mercredi 5 mars 2014

Petite fugue (Sylvia Plath)

Odilon Redon, Tête laurée derrière une grille, 1882



Le cyprès agite ses doigts noirs ;
Des nuages froids glissent par-dessus.
Ainsi les sourds-muets, en pure perte,
Font-ils signe aux aveugles.

J’aime ces appels obscurs.
L’anonymat de ce nuage informe à présent !
Aussi blanc que le blanc de l’œil !
L’œil du pianiste aveugle

Qui partageait ma table pendant cette traversée.
Il cherchait sa nourriture
Du bout des doigts qu’il avait en museaux de fouines.
Je ne pouvais pas ne pas le regarder.

Il entendait parfait Beethoven :
Cyprès noir, nuage blanc,
Toutes ces complications d’horreur.
Les doigts piégés dans un tumulte de clefs.

Ainsi les aveugles ont-ils le sourire
Vide et idiot comme une assiette.
Je suis jalouse de tant de bruit,
De la haie de cyprès de la Grosse Fugue.

La surdité, c’est autre chose.
Quelle sombre cheminée, mon père !
J’ai ta voix plein les yeux,
Noire, entourée d’arbres, comme dans mon enfance,

Les cyprès en rangs de tes ordres,
Gothiques, barbares, allemands.
Les morts en pleurent encore.
Je ne suis coupable de rien.

Le cyprès, mon Sauveur d’alors,
N’est-il pas aussi torturé ?
Et toi, pendant la Grande Guerre
Tu découpais des saucisses

Chez ce traiteur californien !
Leur couleur hante mon sommeil,
Rouge, marbrée comme des cous tranchés.
Il y avait un tel silence !

Le grand silence d’un autre ordre.
J’avais sept ans, je ne savais rien.
Le monde avait lieu.
Toi tu n’avais qu’une jambe, et la pensée prussienne.

Aujourd’hui des nuages semblables
Déploient leurs linceuls vacants.
Tu n’as rien à dire ?
Moi je boite de la mémoire.

Je me souviens d’un œil bleu,
D’une mallette de mandarines.
Alors il y avait quelqu’un !
Et la mort a ouvert, noire comme un arbre noir.

Je survis à tout ce temps-là,
J’organise mes matinées.
Voilà mes doigts, et voici mon bébé.
C’est une robe de mariée si blême, ces nuages.



Odilon Redon, Les yeux fermés, 1899

 © Sylvia Plath

(in Ariel, p. 87-89)

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