Odilon Redon, Tête laurée derrière une grille, 1882 |
Le cyprès agite ses
doigts noirs ;
Des nuages froids
glissent par-dessus.
Ainsi les
sourds-muets, en pure perte,
Font-ils signe aux
aveugles.
J’aime ces appels
obscurs.
L’anonymat de ce nuage
informe à présent !
Aussi blanc que le
blanc de l’œil !
L’œil du pianiste
aveugle
Qui partageait ma
table pendant cette traversée.
Il cherchait sa
nourriture
Du bout des doigts
qu’il avait en museaux de fouines.
Je ne pouvais pas ne
pas le regarder.
Il entendait parfait
Beethoven :
Cyprès noir, nuage blanc,
Toutes ces
complications d’horreur.
Les doigts piégés dans
un tumulte de clefs.
Ainsi les aveugles
ont-ils le sourire
Vide et idiot comme
une assiette.
Je suis jalouse de
tant de bruit,
De la haie de cyprès
de la Grosse Fugue.
La surdité, c’est autre
chose.
Quelle sombre
cheminée, mon père !
J’ai ta voix plein les
yeux,
Noire, entourée
d’arbres, comme dans mon enfance,
Les cyprès en rangs de
tes ordres,
Gothiques, barbares,
allemands.
Les morts en pleurent
encore.
Je ne suis coupable de
rien.
Le cyprès, mon Sauveur
d’alors,
N’est-il pas aussi
torturé ?
Et toi, pendant la
Grande Guerre
Tu découpais des
saucisses
Chez ce traiteur
californien !
Leur couleur hante mon
sommeil,
Rouge, marbrée comme
des cous tranchés.
Il y avait un tel
silence !
Le grand silence d’un
autre ordre.
J’avais sept ans, je
ne savais rien.
Le monde avait lieu.
Toi tu n’avais qu’une
jambe, et la pensée prussienne.
Aujourd’hui des nuages
semblables
Déploient leurs
linceuls vacants.
Tu n’as rien à dire ?
Moi je boite de la
mémoire.
Je me souviens d’un œil
bleu,
D’une mallette de
mandarines.
Alors il y avait
quelqu’un !
Et la mort a ouvert,
noire comme un arbre noir.
Je survis à tout ce
temps-là,
J’organise mes
matinées.
Voilà mes doigts, et
voici mon bébé.
C’est une robe de
mariée si blême, ces nuages.
Odilon Redon, Les yeux fermés, 1899 |
(in Ariel, p. 87-89)
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