du désastre par la
même occasion. L'art n'est pas un divertissement pour celui qui s'y implique
corps et âme : c'est une façon de résister aux croix d'ombre qui pèsent sur nos
épaules ; c’est apprendre à nous en délester. L'artiste n'est pas là pour
se satisfaire de lui-même : il doit se donner tout entier, quitte à se consumer
comme feu de paille. L'artiste est homme avant tout : il ne demeure pas dans
une tour d'ivoire bien cadenassée. Et, en tant qu'homme et artiste, par les moyens
d'expression dont il dispose, il se doit de chercher son salut, de faire don de
lui-même et de son témoignage. Son message n'est pas de l'ornementation ni même
un vague décor pour opérettes désinvoltes. C'est un feu qui doit alarmer, qui
doit sauver – pour que l'eau croupie ne puisse jamais l'éteindre.
Anselm Kiefer, Die berühmten Orden der Nacht (Ordres de la Nuit), 1997 |
La peur est primordiale. L’artiste la
côtoie tout autant, et à d’autres degrés que le commun des mortels. Car il sait
ce qu’est la peur de se perdre, la peur d’être dévoré tout entier par son feu
intérieur ; la peur d'aller jusqu'au bout de son témoignage. Mais tant que
la peur ne paralyse pas, elle est un moteur d'une puissance sans égale. Sachons
dès lors accueillir notre peur pour lui donner des ailes. La peur – lorsqu’elle
nous pousse à vivre au-delà de nous-mêmes –, est une pulsion de vie, une force
créatrice. L’artiste n’est pas là pour plaisanter : les faussaires sont trop
nombreux pour qu’il puisse se permettre d'en faire partie. Il en est trop de ces
cuistres et de ces pâles comédiens dont l’écriture est une veine morte,
inhabitée. Leur chant est un néant minuscule, à l’aune de leur misérable parole,
plus froide qu'un cadavre. Il ne naîtra jamais rien d'eux. Au lieu d'avertir du
danger que courent les hommes en ce monde délétère et inhumain, ces histrions
infatués se repaissent de leur petit ego mesquin et putassier. Ce sont des tièdes
– et la bouche de feu les vomira tous. L’artiste qui ne triche pas, qui se
sacrifie, est tout entier traversé, passé au fer, déchiré par la voix d'orage
et de foudre qui gronde en lui. Il offre toute nue sa poitrine à l'épée de
lumière qui saura ouvrir les quatre points cardinaux de son âme. Et s’il doit
brûler pour ses frères humains, alors il n'aura pas brûlé en vain.
Anselm Kiefer, Jerusalem, 1986 |
25/03/2014
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